Comment un concept flou peut-il occuper une place cruciale, dans la théorie et la pratique psychanalytique ? Tel est le qualificatif appliqué à la sublimation dans l'introduction de nombreux articles portant sur ce thème. Au bout du compte on aurait affaire à une sorte de" diable dans le bénitier" qui se démène tant et si bien qu'on a du mal à en cerner les contours. En en devenant usuel, sous la plume de non spécialistes, il s’est partiellement vidé de son sens. Aussi, qui veut écrire sur la sublimation est d'emblée confronté à la difficulté de théoriser sur l'insaisissable, l'indicible tout en disposant d’une bibliographie pléthorique. C'est pourtant la tâche que s'est assignée Sophie de Mijolla-Mellor dans son dernier ouvrage, Le choix de la sublimation.1

« La sublimation est donnée comme un destin de la pulsion » 2] écrit-elle dès les premières lignes de l'introduction « L'objet de ce livre est de montrer qu'il s'agit aussi d'un choix du sujet. L’intérêt de cette distinction va au-delà de la définition métapsychologique du concept et vise à en faire un opérateur fondamental du projet humain. Il ne s'agit pas d'opposer le « destin » inconscient » et subi au « choix » conscient et volontaire, mais de prendre la mesure de toutes les occurrences de ces subtils glissements qui vont conduire le sujet dans une direction où une autre ». 3

Ces lignes dessinent très clairement son propos : sortir le concept d’un flou « artistique » mimétique par rapport à son objet et lui assigner une place centrale et une fonction structurante dans la théorie et la pratique analytique. Le lecteur devra avoir toujours présent à l'esprit la terminologie, la construction globale de l'appareil théorique, les différents développements de la pensée freudienne. S. de Mijolla est une disciple éclairée de Freud, elle ne prétend pas subvertir la pensée du maître mais revisiter ses écrits en quête de pistes peu ou mal explorées.

Cet ouvrage, fort érudit, n'apparaît pas comme une somme savante ennuyeuse, mais comme une enquête aux limites. C'est un guide, une invitation à suivre pas à pas le cheminement de son auteur. Quand elle écrit dans son avant propos « Choisir, c'est d'abord accepter de reconnaître son désir et s'y engager comme on avance sur une route sans savoir ce qu'il y aura au-delà », elle met aussi à l’épreuve notre désir de savoir et notre volonté de nous en donner les moyens. Ceci nous amène directement au second terme du titre : la problématique du choix. Sophie de Mijolla va au delà de la question rhétorique qui consiste à renvoyer du côté de l'éthique la question de l'esthétique. La référence très directe à l’existentialisme marque la fin de la guerre entre philosophes de l’existence et psychanalystes en même temps que la reconnaissance de la dimension sociale, intersubjective du sujet. Dans nos sociétés postmodernes la pulsion de mort court souvent à vif. Pour que la pensée puisse vivre, il faut l’ancrer dans une transmission, construire des ponts et dépasser les vieux clivages. Il a donc une sorte d’urgence à « sortir la notion de sublimation d'une double impasse où elle se trouve trop souvent reléguée, soit comme concept abstrait et obscur de la métapsychologie, soit comme synonyme un peu rapide de la capacité de créer voire de l'œuvre elle-même quand ce n'est pas du génie qui en est l'origine » 4

Pour cela Sophie de Mijolla va élaborer un ouvrage solidement charpenté : six parties, elles mêmes divisées en trois sous parties. Le lecteur parfois malmené par une pensée vive, une théorisation ardue dispose ainsi de solides repères.

Dans un premier temps l’auteur se propose de cerner « les enjeux du choix » ; Pour ce faire, elle s'appuie sur le plus banal et le plus complexe de nos vécus : l'amour. Le choix de l’objet, on le savait très bien avant Freud, ne va pas de soi et il n'est jamais totalement libre. L'amour et la liberté sont des figures du destin de l'être l’humain, inscrit qu'il le veuille ou non dans la temporalité et le devenir. L’homme est condamné à « être au monde » pour la vie comme pour la mort. Il est condamné aussi à choisir même si « l'ombre de la mort pèse sur toute espèce de choix qu'elle marque du sceau de l'irréversibilité » 5]. Exercice difficile que d'évoquer -invoquer Eros en sachant que Thanatos n'est pas loin. Donner la vie malgré Kronos ? Avant le choix il y a toujours une injonction paradoxale qui ne se dit pas 6, la vie, l’amour se jouent à qui perd gagne et seul l'inconscient ou la puissance infantile sont affranchis du temps et de la nécessité.

Dans un second mouvement, Sophie de Mijolla pose les bases métapsychologiques du concept de sublimation en conservant le triple point de vue économique dynamique topique. Freud n'a jamais pu ou voulu donner un statut métapsychologique à la sublimation.

