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Note de lecture du livre de Michel Neyraut : Alter ego
Dès le premier contact avec ce nouvel ouvrage de Michel Neyraut, le lecteur ne peut qu’être sensible à la beauté du livre, fidèle en cela à l’esthétique sobre à laquelle est attaché son auteur.
Cet aspect est d’autant plus remarquable que nous vivons une époque infléchie vers l’image et la lecture sur écran. C’est donc avec humour que Michel Neyraut place au cœur de son ouvrage, une image composite déclinant un œil en tant qu’organe anatomique, miroir de reflets et lieu d’une image virtuelle renvoyant aussi bien à l’objet du regard qu’à la production psychique visuelle qui le sature. Cette mise en abîme condense l’un aux autres le regard qui voit une scène, les scènes vues et l’origine de ces scènes ; une autre façon de suggérer les fenêtres de l’âme de Baudelaire.
À l’époque de la promotion du ebook, le livre-papier garde ainsi sa place depuis le « beau livre » réalisé selon le « savoir faire » de la grande tradition, telle la prouesse éditoriale annoncée par FMR sur Michel-Ange, réservée à quelques collectionneurs mécènes richissimes, et les collections à lire et feuilleter, à transporter avec soi. Les éditions de l’Olivier, la collection « Penser/Rêver », ont opté pour ne rien céder à l’esthétique de tels ouvrages.
Dès les premières lignes, cette attention à l’objet-livre s’étend au style de Michel Neyraut. Ciselé, évocateur, recherchant la justesse du mot mais surtout de la formule, toujours à la recherche des effets de beauté et de vérité, le style de Michel Neyraut se situe dans la grande tradition littéraire. Son texte se réfère abondement aux arts, à tous les arts, et s’y inscrit dans le même mouvement, avec facilité, sans ostentation, laissant au lecteur le sentiment que les références culturelles convoquées découlent de la familiarité de leur fréquentation, de la curiosité de l’auteur, de son originalité pour s’étonner et entr’apercevoir le sens psychique dissimulé.
Ce détour par la culture exprime chez Michel Neyraut tout à la fois son aspiration à l’universel - il est alors identifié à cette même aspiration qu’il détecte chez les auteurs auxquels il se réfère -, et sa méthode de substitution du matériel clinique relevant de son activité de psychanalyste. C’est ainsi qu’il évoque son travail de clinicien en plaçant discrètement ses patients en analogie avec les œuvres littéraires, respectant ce faisant la règle éthique énoncée par Freud : « sincérité totale contre discrétion absolue ». La culture devient ici une déformation de confidentialité.
Certes l’introduction du facteur sublimatoire n’est-il pas sans conséquence. Michel Neyraut, sensible à soutenir les différences, reconnaîtrait volontiers l’écart qui existe entre la clinique vivante et les matériaux livrés par la sublimation. Celle-ci exacerbe et schématise les aspects prototypiques que contient sans s’y réduire la première, et les hausse au rang d’archétypes achevés.
Le livre se distribue selon 10 chapitres annoncés par un préambule. Le choix de la base 10 est en écho avec l’importance accordée par Michel Neyraut à l’usage du nombre, en particulier dans l’appréhension psychique de la temporalité, de tout ce qui n’étant pas représentable ne peut être que désigné. Cette allusion à un registre échappant aux représentations de chose est renforcée par le recours au latin, cette langue morte aux racines de la notre. L’auteur nous transmet ainsi d’office un message, sur la place qu’il reconnaît en sa pensée au non représentable et à l’objet perdu ; deux qualités qui vont participer au paradoxe définissant le fait identificatoire.
Si le titre de la première de couverture, Alter ego, laisse planer un certain mystère sur le contenu de l’ouvrage, le titre de la page de garde est sans ambiguité, « Etude psychanalytique ». Il s’agit donc d’une étude de l'identification, de ce procès psychique qui octroie de l’identité, et à la personne qui en est l’auteur et le lieu, et à l’objet concerné ; ego, alter et alter ego dans un seul et même mouvement.
Une fois la lecture de l’ouvrage achevée, un titre latent s’impose, comme but de l’auteur, L'identification en son principe. Pour atteindre ce dernier, le parcours explore les facettes multiples des expressions, mais aussi des modalités de cette procédure, l’hétérogénéité des identifications à l’œuvre en un sujet.
