Des fondations inéluctables mais explosives

Gérard Bonnet est un clinicien. Et chacun de ses livres le prouve. Un clinicien, c’est quoi ? C’est d’abord quelqu’un qui s’étonne. Il rencontre quelqu’un, patient, passant ou personnage de fiction, l’écoute patiemment, et se dit « Tiens, c’est curieux…. Ce n’est pas comme dans les livres. En tout cas, pas immédiatement. Voyons, comment comprendre ça ? » Alors il y retourne, il secoue la théorie dans tous les sens, s’aide de quelques autres textes, tableaux, récits etc. et, finalement, il vous redessine un tableau de la théorie qui prend en compte ce que cette rencontre a fait bouger.

Voyez Igor, par exemple, cet apprenti mécano, mal parti dans la vie. Enfin, mal parti, c’est nous qui le disons. Lui il se trouve plutôt bien engagé dans le monde, car il seconde un père qu’il admire et dont les trafics lui valent argent, pouvoir, et même une jolie chevalière en or… Évidement tout ça n’est pas très moral vu qu’Igor n’est pas regardant sur la façon dont s’acquièrent ces biens et ces richesses, c'est-à-dire en exploitant des travailleurs immigrés clandestins. Et cependant, quelques plans et quelques événements ultérieurs plus tard on verra se transformer si radicalement ce jeune homme qu’il en viendra non seulement à porter un regard critique sur les activités malhonnêtes et même criminelles de son père, mais qu’il ira jusqu’à se mettre lui-même en danger pour protéger une femme et son enfant, victimes de ses exactions. Comment comprendre ce revirement inattendu ? Cette histoire, racontée par les frère Dardenne dans le beau film La Promesse, voilà qu’elle retient l’attention de Gérard Bonnet. Il y trouve matière à questionner la naissance d’idéaux fondamentaux chez cet adolescent dont on pourrait croire que rien ne le prédisposait à les rencontrer, encore moins à les défendre. De questions en observations, le psychanalyste va remonter à la source de l’histoire pour en retrouver la logique souterraine et rendre intelligible ce qui pourrait autrement ressembler à une conversion aussi mystérieuse qu’improbable.

Un clinicien fermement appuyé à la psychanalyse, c’est ça : un qui se dit «  si ça existe c’est que ça s’explique et si ça s’explique c’est que l’inconscient y est pour quelque chose. Et si l’inconscient y est pour quelque chose, il y a forcément une logique à repérer et ce ne sera pas celle de la psychologie du comportement, de la cognition ou de la génétique. » Non, «  tel père, tel fils » n’est pas un prédicat inéluctable. Il y a de l’écart, du retournement, de la transformation psychiques possibles. Et cela ne tient pas du miracle, on peut en expliquer le processus. Oui, il est comme ça Gérard Bonnet. Il ne renonce à rien. À partir de l’énigme d’une histoire filmée, il vous reprend son Freud dans le détail et vous construit tranquillement tout un livre sur la question des idéaux, à commencer par ceux qui se refabriquent à l’adolescence et qui font ressurgir des fantasmes de la toute petite enfance, issus du lien si singulier et si puissant du nourrisson à sa mère.

Mais n’allez pas croire, on n’en restera pas à l’analyse du trajet psychique d’un seul héros de cinéma, car pour le psychanalyste, tout est bon pour creuser une question et pour l’examiner au temps présent, au temps passé et au temps futur. C'est ainsi que pour traiter de la question des idéaux il s’inspire de tableaux célèbres (un Narcisse et un Madeleine et Marthe du Caravage par exemple), il relit un souvenir de Freud, adolescent amoureux d’une fille aussi séduisante… que sa mère, requestionne la théorie freudienne dans ses écrits princeps comme dans les écrits de quelques grands continuateurs, dont Jean Laplanche, tisse des liens entre ce livre-là et ceux qu’il a déjà rédigés (sur la perversion, le regard, la conversion…) et ne rate jamais une occasion de revenir à la clinique. Il chemine, avance ses idées, les développe, toujours soucieux d’être suivi par son lecteur. Car je ne l’ai pas encore dit : Gérard Bonnet est un clinicien mais c’est aussi un formidable pédagogue. Alors il vous raconte, il vous explique, il vous démontre, il vous enseigne.1 Et de cet enseignement, trop souvent et trop injustement décrié, il retrouve le vif et l’allant, on pourrait dire aussi la générosité qui consiste partager avec l’autre ce que l’on vient de comprendre pour soi. D’un écrit de Gérard Bonnet, le lecteur retire toujours quelque chose : une formule, une remarque, une idée, une illustration, une piste de réflexion. Souvent, ça a l’air tout simple et pourtant ça s’inscrit dans un coin de votre tête et ça vous revient un jour, comme allant de soi : «  Mais c’est bien sûr, c’est tout à fait ça ! » On reconnaîtra là un effet des écrits ancrés dans le travail clinique, sans doute parce que chez le clinicien, les réponses jamais n’annulent les questions.