De ces développements nous retiendrons particulièrement l'idée que « plus qu'une notion c'est d' un concept organisateur qu'il s'agit au même titre que celui de pulsion, autour duquel gravitent les questionnements sur les sentiments de tendresse et d'amitié, les liens sociaux, les réalisations artistiques […]et le plaisir qu'enfants et adultes prennent à affronter les énigmes et à tenter de les résoudre, le plaisir de pensée. ».7

Au plus près du texte freudien, revisité de la cave au grenier, Sophie de Mijolla cherche l'original de ce concept qui ne semble pouvoir être défini qu’en négatif. La sublimation n'est pas le refoulement mais…, la sublimation n'est pas une défense mais…. il y a toujours « un petit quelque chose » qui le rend singulier, irréductible aux autres, insaisissable. Il va aussi falloir comprendre pourquoi et comment la libido se désexualise, à quelle source puisse-t-elle son énergie ? Pourquoi ne suffit-elle pas à l'équilibre du sujet ? Freud a toujours affirmé que tous les individus ne possèdent pas les mêmes capacités sublimatoires, loin s'en faut, certains en étant totalement dépourvus, d’autres présentant des dispositions supérieures à la moyenne. A propos de Léonard de Vinci il écrit : « on peut prétendre que le développement spirituel de Léonard s'est effectué plutôt selon le mode de la pensée spinozienne ». Sophie de Mijolla reprend au vol cette assertion pour asseoir son arrière plan philosophique. Cette mise en perspective donne de la profondeur à son propos, contextualise la pensée freudienne tout en rétablissant un pont avec l'éthique.

Ainsi s'opère une transition souple avec la troisième partie qui porte sur le contenu des choix sublimatoires. Dans la sublimation, la libido désexualisée est orientée vers des buts « plus élevés », « socialement valorisés ». Il est donc difficile d'éviter tout jugement de valeur. L’avant propos de la troisième partie s'intitule : « Se redresser au-dessus de la fange ». 8 L'expression reflète le processus de développement du sujet humain du nourrisson à l'adulte, de l'homme préhistorique à 'l'homo informaticus'.

Comme Freud, Sophie de Mijolla pense que la sublimation est présente depuis l'origine. C'est un postulat. Il nous faut l’admettre comme tel dans la mesure où nous ignorons tout ou presque des facteurs qui vont permettre ou inhiber son expression. Le modèle du traumatisme survenu avant que l'enfant n’ait les moyens psychiques de l'élaborer ne peut que rendre compte « de l'aspect économique de la sublimation » 9.Il ne dit rien ni de la date, ni des circonstances où la déviation est possible. D’autre part on peut se demander « comment s'effectue le virage entre les options possibles, notamment entre choix pervers et choix sublimé ? ». Enfin, comment concevoir « la désublimation » ? Cette perspective est rarement envisagée car on relie souvent la sublimation au génie, à un don qu’il est difficile de perdre. Pourtant, on admet sans réserve la désidéalisation, Comme exemple de « désublimation » on peut penser au parcours d'Arthur Rimbaud.

Le développement le plus fécond de cette partie est constitué par les parallèles que l’auteur établit entre perversion et sublimation. Sophie de Mijolla rappelle que très tôt, dès 1910, Freud n'écartait pas « l'idée que la sexualité perverse polymorphe de l'enfant puisse fournir le matériel de la sublimation ».

Ce chapitre peut constituer un excellent point de départ pour alimenter une réflexion sur l'art urbain par exemple. Dans les tags il y a des composantes annales (salissage des murs, expression agressive etc.), des composantes perverses. En entretien, les tagueurs expliquent qu'une grande partie de la jouissance est tirée des conditions de réalisation de l'œuvre. Elle se fait la nuit, dans des endroits dangereux. Le défi est double : ne pas se faire prendre par la police, survivre au passage des trains ou des voitures. Parallèlement ces sujets expliquent qu'il existe des codes de réalisation, une écriture formelle symbolique que l'on peut rapprocher, toutes proportions gardées, de la grammaire des motifs ornementaux dans l'art japonais, un véritable travail sur la matière. Cette communauté a ses lois internes qui établissent une hiérarchie dans le degré d'élaboration du tag, un partage des zones "taggables". Un respect absolu du travail de l'autre est de rigueur.

C’est bien sur les limites qu’enquête l’auteur. Voici quelques autres questions « dérangeantes » :qu'est-ce qui différencie le peintre ou le photographe qui vont capturer à l'infini des images d'adolescente du voyeur ? La polémique, surgie ces jours-ci autour des écrits de M. Mitterrand, pourrait donner une assez bonne idée de ce qui se joue dans l'art où comme dans le rêve tout ou presque est permis.

