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"Exilés de l'intime" de Roland Gori et Marie-José Del Volgo par Rajaa Stitou
L’intitulé est porteur de la thèse qui traverse de bout en bout l’ouvrage bienvenu de Roland Gori et Marie José Del Volgo ; ouvrage qui s'inscrit dans le prolongement réflexif de leur très bel essai : "La santé totalitaire", à la croisée de l'anthropologie, de la médecine et de la psychanalyse. L'écriture est parfaitement lisible, dans une langue vive et ardente, maintenant en permanence le lecteur en éveil, l'invitant à réhabiliter la part "d'humanité dans l'homme”, dans une époque où il n'y a que le chiffre qui compte. En effet, les auteurs portent au plus vif les questions cruciales qui se posent à nous, dans une actualité brûlante, face aux" mutations anthropologiques" et à "la recomposition " des dispositifs permettant aux hommes de se soutenir dans le monde et de réguler les liens entre eux. La contemporanéité et le devenir de la civilisation sont questionnés dans leur rapport au " nouvel ordre neuro économique", à son emprise sur la médecine et la psychiatrie ; ce qui donne lieu à un véritable détournement de la fonction du soin et de ses cadres conceptuels. Ce nouvel ordre, occupe selon les auteurs" la place réservée naguère aux religions, à la raison d'état ou aux grandes idéologies", ce qui n'est pas sans effet sur nos subjectivités et sur la fonction protectrice et humanisante de la civilisation. À travers lui, s'exacerbe la part toujours menacée de l’humain dans l'homme. Dès l'introduction, est exprimé avec pertinence comment la valeur d’une civilisation dépend de sa manière d’entretenir le rapport à la faille humaine, à la mort, à travers « l’œuvre de sépulture ». L’impératif contemporain dominé par le bio pouvoir et la logique marchande (logique laissant peu de place à l'échange), cherche à exiler l’humain de ce qu’il a de plus intime. Il cherche à le défaire de son énigme et à cacher la mort, ce qui est aussi une façon de mettre de côté l'amour.
Ce "désaveu" de ce qui fonde l'humain se traduit actuellement à travers l'acharnement à vouloir tout dépister, médicaliser, contrôler, normaliser, au nom du scientisme et de la rationalité.
Ce n'est ni la médecine, ni la science, qui sont désapprouvées, mais leurs dérives idéologiques. De même ce ne sont pas les normes dans leurs fondements qui sont récusées, mais leur fétichisation, nourrie dans une civilisation "néolibérale ", dont les auteurs "traceront la généalogie et les conséquences tant sur les formes expressives de ses déviances sociales que sur celles des savoirs et des pratiques sociales". Nous assistons actuellement à " un nouveau style anthropologique".
Roland Gori et Marie-José Del Volgo vont en faire une démonstration tout à fait convaincante, étayée par de nombreuses références à des recherches contemporaines et à des auteurs parmi lesquels Michel Foucault tient une place privilégiée. Un regard sur la scène historique est présent tout au long de l'ouvrage qui rassemble trois parties. Car on ne peut comprendre l'actuel sans son rapport à ce qui précède ou à ce qui fait résurgence. La nouveauté se recompose aussi à partir de " ce point de réel”, de " ce reste" inscrit au coeur de toutes les constructions, à travers lequel se rappelle l'écart entre une lecture du monde toujours renouvelée et le monde lui-même.
La première partie est consacrée à la logique et aux limites de" l’homme biomédical”, produit d'un montage faisant du sujet un individu "médicalisé et médicalisant", entrepreneur de sa santé, capable de s'autogouverner, toujours en quête de performances. La médecine se trouve ainsi éloignée de la dimension thérapeutique et "du souci de soi”. La subjectivité et la responsabilité sont congédiées au profit du consentement et de l'information. L’accent est mis ici sur les fondements anthropologiques de cette nouvelle donne culturelle.
La seconde partie concerne les processus de transformation qui ouvrent des voies de passage « vers un sujet neuro économique ». Cette figure de "l'homo économicus", initiée par le néo-libéralisme américain, c'est ce qui façonne l'ensemble des conduites humaines et leurs conceptions, à travers "les nouveaux visages de la science"et des modélisations informatiques.
Ces mutations "sont rendus possible par des faits de civilisation qu'elles recomposent en retour, en créant de nouvelles sensibilités sociales et psychologique".
La question se pose alors de savoir ce que deviennent la parole et la réalité psychique ou même politique dans une société de "l'expertise généralisée", où les rapports humains ne sont conçus qu'en terme de productivité et où "tout est affaire de "neurones, d'hormones ou de stratégie logicomathématique" ?
