— Le trajet que nous proposons fera se dissiper le mirage de ce qu’on appelle « nouvelles cliniques », qui ne sont que des tentatives désespérées de sauver du naufrage la clinique psychiatrique. Elles s’inscrivent dans une clinique des normes et non de la loi pour reprendre une distinction de Michel Foucault1

Erik Porge nous livre ici un condensé d’un retour aux fondamentaux de la psychanalyse qui, dans une société en crise, s’impose selon lui aux psychanalystes. En reprenant l’argumentation de son précédent ouvrage consacré à la transmission de la clinique psychanalytique2 dans lequel il insistait sur l’importance du style du psychanalyste, Porge dénonce le fait que, de plus en plus, c’est la norme qui remplace la loi3. Faire de la norme un idéal, nous dit Porge en s’appuyant sur Foucault, c’est aller dans le sens des thérapies comportementales sans tenir compte du fait que la médicalisation de la société a ouvert la voie à un biopouvoir dans lequel la loi ne joue plus que le rôle d’une norme régulant les comportements.

Porge remarque à juste titre que ces « nouvelles » pathologies prêtent le flanc au discours totalitaire qui fait un « tous » des malades, les transformant en « usagers de la santé » qu’il faut évaluer pour mieux les contrôler et ainsi leur apprendre à gérer leur stress, leur symptôme, etc. La psychanalyse montre que cette évaluation ne peut concerner que le moi et que la psychothérapie, en se situant du côté du bon sens, même si elle peut exercer quelque bien, ramène à la suggestion et donc… au pire4.

Porge souligne que l’on ne peut évaluer la structure d’un sujet dans la mesure où c’est un signifiant qui le représente pour un autre signifiant5 et qu’il n’y a pas de déviance ou de déficit dans la structure car chacun est normal dans sa structure6. Ce que la psychanalyse montre depuis Freud, c’est que dans la structure, ce qui pose problème et fait symptôme, c’est la sexualité. Toute tentative d’écriture d’un rapport entre des sujets qui voudraient se compter et se répartir dans deux ensembles distincts étiquetés respectivement Homme ou Femme, est vouée à l’échec. De cet échec Porge conclut à l’inutilité de la « vignette clinique » qu’il qualifie de fantasme d’analysant. Pourtant, en restant dans un cadre purement logique, on pourrait objecter à Porge, que si la classe des éléments hommes peut être définie en extension (en nommant ou en désignant chaque individu qui en fait partie) ou en intension, (par une description), du côté femme, le nouage de l’extension et de l’intension devient problématique surtout si l’on décide de se passer de la présentation clinique.

Porge soutient en effet que la clinique, c’est le deuil du réalisme et de l’empirisme ; pour lui, les « vignettes cliniques » ratent ce deuil car elles ne tiennent pas compte du temps logique. C’est que Porge reste très attaché à la fonction de nomination, pour lui, la transmission doit nouer l’intension et l’extension, l’intension entendue du côté du signifiant (Carnap), l’extension du côté de la bedeutung c'est-à-dire du signifié. Le phallus, parce qu’il est couplé au Nom-du-Père, devient ainsi pour Porge un appel à parler, la clinique de la passe devient une clinique de la nomination7. On est cependant en droit d’objecter à cette clinique le fait que : si le phallus est devenu, au fil des séminaires de Lacan, un signifié contingent de la jouissance, de plus en plus de sujets ne se sentent plus obligés de s’inscrire dans la fonction phallique pour subsumer leur rapport au sexe et à la sexuation8. Ce fait qui prend le masque des « nouvelles pathologies » ne semble pas être au centre de l’interrogation de ce livre qui aborde les concepts de façon dogmatique et non pas problématique. Peut-être est-ce que pour Porge, l’analyste, contrairement au psychothérapeute, en étant une moitié du symptôme dans lequel il y a toujours quelque chose de l’ordre du savoir9, permet l’inscription de ce savoir par rapport à la fonction phallique. Ainsi, même si elle se situe du côté du pas tout, cette médiation permet de rejoindre l’universel de la structure.

Dans son livre Se compter trois

E. Porge, Se compter trois. Le temps logique de Lacan. Littoral essais en psychanalyse, Toulouse, Édition Érès, 1989.

, Porge montrait qu’en subvertissant la notion d’intersubjectivité et la façon dont se compte un sujet, l’analyste, parce qu’il incarne un moment pour son analysant l’objet a, ne compte pas de l’extérieur, il est à l’intérieur. Dans le sophisme du prisonnier considéré par Porge comme une sorte de métaphore de l’analyse, où, à la fin de l’épreuve (le moment de la passe), si le directeur devenu une fonction du regard demandait à chacun des prisonnier « mais enfin, combien êtes-vous ? », chacun répondrait : « j'ai trois compagnons, B, C et moi »10. Pour Porge, la psychanalyse est un bavardage qui prend sa source dans le babil du nourrisson pour se terminer dans la bave qui colle aux mots de l’analysant comme pour les faire coïncider aux choses ; on comprend mieux l’importance attachée par Porge au style de l’analyste qui, lui, ne doit pas bavarder, il doit trancher dans ce bavardage selon la méthode psychanalytique. Porge rappelle que trancher vient du latin populaire « trinicare »11 qui veut dire couper en trois, c'est-à-dire faire le tri.

Dans ce passage au collectif, la place de l’analyste est préservée car c’est lui qui fait intervenir une logique et une topologie du nombre et du temps, qui noue dans un redoublement, non pas imaginaire [comme pour les vignettes cliniques ! mais comptable, la clinique et sa transmission[footnote]

Des fondements … p. 54.

