Voyage au bout de la féminité

Ce livre sympathique trace le parcours cinématographique de trois héroïnes de films, suscitant une occasion de s'enfermer dans une salle obscure pour fuir la chaleur oppressante d'un début d'après-midi d'été, ou une rentrée un peu bousculée et bousculante. Ce livre a donc pour sujets des personnages imaginaires, des figures féminines tout droit surgies de l'inconscient et de l'écriture de leurs scénaristes et réalisateurs, des femmes fictives mises à la question clinique par l'auteur, avec précision et justesse. C'est bien là toute la qualité du livre et pourtant le principal regret que j'ai eu en le lisant: une étude fouillée de chaque film, de ses personnages, Lux, dans Virgin suicides, de Sofia Coppola, Christa, dans La vie des autres, de F. Henckel, et Diane, dans Mulholland Drive de David Lynch, mais qui reste collée à l'écran, et ne va pas chercher d'écho dans la clinique analytique, et reste par là même un peu figée, suspendue à l'interprétation de l'auteur, sans résonance inconsciente. La progression est juste et agréable à lire, ne se noie pas dans ce que JB. Pontalis a toujours refusé, et appelé le langage spécialisé, ce qui rend le texte accessible, mais donne le sentiment par instants d'être bien plus une analyse appliquée qu'une analyse impliquée, lui permettant de vérifier que les concepts freudiens et lacaniens fonctionnent bien et sont superposables, la réalité des concepts prenant le pas ou dépassant pourtant parfois la fiction du film. Il fait souligner qu'analyser des films, comme des romans, est toujours périlleux et qu'il est bien difficile de rester en équilibre sur le fil. Comment continuer à se laisser surprendre par le texte ou les images au delà de l'analyse première et immédiate?

Au travers du parcours de ces trois héroïnes, elle tente de dessiner une figure de la féminité contemporaine, de ses travers et de ses contradictions. Mais ces personnages sont-ils représentatifs d'une clinique pourtant si plurielle, ou simplement du fantasme de leurs auteurs? Mme Leguil ébauche une tentative de réponse quand elle fait un parallèle entre Sofia, la fille, dont c'est le premier film, et Francis Ford, le père. Dans Virgin suicides, "c'est l'impasse d'une fille qui meurt de ne pas avoir été sauvée de la folie maternelle par un père qui choisit de n'imposer aucune loi et laisse ses filles en pâture à sa femme." Alors que la trilogie du Parrain se termine par la scène tragique où Michael Corleone (Al Pacino) voit sa fille - jouée par Sofia Coppola elle-même - tuée sous ses yeux sans qu'il puisse la sauver, l'auteur amorçe l'idée d'un pont qu'elle ferait quant au message des deux films des Coppola, celle qu'aucun père ne peut sauver ses filles, la loi maternelle ou celle de la mafia ne le permettant pas...

La machine infernale est en route, la fin inévitable, implacable dans Virgin suicide.

Lux Lisbon, jeune fille rangée d'une famille rangée du Michigan, élevée avec ses trois soeurs, the girls, par une mère dévouée et un père stable, tellement dévouée et tellement stable qu'ils finissent par emprisonner leurs filles derrière les murs de leur maison, leur interdisant même l'accès au lycée. Quatre filles vouées à l'enfermement dans la folie de la toute puissance maternelle, et à la mort, suite à la désobéïssance de Lux, qui a osé braver l'interdit, en tentant de découvrir sa féminité naissante, en ayant sa première expérience amoureuse. Mais elle se fera rattraper...Par sa méconnaissance des jeunes hommes, par ses parents, par leur folie sur-protectrice. Là où les mots manquent, les actes frappent, indélébiles. Elles, les girls, ne sortiront donc plus, même pas pour tenter d'apprendre, surtout pas pour tenter de se détacher. Qui cherche à protéger qui et de quoi, c'est la mystère de cette famille. L'horreur de la solution qui reste à ses soeurs unies dans le drame, rejoignant ainsi le soeur cadette, elle-même morte d'un suicide des années auparavant, vient comme inscrire le précepte maternel effaçant la différence et l'identité de chacune: "les règles sont les mêmes pour les cadettes que pour les aînées." 

Tellement que les quatre s'acheminent irrémédiablement vers la mort, comme soumise à la voracité maternelle que le père cautionne par son renoncement à séparer. 

"Ici, vous êtes en sécurité" dit la mère, puis, lorsque l'irréparable sera arrivé, les mots terribles frappent: "elles n'ont jamais manqué d'amour...", inscrivant l'absence de manque comme l'impossibilité d'inscrire un quelconque désir, l''expérience de la perte et de la séparation comme vitale pour ne pas se perdre définitivement...