La psychiatrie contemporaine porte la marque de ces changements. C'est ce que montre avec force la dernière partie de l'ouvrage. En effet, la psychopathologie, transformée en Santé Mentale, est de plus en plus orientée, non plus vers la guérison, mais vers le contrôle social et la surveillance féroce des comportements.
Cette dite santé mentale présente en elle-même une contradiction fondamentale. D’un côté, elle sous-entend une normalité idéale qui rejoint la définition de la santé de l’O.M.S comme état de bien-être total. D’un autre côté, elle conçoit l'individu quel qu'il soit comme potentiellement porteur d'une anomalie, d'un trouble ou d'une dysfonction, générant ainsi, à l'intérieur même de la cité, une nouvelle figure de la peur de l'autre et du tout Autre. Le DSM constitue le support de cette orientation à travers laquelle s'effectue un déplacement du pathologique vers le normatif et ses dérives normalisantes.
Avec cette approche, surgit un rapport fragile à la frontière entre le dedans et le dehors, le familier et l'étranger, le privé et le public, le normal et ce qui ne l'est pas. Nous sommes loin de la conception de la psyché comme étant aussi le lieu du hors norme, de l'asocial. L'anormal est défini ici comme un défaut à corriger, à réadapter aux exigences de l'idéologie de l'époque imposées par le néolibéralisme.
Plus besoin de se référer à la folie, l'angoisse, la névrose, le délire. Plus besoin de considérer le symptôme à travers la valeur qu'il prend dans la parole du sujet. Il suffit de traquer le trouble du comportement repéré grâce à la profusion des nouveaux diagnostics. D'où l'obsession du dépistage et la médicalisation à outrance de l'existence ; une médicalisation aux formes nouvelles, recodée par le langage de la génétique et de la neurobiologie via les nouvelles technologies. Comment ce regard qui stigmatise peut-il prendre sens pour celui qui n'est plus considéré comme sujet de son mal être ou de sa souffrance mais qui est identifié d'une manière déconcertante à ce qui est supposé être son handicap ou son dysfonctionnement ?
La visée de la nouvelle santé Mentale est de transformer les professionnels du soin en "super coachs", capables de libérer le sujet le plus rapidement possible de l'étrangeté qui le divise, en lui faisant faire l'économie d'une élaboration psychique et en lui dictant des modes de conduites et de comportements pour être performant et non manquant. Ce rejet de ce qui fait énigme, c'est ce qui sous-tend tous les dispositifs sécuritaires, mettant en avant une prévention non plus " prévenante" mais prédictive, cherchant à débusquer l'étranger jusque dans le berceau.
Roland Gori et Marie-José Del Volgo partagent depuis leurs précédents ouvrages respectifs la même volonté, celle de célébrer chacun à sa façon et d’une certaine manière, l'hétérogène inscrit au coeur du sujet, du langage et des symptômes. Ils proposent un mode de dire qui consiste à instaurer de la coupure, du manque à être, là où les discours normalisants tentent de recomposer de la complétude. Dans "L'instant de dire" (1997) et "La douleur du malade" (2003), Marie-José Del Volgo apporte des éléments réflexifs importants afin de repenser le dispositif d'écoute "au sein de notre médecine technoscientifique". Cette approche s'inscrit dans le sillage de "La preuve par la parole “1996), livre qui, avec la "Logique des passions" (2002), et "La science aux risques de la psychanalyse” écrit avec Christian Hoffman (1999), fait partie d'un cheminement, à travers lequel l'une des préoccupations majeures de Roland Gori était d'abord la validité de la psychanalyse comme méthode et comme théorie. Son regard s'est ensuite orienté vers ce qu'il en est du sujet en proie au politique et vers les montages anthropologiques par lesquels transite ce qui lie le singulier et le collectif, la subjectivité et le fait culturel. C'est ce qui, à partir de là, a retenu toute son attention, depuis la "Santé totalitaire" (2005) en passant par "L'empire des coachs"(2006), jusqu'à son dernier livre écrit avec Marie-José Del Volgo (2008).