. Le sujet ∃de la psychanalyse est une surface engendrée par une coupure, telle la bande de Moebius ; c’est cette coupure qui permet de faire lien en passant de la surface au nœud12. La pratique de coupure de l’analyste, absente selon Porge de la vignette clinique, donne lieu à une théorie que le sujet ne peut poser en idéal mais qu'il puisse incorporer, hors sens par lui-même mais ayant des effets de sens, de façon telle que cette théorie puisse disparaître comme savoir référentiel dans le moment et l'acte où elle opère

Ibid., p. 65.

.

Guy Le Gaufey13 et Erik Porge considèrent la vignette clinique comme un simple ornement, la vignette ne ferait que donner de l’existence (∝) à une particulière (minimale) appartenant à un universel (≠) que Lacan s’acharnait au contraire à vider de toute existence. La vignette fonctionnerait donc selon ces auteurs comme un Nom-du-Père. Adieu le « pas tout », l’« irénisme » de la vignette clinique, en médicalisant le savoir analytique aboutirait ainsi fort logiquement à la psychothérapie dont on a vu que Porge veut absolument se démarquer.

Si l’on peut suivre ce raisonnement, il ne faut pas oublier que le pas-tout concerne également la langue maternelle. Jacques Brunschwig montrait, dans sa reprise de la logique d’Aristote, que le mot « quelques » du langage courant que l’on retrouve dans la proposition de la particulière était un équivalent du « pas tous ». Lorsque, par exemple, l’on dit d’un accident (l’exemple est de Le Gauffey) qu’il y a « quelques » survivants, on sous-entend que « pas tous » sont morts. Ce choix de la particulière maximale se retrouve dans la vie « normale » que l’on retrouve dans la clinique et va dans le sens de ce que dit Geneviève Morel dans son ouvrage sur La loi de la mère (érès 2008) lorsqu’elle précise que c’est le sinthome de chacun qui permet de se dégager de la loi de la mère en prenant appui sur un élément contingent, qui est donc lui aussi pas-tout.

Dans les suites de son ouvrage, Porge va s’attacher à montrer avec érudition comment, grâce à la topologie des nœuds et des surfaces, une transmission de la clinique psychanalytique est possible sans avoir besoin d’être illustrée. Il propose à la fin de son ouvrage un vocabulaire analytique courant dont le but n’est pas de faire coïncider les mots aux choses mais au contraire de soutenir, comme avec la coupure, l’écart entre le mot et la chose14.

En conclusion, bien que ce livre soit très dense et distingue clairement le champ de la psychanalyse par rapport à celui de la psychothérapie, je reste assez déçu par cette lecture car, réduire la richesse d’une présentation de cas à une « vignette », n’est-ce pas mépriser la part d’invention que l’on trouve dans les symptômes des analysants qui réactualisent le savoir du psychanalyste15 ? Il en est de même pour le mépris affiché pour les « nouvelles pathologies ». Si l’inconscient est à l’extérieur du sujet, il est bien en prise avec un monde extérieur en perpétuelle mutation. Ainsi, la toxicomanie et l’alcoolisme par exemple n’ont plus la même expression que du temps de Freud et donnent lieu à des formes nouvelles de pathologie que le psychanalyste doit prendre en compte.

Dans la mesure où la pulsion n’entretient aucun rapport naturel et préétabli à son objet, qui de ce fait devient quelconque, comment rendre compte et transmettre la part de jouissance « pas-toute » en jeu dans le symptôme analytique sans la présentation clinique ?

Si l’on ne peut qu’être d’accord pour dénoncer toute forme d’irénisme dans la présentation de la « vignette clinique », et résister à la promotion des « points de capitons » comme index du réel, privilégier le style de l’analyste, n’est-ce pas mépriser le savoir propre au symptôme et se reposer loin du réel, dans l’« es-pace16 » illimité de la métaphore ?

Jean-Paul Kornobis, novembre 2008

Notes

  • 1.

    Erik Porge, Des fondements de la clinique psychanalytique, Toulouse, Érès 2008, p.13.

  • 2.

    Erik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd'hui, Toulouse, Érès, 2005.

  • 3.

    Erik Porge, Des fondements …. op. cit., p. 16.

  • 4.

    Ibid., p. 33.

  • 5.

    Geneviève Morel, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel. Eres 2008, p. 101. Geneviève Morel montre que dès RSI, Lacan renonce à cette définition circulaire du sujet et du signifiant ; signifiant et symbolique y sont réduits à l’équivoque.

  • 6.

    E. Porge, op. cit., p. 28.

  • 7.

    E. Porge, op. cit., p. 106.

  • 8.

    G. Morel, ibid. , p. 329.

  • 9.

    E. Porge, op. cit., p. 30.

  • 10.

    Ibid., p. 199.

  • 11.

    Ibid., p. 40.

  • 12.

    Ibid., p. 140.

  • 13.

    Guy Le Gaufey, op. cit., p. 119.

  • 14.

    Ibid., p. 144.

  • 15.

    «S’il y a une loi cardinale de la psychanalyse, c’est de ne pas parler à tort et à travers, même au nom des catégories analytiques. Pas d’analyse sauvage ; ne pas plaquer de mots qui n’ont de sens que pour l’analyste lui-même. C’est de mes analysants que j’apprends tout, que j’apprends ce que c’est que la psychanalyse ». Jacques Lacan, Yale University, Entretien avec des étudiants. Réponses à leurs questions, 24 novembre 1975. Scilicet, op. cit., p. 33.

  • 16.

    Dans Des fondements … p.106, on peut lire à propos de la passe : « De la nomination qui passe par un vocabulaire topologique. La passe a à voir avec l’espace (l'Es passe) ».