Les idéaux fondamentaux fait ainsi alterner des moments d’exposition de concepts et de notions théoriques avec d’autres où l’accent est mis sur la façon dont se présente la question des idéaux dans la clinique psychanalytique ou dans l’espace collectif. Divisé en quatre parties (« La matrice de l’idéalisation », « Les idéaux fondamentaux dans la clinique et la vie collective », « Les idéaux fondamentaux en leur réel inconscient » et « La psychanalyse au risque des idéaux fondamentaux. L’intégration ou la désintégration ») le livre s’emploie à montrer comment s’élaborent entre enfance et adolescence ces idéaux que G. Bonnet nomme « fondamentaux », parmi lesquels il range le respect de la vie humaine, celui de la dignité et celui de la vérité. À l’encontre du discours philosophique ou religieux pour lequel les idéaux seraient immanents et transmis quasi comme des évidences à tout homme2, il montre comment les idéaux, quels qu’ils soient, naissent dans la psyché à partir d'un processus certes précoce mais néanmoins contingent, l’idéalisation. Dès lors que ce processus opère, il ne s’agit pas pour l’auteur de faire l’apologie de certains idéaux ou d’en promouvoir certains plus que d’autres, mais plutôt de « les passer au crible de la réflexion et de se demander d'où ils viennent, ce qu'ils signifient, à quoi ils correspondent ». (p.18) D'une certaine façon on pourrait dire que son intention est de montrer comment la cure psychanalytique peut rendre maniables les idéaux. Car, « en donnant la priorité au processus et à l’idéal proprement dit par rapport à l’objet, on dégage déjà l’idéalisation en amont des excès auxquels elle conduit ; en situant ce processus dans une forme de sexualité spécifique, on la dégage en aval des débordements dont elle est facilement l’occasion. »(p.36) Ceci posé, l’auteur interroge ensuite la façon dont un sujet donné se débrouille de ses idéaux fondamentaux , sachant qu’ils auront à s’articuler à trois autres catégories qu’il définit comme idéaux collectifs, partiels et narcissiques.

Entre les pulsions dont ils seraient les contrepoids ou les alliés, et la sublimation dont ils partageraient le pouvoir de transformation de l'objet, les idéaux participent de cette forme de sexualité que G. Bonnet nomme idéale et dont les souffrances et les jouissances seraient aussi grandes que celles de la sexualité génitales ou partielle. Tout objet est susceptible d'être idéalisé et d'acquérir le pouvoir d'un idéal, pouvoir qui serait à la fois intensément sexuel et spécifique.(p.26). G. Bonnet fait cependant un pas de plus en suggérant que non seulement l’idéal est un objet de plaisir mais que la jouissance qu’on en tire est aussi grande à le bafouer qu’à s’en approcher. L'auteur attire ainsi l'attention sur la « dualité constitutive » de l’idéalisation dont la réalité psychique reste mouvante et évanescente : ce qui a été idéalisé peut toujours être dé-idéalisé, d’autant qu’il n’y jamais de commune mesure entre l’objet idéalisé et l’aspiration idéalisante. Ces écarts et l’impossibilité de trouver dans la réalité un objet parfaitement satisfaisant pour l’idéal créent un déséquilibre permanent qui explique le sous-titre retenu pur le livre : « des fondations inéluctables mais explosives ».

On ne prétendra pas résumer ici tout l’ouvrage de G. Bonnet, mais on notera que dans son parcours sur la nature, l’organisation et l’action des idéaux, il insiste encore sur la dimension affective des processus d’idéalisation, sur leur ancrage dans le moi et sur la nécessaire présence d’un tiers qui ait été l’initiateur de plaisirs sexuels précoces pour lesquels l’idéal se fera promesse de retrouvailles. La puissance des premiers émois incestueux est ainsi convoquée comme décisive dans ce qu’il adviendra ensuite de la formation et de la poursuite des idéaux.

Il y a quelque chose du lonesome cowboy chez Gérard Bonnet qui ne se présente pas en polémiste mondain mais en homme de parole et de conviction qui aime donner à penser. À charge pour le lecteur, de s’inspirer de ses écrits qui ne font jamais l’impasse sur la complexité d’une question et d’y trouver matière à nourrir sa propre réflexion et à poursuivre son travail.

José Morel Cinq-Mars

  • 1.

    Et même qu’il a inventé un lieu pour ça, un lieu qui depuis un quart de siècle présente une psychanalyse vivante et toujours en recherche : l’EPCI. Y viennent enseigner et s’instruire ceux qui croient que, si la psychanalyse se connaît par l’expérience du divan, elle peut néanmoins s’approcher par la raison et par la réflexion.

  • 2.

    Voir par exemple ce qu’écrivait Freud à James Putman en 1915 « Je me considère toujours comme un homme hautement moral, qui peut souscrire à l’excellente maxime de Th . Vischer : « ce qui est moral est toujours évident en soi. ».