Ce qui reste cependant constant, ce qui traverse son oeuvre de bout en bout, c'est le rapport à la langue et à la parole. La parole située comme un acte singulier, dans son articulation aux institutions du langage ; institutions variables en fonction des cultures et des époques. C'est cette dimension qui lui permet de poser avec Marie-José Del Volgo un regard autre et novateur sur notre actualité. C'est en effet à travers le langage et ses institutions que peuvent se comprendre les transformations contemporaines et le nouveau rapport au savoir. Ce savoir, qui n'est pas réductible à la science, transite lui-même par une "novlangue" façonnée par l'impératif médico-économique et les discours normatifs actuels. En s'attachant uniquement à une dimension utilitaire et instrumentale, cette novlangue voudrait confisquer à l'autre sa subjectivité et nourrir l'illusion d'une adéquation entre le mot et la chose. Or la langue, quelles que soient ses codifications, ne peut faire lien social, si le sujet n’est pas en mesure de s'y impliquer singulièrement. C'est dans ce sens qu'il faut entendre la formule de Benveniste selon laquelle « la langue est ce qui tient ensemble les hommes » "(1954). L’approche de Roland Gori et Marie-José Del Volgo, éclaire d'une manière tout à fait pertinente cette crise qui secoue aujourd'hui, non seulement le "monde psy" et la fonction du soin, mais concerne tous les secteurs du savoir. Les auteurs nous montrent que la civilisation n'est autre qu'un effet de discours, et en cela, elle constitue un véritable baromètre. Nous ne pouvons que souscrire à cela. Car c'est en effet dans sa façon de gérer son rapport à la folie, à l'angoisse et au conflit, qu'une civilisation peut témoigner de son aptitude à construire et à créer. Or qu'en est-il actuellement des cadres conceptuels de notre époque, à travers lesquels émergent les nouveaux idéaux, la nouvelle conception du lien social, de la souffrance, de la maladie, de ses modes de traitement ? Ces montages nous disent les auteurs à juste titre reposent sur la non-reconnaissance du sujet. Ces derniers se distancient des conceptualisations selon lesquelles il y aurait dans notre post-modernité, l'émergence d'un "néo-sujet" ou encore une "éradication du sujet". En effet, aucune science, aucun savoir ne peut prétendre abolir le sujet ou le défaire de son l'étrangeté dont il est porteur, de sa part d'intraduisible, "part obscure de nous- mêmes" selon l'expression de Elisabeth Roudinesco (2007). En revanche, il s'agit d'un désaveu, et c'est l'une des thèses les plus forte du livre.Ce qui est désavoué c'est la faille subjective qui est de plus en plus transformée en déficit, en anomalie. La question qui se pose, c'est que, à force de détecter l'anomalie, à force de rechercher les indices observables ou mesurables du déficit, ne finissons-nous pas par les créer nous-même en lieu et place de l'autre ?
Roland Gori et Marie-José Del Volgo nous montrent d'une manière fort instructive à quel point les nouvelles formes expressives de la pathologie sont isomorphes aux dispositifs qui les désignent. Ce qui est important et bienvenu dans leur démarche, c'est qu'ils ne se contentent pas d'une dénonciation du nouveau monde contre l'ancien ou d'une nostalgie réactionnaire. Leur approche va bien au-delà d'une querelle de spécialistes. Ce qui les intéresse c'est la logique qui sous-tend "le nouveau style anthropologique". Autrement dit, la mise à mal de la clinique et de la fonction du soin ne peut se comprendre sans ce rapport à ce " nouveau style anthropologique" et au contexte politique actuel. Le cheminement des auteurs n'est pas seulement théorique. Il repose sur ce qu'ils mettent en oeuvre dans leurs pratiques et dans les actes avec lesquels Roland Gori s'engage particulièrement dans la cité que ce soit avec le collectif "Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans, ou encore récemment avec "sauvons la clinique" pour, à la fois contester et éclairer le débat sur les dérives du scientisme, de l'évaluation généralisée, de la tyrannie de la normalisation qui portent atteinte, non seulement au sujet et à l'altérité, mais aussi à la fonction du soin psychique, de la formation et de la recherche. Et en cela, il est fidèle à l'éthique psychanalytique, car la psychanalyse dans son acte et sa responsabilité ne peut s'abstraire de la culture, et donc du politique. Son devoir est de maintenir ouverte la voie de la vigilance et d'inciter l'homme à s'impliquer avec sa voix, dans la civilisation qu'il traverse. Voilà pourquoi le livre de Roland Gori et Marie-José Del Volgo nous intéresse particulièrement aujourd'hui.
Rajaa Stitou
Comments (2)
Très bon commentaire qui retrace tous les points forts du livre.
A l’heure des simulacres et autres déferlantes médiatiques, la médecine et la psychiatrie seraient-elles, elles aussi, au service du nouvel ordre économique ?
Enjeu de santé publique ? L’industrie pharmaceutique se frotte les mains !
Mais que vont devenir nos médecins ? Des Docteurs Knock ? Spécialistes des entretiens standardisés avec distribution de pillules et potions en tout genre...
Mais c’est réduire l’humain à des données neurobiologiques, économiques et génétiques, et aussi le condamner définitivement à la souffrance psychique.