Le thème de l’identité et le rôle qu’y jouent les identifications est en fait la suite logique du premier livre de Michel Neyraut, Le transfert. En effet, le transfert identifie des éléments internes inconscients à la personne qui accepte d’en être momentanément le support discret. Ainsi l’analyste est-il identifié à divers personnages, objets internes de son patient, mais surtout il est identifié à tout ce qui, en un patient donné, est resté en souffrance, en jachère, en hypothèque, en viager, en puissance de réalisation, en instance de potentialité. Et c’est par ce levier d’une délégation synchronique que le transfert participe à la constitution diachronique du sujet, au même titre que chez l’enfant. Cette identification au pouvoir édifiant rend possible le déploiement des lois de l’inconscient (Les logiques de l'inconscient) et invite à une réflexion sur les raisons d’être de celles-ci (Les raisons de l'irrationnel). Le cheminement des ouvrages de Michel Neyraut est, ce qui ne surprendra pas un psychanalyste, un à rebours vers l’universel du principe de l’identification.
L’expression alter ego renvoie certes au sujet, à son identité, mais elle s’adresse tout autant au moi qu’à l’autre, ce dernier se déclinant en diverses identités. C’est un des grands mérites de ce livre de soutenir un écart avec un conformisme tendant à s’emparer des psychanalystes, consistant à réduire les identités de cet autre à celle d’objet, réduction venant bien souvent couvrir prématurément et abusivement les autres valeurs et identités de l’autre. Cette démarche consiste à considérer comme acquis ce qui n’est que l’heureux et périlleux aboutissement du cheminement des identifications constituantes, chemin donc pavé de multiples avatars qui vont co-exister dans la psyché. Cet autre est tour à tour, l’infantile étranger de l’inconscient, l’objet dans son altérité, le support favorable à l’édification d’ego et d’alter ego, l’aliène occupant ego, le hantant, voire le poussant à sa propre perte, cette part d’ego vouée à rester inconsciente, la lueur d’une conscience s’opposant aux impositions à refonder un autre monde, les multiples alter ego latents qui deviennent l’ego lui-même selon les circonstances, etc.
Le titre est donc une condensation désignant un projet, saisir la complexité d’une subjectivité en train de s’édifier. Un des paradoxes, et non des moindres, qui réunira autour de lui tous les autres abordés au fil de l’ouvrage, est le paradoxe de l’édification, de la composition d’une personnalité ; le fait qu’il lui faille passer par alter pour former ego, le je devenant de ce détour un alter ego.
Tout l’ouvrage va se déployer sur ce paradoxe de fond, selon lequel la singularité ne peut émerger que par la fréquentation du détour consistant à devenir un autre. Ce paradoxe reprend dans le trajet fondateur celui des opérations par lesquelles se réalise la procédure identificatoire et qui donnent à l’identification son statut psychanalytique proprement dit de procédure à double sens. Celle-ci repose en effet sur des opérations de désexualisation promouvant une séparation, productrice d’un attachement qui s’avère une voie possible de liaison sexuelle. L’identification a valeur tout à la fois de séparation et d’union, elle contient en elle-même la transvaluation de ce qui la contraint à se réaliser et s’exécuter.
De ce paradoxe originaire, cette ruse clinique consistant à se séparer pour mieux s’unir, vont dépendre tous ceux que l’exploration de Michel Neyraut va rendre présents au lecteur, tant par les œuvres d’art que par son étude de quelques théories psychanalytiques. La méthode que Michel Neyraut utilise afin de rendre sensibles ces paradoxes est singulière. Il use tour à tour de l’analogie, laissant le lecteur deviner l’élément inconscient concerné, et de l’interprétation précise, alors énoncée. Ce qui rejoint encore l’identification en ce qu’elle participe tant de l’amalgame que de la différenciation.
Il n’est pas possible de reprendre ici tous les points théoriques abordés par Michel Neyraut au cours de cette méthode, mêlant et opposant avec dextérité les grands textes de psychanalystes et ceux d’auteurs littéraires. Ainsi de Julien Green et de Mélanie Klein pour aborder la projection – en fait les déplacement, transfert, transposition, délégation, externalisation – augurant l’identification, de Winnicott, du théâtre et des contes d’Hoffmann pour étudier le rôle du visage, du regard comme miroir, du visage maternel et de sa double valence en tant que matrice universelle de l'identification – telle que présente dans les travaux de Winnicott reprenant Lacan, lui même étayé sur Wallon - et en tant que masque, automate, autre persécutoire, retrouvés dans L'inquiétante étrangeté, dans l’Unheimlich si bien étudiée par Freud lui-même. Michel Neyraut souligne aussi les contradictions entre les diverses théories psychanalytiques. Il oppose ainsi Mélanie Klein à Lacan, à Tausk, puis ceux-ci à Freud, nous laissant entendre que les paradoxes de l’identification, en fait leur réduction est à la base de la richesse et des incompatibilités de ces diverses conceptions.
