Ogawa, Mallarmé, Lacan

Dans cet ouvrage passionnant fait de plusieurs articles écrits entre 2003 et 2008, Jean Allouch s’intéresse à l’articulation de la  littérature, de la psychanalyse et de la mort. Il explore le rapport entre mort et écriture chez une romancière japonaise Yoko Ogawa, et ce qu’il nomme les manières de disparaître chez Lacan et Mallarmé. De là il parle de l’amour et tout particulièrement d’une figure de l’amour dégagée de sa dimension d’éternité.

 

Une nouvelle de Yoko Ogawa, L'annulaire, conduit Jean Allouch à prolonger certaines réflexions exposées dans Erotique du deuil au temps de la mort sèche.

Dans L'annulaire il est question de spécimens, de bouts de soi liés à un deuil, que l’on souhaite faire « naturaliser », leur sens est alors « d’enfermer, séparer et achever. Personne n’apporte d’objets pour s’en souvenir encore et encore avec nostalgie. »

« Naturaliser » est un mot très fort dit Jean Allouch, « naturaliser un spécimen, c’est le rendre à la nature ; c’est lui ôter toute valeur signifiante. » Mais communément c’est aussi conserver, empailler, duper la mort en quelque sorte.

Dans ses différentes nouvelles Y. Ogawa réécrit toujours L'annulaire dit Allouch, et le  succès de ses livres éternise un deuil dont s’origine son écriture.

Dans son enseignement, Jacques Lacan parle de « dédoubler la mort », distinguer la mort comme événement, et la « seconde mort », celle où il ne reste rien du défunt, celle qui signe véritablement la fin.

Ainsi la réussite littéraire d’un auteur le promène dans une sorte d’éternité et le prive ainsi de sa seconde mort. Yoko Ogawa propose-t-elle son livre comme un spécimen à naturaliser demande Jean Allouch ? En centrant sa nouvelle autour de ce signifiant singulier elle « nous apprend (…) que ce que l’on appelle la réussite littéraire est une modalité de l’échec d’un deuil »

 

Il met en perspective ce contenu littéraire et la scène analytique : un patient apporte « son bout de soi de deuil » et revient à la séance d’après car « il n’est pas de ceux auxquels cette seule démarche suffit pour être libre de ne plus avoir à se souvenir. »

La question de Lacan c’est le savoir, nous dit Allouch, peut-on dire son bout de soi de deuil ? Il évoque Lacan et son effroi d’enfant devant sa sœur se déclarant « sachante » ou encore Marguerite Anzieu dont le savoir tout autre cette fois tient à se faire connaître ; en nommant Marguerite, Aimée, Lacan noue l’amour à la question du savoir. L’articulation de ces deux questions fut essentielle chez Lacan, « que serait une manière d’amour qui donnerait lieu, chez l’autre, au (faire) savoir ? »

De là Lacan s’égalera au « n'importe qui », c’est là le deuil de soi qui centre le désir de l’analyste. A cette place où il souhaitait qu’achève de se « consumer » sa vie, comme bûche humide et néanmoins brûlante qui répond à l’amour de transfert.

Ainsi la manière de disparaître chez Lacan est à « double détente », d'une part le deuil de soi qui seul peut accueillir le transfert, d'autre part ce deuil mis au service d'une réalisation de soi comme objet (métaphorisé par la bûche) et d'une advenue de l'objet comme rien, comme objet chu. De cet entre-deux-morts est attendue la production d'un savoir.

Quant à l’effet créateur du « n’importe qui », on trouve encore Mallarmé cité par Léo Bersani, je suis « une aptitude qu’a l’univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi ». Les réitérations de l’œuvre de Mallarmé dissolvent le sens et offrent la possibilité d’en créer, ainsi ses réécritures « empile(nt) les versions et donc les effacements ».

 

En écrivant, en publiant, comment ne pas tomber dans la « malédiction de l’éternité ? »

Cette malédiction est aussi celle d'un certain amour de ses élèves pour Jacques Lacan qui selon lui le fait éternel. Dans sa lettre de dissolution de l'EFP en 1980 Lacan cite le poème de Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe. À travers ce poème, on lit le refus de Lacan d'être transporté dans l'éternité, « de cet amour des ensorcelés par lui, Lacan, ultimement, ne voulut pas » en fondant l'ECF il en appelle à « un autre amour ». Allouch suppose que ce serait l'échec de l'amour et non celui du rapport sexuel qui préoccupe alors Lacan.

 

Le psychanalyste lui est le meilleur aimé car il loge la mort dans l’amour c’est-à-dire qu’il est mort du côté de ces sentiments, et aimé, il s’exclut comme corps.

Entre le temps des entretiens préliminaires et le temps du bouclage de l’analyse, où il donne corps à ce que le sujet supposé savoir devient sous la forme de l’objet a, l’analyste, comme le nomme Allouch, est le mortaimé.

« Boucler une analyse c’est jeter le psychanalyste qui est tombé », désêtre du côté de l’analyste, destitution subjective pour l’analysant, en finir avec le « transmour ».

Après le deuil de soi qui accueille le transfert, la fin de partie analytique laisse le corps sans âme de l’analyste, est-ce là sa seconde mort en tant qu’objet chu ?

Jean Allouch nous fait voyager autour de la question du deuil et de l’amour, l’amour délivré de sa dimension d’éternité, l’amour comme transfert analytique et sa résolution du côté de l’objet a.

Et peut-on dire alors que Lacan, éternellement cité, trouve dans l’expérience du désêtre et selon, là encore, sa propre expression le gage d’une « sépulture décente » ?