oedipe info : Décès de Jean Cooren

suivi de A propos de « Autre pourrait être le monde » (Hermann 2015) REIMS - La Criée – 15 Octobre 2015

Chers collègues et amis

 

L'année 2017 s'est terminée par une bien mauvaise nouvelle avec la mort de Jean Cooren. Nous avions fait connaissance lors d'un colloque du Point de Capiton et immédiatement sympathisé. La qualité de sa présence comptait pour moi autant que la créativité de sa pensée, prenant appui sur Derrida pour mieux déconstruire et revivifier la praxis de la psychanalyse en cabinet et en institution. Il faisait partie de ces analystes qui n'ont pas hésité à s'engager dans les combats politiques en essayant de tenir une position juste, sans pour autant oublier le registre du désir inconscient.

 

Il devait venir nous parler fin Janvier lors d'une conférence de la Criée de l'hospitalité, de l'accueil des réfugiés, et de la nécessité de penser cette ouverture à l'étranger. Il ne sera donc pas au rendez-vous ni aux prochaines rencontres de la Criée dont il était partie prenante.

Bien sûr il nous reste le souvenir de sa présence pour ceux et celles qui l'ont connu. Mais aussi ses textes et les livres qu'il avait fait paraître et dont on ne saurait trop recommander la lecture : "L'ordinaire de la cruauté" et "Autre pourrait être le monde : "Psychanalyse et démocratie".

Il nous reste aussi et surtout à garder vivants en nous les valeurs qu'il nous a transmises et que nous partageons : fraternité, hospitalité, amitié et accueil de l'étranger.

 

Nous allons poursuivre cette année de travail avec les séminaires et conférences et les prochaines rencontres de la Criée pour que nos praxis puissent continuer à être vivantes et se renouveler de façon créative, à défaut d’être reconnues par les autorités…

Bonne année 2018 à toutes et à tous!

Patrick Chemla




Hommage à Jean COOREN, le jour de ses obsèques, le 2 janvier

2018.

 

C’est une année qui ne commence pas du tout comme les autres années. D’ordinaire, s’agissant de Jean et Paule COOREN, la nouvelle année était un moment de retrouvailles. La nuit du nouvel an c’était chez eux portes ouvertes. Et souvent, je les retrouvais, comme un certain nombre d’entre vous, pour fêter le nouvel an. C’est dire que l’hospitalité n’était pas seulement un mot qu’ils aimaient. C’était aussi pour eux un acte, un acte quotidien. Nombre d’entre nous en ont fait la fréquente et heureuse expérience.

Cette année, quatre jours avant le nouvel an, Jean nous a soudainement et brutalement quittés. Et nous voilà ici au cimetière de l’Est.

Nous sommes sidérés, abasourdis, comme l’expriment de très nombreux messages de parents, amis, collègues que nous recevons chaque jour dans nos boîtes mail. Je voudrais vous lire quelques-uns de ces messages :

« Merci de nous tenir au courant, même si cette annonce de la mort de Jean nous paraît incroyable. Nous avons habité avec lui et son épouse à MARCEVOL, lors des journées Derrida, où il était comme un solide gaillard… « Autre pourrait être le monde » écrivait-il, en réinventant la psychanalyse à l’ombre de Derrida. Je n’arrive pas encore à imaginer sa disparition ». Eliane ALLOUCH.

 

« J’ai été sidérée d’apprendre le décès de Jean . Un véritable choc. Il fait partie de ceux dont on ne peut imaginer l’absence, tant sa présence si discrète marquait chacun de ceux qui le rencontraient. Peut-être pourrions-nous dans quelque temps imaginer une rencontre autour de ses travaux ». Rosa CARON.

 

« Oui, c’est vraiment une bien triste nouvelle qui m’a sidéré. Nous devions le retrouver pour un exposé qu’il devait faire à Reims fin janvier et il ne sera pas là. Il ne sera pas non plus partie prenante des rencontres de La Criée cet été, irremplaçable bien sûr avec sa présence et sa pensée, originale et sensible, alliant politique et psychanalyse, s’appuyant sur Derrida pour déconstruire et nous aider à penser autrement ». Patrick CHEMLA .

