Les héritiers de Freud dans la fureur, dans l’impuissance

 

Michael Larivière

 

La plupart vivent plutôt retirés, gagnent peu, travaillent honnêtement, ne portent pas d’oeil révérant sur un quelconque Maître, non plus qu’aucune attention aux lubies d’hommes tout occupés d’eux-mêmes et de leur pouvoir. Ils ne sont ni flagorneurs, ni lourdauds, ni prétentieux, ne se font gloire de rien, simplement font avec soin ce qu’ils ont

 

  • faire. Ils ne font pas mine d’avoir tout vu, n’attendent pas que le monde s’arrête sur l’instant où ils ouvrent la bouche ou prennent la plume. Ils n’ont vocation ni à former des élèves, ni à occuper quelque poste de prestige, non plus qu’à ajouter quelque titre à leur nom. Et il ne leur est pas toujours aisé de savoir comment, au juste, ils se donnent l’idée de ce qu’ils s’efforcent d’être, ce qui est tout à leur honneur.

 

Certains, en revanche, jouent ce jeu depuis tant d’années, et toujours avec bonheur, me semble-t-il, se rappelant peut-être le douloureux espoir qui les avait saisis, jeunots parmi les maîtres plus âgés qui les surveillaient, à qui ils voulaient plaire. Oui, Madame, oui, Monsieur, ce qu’ils avaient voulu jadis, c’était que les augures les fissent naître; c’était s’équivaloir à des comtes, à des ducs, même à des princes; c’était convaincre qu’ils aimaient leur art comme leur propre vie; c’était être nommés au palmarès des académies, écoles, instituts, sociétés, collèges ou facultés. C’était la reconnaissance au moins, le pignon sur rue, la notoriété si possible, quand ça n’était pas, si, si, la gloire. Ils se rêvaient déliés, heureux, visibles; les uns se voulaient insolents mais élégants comme le self-made man de la rue de Lille1, les autres austères et respectables comme les vidames de la rue Daviel2.

Mais voilà qu’après avoir passé des temps insouciants, certains de voir passer dans l’éternité leurs gloses, chacun certain que viendrait son heure, la boue se mit à jaillir, leur

 

 

  1. Jacques Lacan y a exercé au numéro 5.

 

  1. Le siège de la Société Psychanalytique de Paris est au numéro 21.

 

ciel devint sale, l’air irrespirable. On les avait admirés, on avait vu en eux des créatures d’envol, attendu que de leurs discours naisse le monde et voilà qu’on les insultait, qu’on les vouait aux Gémonies. Assez, disait-on, vos mots vains nous lassent, vos artifices nous assomment, vos urbanités ne nous séduisent plus. Et c’est ainsi que l’on cessa de battre des mains autour d’eux, que les dames cessèrent de retrousser devant eux leurs jupes, que les chalands commencèrent à fuir vers d’autres prophètes de bonheur, que partout on se mit à espérer leur Chute. On se passa le mot: le monde n’est point fait tel qu’ils le disent, moins encore qu’ils le veulent. Ils se mirent donc à se défendre, avec beaucoup de maladresse et autant de panique, se laissant même aller jusqu’au ridicule d’appeler résistance tout ce qu’on leur opposait. Comment n’ont-ils pas vu que c’était manquer autant d’intelligence que d’humour que de protester de leur sérieux, de leur légitimité, pire, de leur savoir devant ceux qui disaient de leur soi-disant art qu’il serait trompeur, captieux, mensonger, frauduleux, réducteur, dépassé? Au demeurant, reconnaissons-le, qu’on trouve qu’ils n’ont pas l’air vrai est souvent justifié: parler comme trop souvent ils parlent, c’est comme porter la grande perruque, l’habit énorme et la culotte à rubans, basques et manchettes interminables d’un autre temps que décrit si magistralement Pierre Michon3

 

L’un des nôtres pourtant, Adam Phillips, un britannique, s’efforce de nous le faire entendre depuis longtemps4 . Si notre art n’est pas un projet schopenhauérien, il peut être un projet emersonien, car vivre avec un inconscient veut dire que l’on ne sait jamais ce qui, au juste, est possible. Et s’il est quelque chose à quoi un psychanalyste ne devrait jamais prétendre, c’est de savoir exactement ce qu’il fait. Ce qu’il fait, ce qu’il offre, ne s’adresse qu’à ceux qui trouvent la chose éclairante, émouvante, amusante, excitante, utile ou réconfortante. Il ne vaut même pas la peine de se demander pourquoi tant de haine, pourquoi tant de gens consacrent tant de temps à essayer de jeter le discrédit sur notre art.

 

  1. Dans Maîtres et serviteurs, Verdier, 1990.

4-Je songe ici à One Way and Another, Penguin Books, 2003. Seize ans déjà…

Point de vue