Parmi les paradoxes propres à l’identification, relevons la dialectique de l’universalité et de la singularité ; celle de la desexualisation et de la visée pulsionnelle ; celle des aspirations à être « un » et à être « comme tout le monde », à accéder à une différenciation et à se conforter en quelque conformisme, mais aussi à être « tous les autres » tour à tour et en même temps ; celle de la recherche d’une identité stable et de la tentative d’échapper à toute épinglage stigmatisant le sujet ; celle de la valeur édifiante de l’identification et de l’aspiration qui la motive, à se fondre, à se confondre, à s’interpénétrer ; celle du manque qui l’origine et de la tentative d’en faire une figure comblante, dès lors imaginaire, voire falsificatrice ; celle de l’unité recherchée par le moi et de sa définition en tant que cumul des renoncements des amours du ça ; celle de la diversité, du composite, de l’hétérogénéité, de l’incompatibilité, du disloqué, du clivé et de l’intrigant sentiment d’exister en tant que « le même », dans l’instant et dans la durée ; celle de l’incorporation fondatrice, amoureuse, et de la dévoration agressive, haineuse et destructrice ; celle de l’adhésivité anti-traumatique usant des perceptions et du quant à soi étayé sur un for intérieur ; celle du meurtre fusionnant et du deuil libérateur ; celle des identifications fondatrices, édifiantes, et des identifications aliénantes, oeuvrant même à la défaite de l’accès à toute singularité ; celle encore de la pluralité et de la tendance à se fondre en une seule effigie, là où le pluriel fonde le singulier et s’inscrit en ce dernier ; celle enfin entre les identifications de cheminement, s’inscrivant dans un projet d’endeuillement et de résolution, et ces autres se prenant pour leur propre fin ou précipitant cette dernière.
De tous ces paradoxes, la psyché, grâce aux moyens étranges de travail dont elle dispose, va construire toutes sortes de néo-identités bizarres, depuis la plus intangible, celle du paranoïaque jusqu’à celle caméléonesque du mythomane, tentant tous deux désespérément de s’auto-fournir de l’intérieur, une représentation perceptive et une conviction sur lesquelles stabiliser un sentiment d’identité qui leur manque cruellement et qui leur file entre les doigts au moindre vacillement.
Cette fréquentation de tels paradoxes ne pouvait que mener Michel Neyraut à revisiter la métapsychologie de l’identification ; tout d’abord la contrainte, la nécessité précocissime, l’impératif originaire à s’identifier, en raison d’une angoisse première préexistant à tout investissement d’objet, rappelle pertinemment l’auteur après Freud ; mais aussi le fait que cette identification première, celle qui contient potentiellement toutes les autres, ne se fait pas sans une référence à un but, à un idéal. Michel Neyraut consacre des lignes remarquables à ce référentiel qu’est l’idéal. Il en explore quelques avatars ainsi que les ravalements identificatoires qui en découlent et qui sont tellement humains qu’il nous ramène à une juste mesure du rapport à l’idéal, à un renoncement à toute idéalisation de l’idéal, à la reconnaissance que celui-ci dépend toujours pour son contenu d’une époque, d’une culture, d’un contexte, de circonstances donnés. Ainsi nous fait-il approcher l’analogie existant entre Kalachnikov, le biographe des « As » aviateurs, et Don Quichotte, eu égard au conformisme obtenu par identification à un idéal dicté, imposé conjoncturellement, homologué.
C’est alors que Michel Neyraut revient au vécu de singularité, à ce sentiment de permanence pris dans les feux de l’instabilité en tant qu’il n’est pas seulement un artifice construit par le travail de rêve, mais qu’il correspond à une vérité historique, à la nécessité interne pour le moi naissant de se saisir, le temps d’un instant, dans sa fonction de s’opposer à ce qui tend à sa propre disparition. Ceci amène Michel Neyraut à proposer la notion d’identème, comme la plus petite unité d’identification dont elle est le substrat et la fin. L’identème désigne une réalité concrète en laquelle, à un moment précis, le moi idéal se reconnaît et qui a vocation de lui assurer son existence. Cette notion est au mieux représentée par le prénom d’un sujet, quand il est prononcé avec tendresse. C’est ainsi que tous les arts réinventent la concrétude qu’ils représentent et ainsi fournissent des identèmes à ceux qui savent y reconnaître leur ressemblance. Enfin par la notion d’identème absolu, Michel Neyraut ne revient-il pas à son titre, à la langue morte ? Ne veut-il pas rappeler que tout acte fondateur de la vie mentale est reconnaissable dans celui, similaire, matérialisé par l’artiste, acte consistant à créer une trace ? Le but du poète est de laisser une trace affirmait René Char. C’est ainsi que Michel Neyraut termine son livre, par la trace d’un baiser sur une toile blanche, sur une sensorialité naissante ; et par un acte violent, celui là même qui peut soit produire ladite trace soit en détruire l’esquisse et la virtualité d’avenir.