Au travers du dernier personnage, l'auteur nous évoque une autre forme d'amour, celui de l'amour narcissique, souvent passionnel, où le sentiment dévastateur surgit rarement sur ce que nous pourrions appeler un sujet achevé, qui garderait la tête sur les épaules et le contrôle de ses sentiments, mais tente au contraire d'y trouver un moyen de combler ses propres failles. Une histoire d'amour entre deux femmes se termine dans le sang et la mort, comme s'il y avait eu duperie sur les attentes, l'une s'étant sentie flouée par l'autre, trompée. sans doute parce qu'elle a cru à des illusions qu'elle n'a pas voulu lâcher. Diane Selwyn rêvait d'être actrice, mais s'est vu doublée par une autre femme qui a pris sa place dans le casting convoité, une certaine Camilla Rhodes. Survient dès lors cette chose étrange qui conduit Diane à ne plus pouvoir se détacher de celle qui lui a "volé" sa place, qui lui a "ravi" la scène, vivant un ravissement, telle une Lol V Stein à la dérive. Diane, en tombant en amour pour Camilla, se perd pour toujours dans l'autre qu'elle aurait aimé être, "elle a laissé tomber sa féminité au cours du voyage" écrit Mme Leguil. Et c'est bien lorsqu'elle sera éjectée de cette place amoureuse que Diane perdra cette identité d'emprunt et de paille, qu'elle perdra la raison et commettra l'irréparable, faisant disparaître celle qui lui mettra en scène son propre remplacement par une autre. "tu n'es rien, tu peux disparaître de la scène, du cinéma, comme de la vie, tu n'es qu'un objet qu'on remplace..." semble dire Camilla à Diane lors de la scène terrible qui fera basculer cette dernière dans la haine et le meurtre. Diane tue Camilla, mais n'éprouve dans son geste aucun soulagement, puisque c'est le propre dégoût d'elle-même qu'elle tente de tuer, et c'est là que commence le cauchemar de Diane...

Le chapitre central sur "La vie des autres" est enfin celui qui m'a paru le plus intéressant, moins pour le personnage de l'amoureuse Christa que pour celui de Wiesler, au nom de code HGW XX/7, agent fonctionnaire de la Stasi, qui retranscrit ce qu'il écoute de leur vie de l'immeuble d'en face. La vie des autres et la voix des autres impriment en Wiesler, sans qu'il ne le soupçonne immédiatement, un changement imperceptible, ouvrent une faille, et l'univers si bien ficelé de cet agent commence à se fissurer. "Quelque chose de l'univers totalitaire de cet homme se détotalise", au point de lui faire éprouver comme un manque, ou peut-être la naissance d'un désir... Wiesler n'est pas tant fasciné par Christa Maria Sieland que par la force d'amour et de créativité qui portent ces deux êtres, Christa et son homme, Georg Dreyman, deux artistes, dont la vie se déploie sous ses oreilles. Au delà de son amour pur pour Christa, il ressent comme une attirance pour la force de passion et de désir qui habite Dreyman, il est captivé, happé entièrement de tout son être par la vie du couple, au point de mêler son sort au leur, en tentant de les sauver des griffes du parti et de sa machine infernale. Wiesler perd ses convictions, ses certitudes, au fur et à mesure qu'il écoute, entend, et semble se mettre malgré lui au service de l'essence de beauté qu'il perçoit entre Christa et Dreyman "tentant dès lors de sauver l'amour entre eux, comme s'il s'était lui-même senti sauvé par leur amour" écrit Mme Leguil. Il va perdre tout, sa place, son statut, la reconnaissance de ceux qui étaient les siens, mais il va se sauver.

Cet homme va devenir autre, effectuer une véritable traversée du miroir, par ce qu'il va écouter puis entendre de la vie de Christa et Dreyman, cette femme et cet homme qui finissent par le fasciner et le détourner du parti, mais surtout en ouvrant une brèche en lui qui ne se refermera pas, celle du désir de se laisser porter par les mots et leur évanescence, par ce qu'il cache au delà de ce qu'on lui a appris à transcrire dans ses écoutes. C'est d'ailleurs la double "écoute" (le casque sur les oreilles mais la tête ailleurs qu'à l'écoute exigée par la parti) de "la sonate de l'homme bon" qui fera couler des larmes sur ses joues, et sucitera chez lui une émotion oubliée, ni féminine, ni masculine, mais autre. C'est sans doute cela l'essence même du voyage cinématographique que tente de nous faire partager l'auteur.

 

isabelle.durandb@gmail.com

Comments (1)

en mettant en série Virgin Suicide, La vie des autres et Mullholan drive l'auteur ouvre une perspective très convaincante sur la difficulté qu'a le sujet contemporain à se faire responsable de sa position. Avec une grande finesse on voit se déployer les cauchemars dans lesquels se déplacent les héroïnes des films 1 et 3, celle du héros du deuxième film devenant peu à peu l'axe et le pivot de ce commentaire très éclairant. Pour Mullholand Drive en particulier, je me suis promis de demander à l'auteur combien de fois elle avait visionné le film avant d'en construire si nettement la logique impitoyable. Revoir le film après avoir lu le livre est très très éclairant.