L’autre pôle fécond est constitué par l'investigation autour du rôle joué par la sublimation dans la construction de la pensée et plus généralement dans les processus de symbolisation et de secondarisation. La toute-puissance infantile, la pensée magique se situent hors du temps. La pensée secondarisée peut garder cette possibilité de jouer avec le temps, mais pour se déployer elle requiert un espace vide, libre de conflits. Comme précédemment nous retrouvons la mise en perspective à travers les références philosophiques. L’intégration des catégories kantiennes, le doute cartésien sont autant de garants d'une activité de penser sublimée qui a bifurqué des pulsions partielles dont elle est issue. On voit combien la notion de déviation puis celle de dérivation soutiennent l'architecture complexe de ces chapitres.

La quatrième partie se propose de dégager les enjeux du choix sublimatoire. Elle montre « comment peut s'accomplir « l’alchimie complexe » 10 qui permet le passage du narcissisme primaire mortifère à « la capacité d'une identification amoureuse à l'autre qui transforme la satisfaction sexuelle en plaisir partagé » 11. Dans le choix de ses exemples Sophie de Mijolla élimine soigneusement tout ce qui pourrait amener à une confusion entre création et sublimation. Pas de nécessité, par exemple, comme le postule Anzieu « de produire l'œuvre au dehors » 12 Ce qui l'intéresse c’est moins le résultat que l'ensemble des processus intrapsychiques qui conduisent à ce résultat.

La notion de travail étudiée dans la cinquième partie en découle tout naturellement. Ce terme renvoie certes à la perspective économique déjà mentionnée mais aussi aux aléas de la vie psychique, lorsque le Moi est obligé de se reconfigurer sous la pression d'événements extérieurs deuils, modifications liées à la maturation corporelle et psychique, ou lorsque le sujet se soumet à une cure analytique. Dans l'idéal, la sublimation constitue la meilleure réponse à la perte. Elle présente le même degré d'achèvement que la métaphore dans l'expression symbolique. Il est donc naturel de la trouver à l'œuvre dans la cure tant du côté de l'analyste que de l'analysant. Le très joli texte de Théa-Hélène Fua, L'idéal du moi dans le contre-transfert 13 pourrait parfaitement illustrer ces considérations.

La dernière partie nous fournit les outils conceptuels qui vont nous permettre de poursuivre notre réflexion sur les bénéfices de la sublimation mais aussi sur ses limites. Quelles échappatoires ou plutôt « quelle sortie vers le haut » la sublimation peut-elle offrir au sujet confronté à la double impasse de la sexuation et de la mort ?

Sophie de Mijolla entame un débat avec Freud sur Le devenir de la pulsion de mort dans la sublimation. Elle s’écarte des perspectives freudiennes « plutôt sombres » qu’elle résume parfaitement : « sans l’avoir voulu, le Moi par son action prête assistance aux pulsions de mort dans le Ça en provoquant une désunion pulsionnelle et une libération des pulsions d’agression. Il court le risque de devenir l’objet de ces pulsions de mort qui se réunissent dans le Surmoi […] Il est le champ de bataille où s’affrontent Eros et la pulsion de mort »

La question du renoncement à « être tout » a déjà été amplement traitée. Toutefois, si les bénéfices de la sublimation semblent évidents, il nous semble important de prolonger notre réflexion sur le caractère « pervers » d’un processus dont on ignore si il est « enrayable ». Si nous regardons la biographie de très nombreux créateurs, même si nous évitons de nous en tenir aux « artistes maudits », force nous est de constater que la mort rode dans leur œuvre comme dans leur vie. Le détour que fait Sophie de Mijolla par la question de la jouissance n’épuise pas le sujet, loin s’en faut. Ensuite, le lecteur aura le choix de « s’engager » : Si la sublimation poussée dans ses dernière limites conduit à mourir pour la patrie, à aimer Dieu jusqu’à l’extase, où situe-t-on les « fous de Dieu » ?

NOTES.

1S. de Mijolla-Mellor, Le choix de la sublimation, Paris, PUF, 2009.

2 Ibid. p.3.

3 Ibid.p.3.

4 Ibid. p ; 7.

5 Ibid., p.19.

6 Ibid., pp.27-49.

7Ibid. pp. 69-70.

8 Ibid. p.127.

9Ibid., p.129.

10Ibid., p.237.

11Ibid., pp.237.

12 D. Anzieu, Le corps de l'œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p.127.

13T.H. Fua, L'idéal du moi dans le contre transfert, Lyon, Césura, 1994 ;

14 Ibid., p.362.