 

« Oui, c’est une infinie tristesse de perdre un des nôtres, qu’on croyait inamovible, tant tout en lui était solide : travail, amitié, exigence de pensée. Une amie propose de lire et relire son texte « L’écriture est toujours orpheline ». Il nous faut poursuivre avec lui-sans lui ». Bon passage en 2018 ». Anne BOURGAIN.

 

« La mort de Jean est pour moi une blessure. J’aimais et j’admirais sa générosité. Il aimait aider discrètement les nouveaux collègues. Bien qu’il ne fût pas mon analyste, ce fut lui qui m’envoya la personne qui allait devenir ma première analysante. J’ai suivi longtemps son séminaire sur Jacques DERRIDA. J’aimais son humilité devant les textes et sa capacité à écouter et accueillir avec respect nos propositions et balbutiements ». Lise DEMAILLY.

 

Beaucoup de choses sont dites à travers ces mots de condoléances. Aussi vais-je me contenter d’évoquer brièvement quelques moments de ma rencontre avec Jean depuis 1960. J’évoquerai d’abord nos premières rencontres.

-au début des années 60, je ne le connaissais pas encore mais je lisais sa signature au bas des tracts de l’AGEL, section lilloise de l’UNEF, dont il fut quelques années le Président. Un premier lien donc plutôt d’ordre politique.

-en mai 1968, je me souviens de nos rencontres de chrétiens contestataires, à l’église Saint-Pierre Saint-Paul, dans le quartier populaire de Wazemmes. A l’époque, nous étions des militants chrétiens engagés et qui commencions à quitter l’Eglise, que nous trouvions trop céleste, pas assez présente au monde. Nous avions une formule assez forte pour nommer cela : « Il ne s’agit pas pour nous d’aspirer à l’autre monde. Il faut plutôt fabriquer un monde autre, transformer ce monde-ci dès aujourd’hui ». À nouveau donc des affinités d’ordre politique, mais cette fois à partir de convictions religieuses.

Au sujet de la manière dont nous avons lâché le religieux, je me suis souvent posé des questions. Je me suis étonné de la rapidité du processus avec laquelle nous avions quitté l’Eglise. Cette séparation avait-elle été suffisamment élaborée ? L’engagement dans la psychanalyse n’avait-il pas relayé trop vite l’engagement chrétien, connotant de religieux la psychanalyse elle-même ? Jean Clavreul, compagnon de route de Jacques Lacan, n a-t-il – pas écrit en 1980, lors de la dissolution de l’Ecole Freudienne de Paris, dans le journal Le Monde un article intitulé ironiquement « l’Eglise Freudienne de Paris » ?

– Ma troisième rencontre avec Jean eut lieu en 1970. J’étais un tout jeune psychologue. Et à ce titre, j’étais écoutant à SOS Amitié. Jean COOREN , avec quelques collègues, animait des groupes de supervision, c’est-à-dire d’écoute de ceux qui écoutent. Cette expérience me faisait prendre conscience que le bon cœur et le dévouement ne suffisent pas pour écouter. Écouter, cela passe aussi par un certain dénuement.

Ma rencontre avec Jean COOREN avait commencé par un partage syndical et politique, puis par un engagement référé au religieux. A présent, son engagement et celui de ceux qui commençaient à travailler avec lui, s’orientait vers l’expérience de l’analyse, et nous ouvrait à l’expérience de l’inconscient et ceci à travers une expérience et un travail à la fois individuel mais aussi collectif, notamment dans le cadre de l’association Patou, fondée à Lille en 1970 et dans laquelle j’ai travaillé avec Jean et d’autres collègues « concernés par la psychanalyse », pendant une trentaine d’années. Jean s’occupait notamment de la parution de notre Bulletin, l’Infâme, écrivant un article à peu près dans chaque numéro, soit en 30 ans une centaine d’articles

 

Quel analyste était Jean COOREN ? Quel analyste ai-je découvert au décours de toutes ces années de travail commun ? Le récit d’une petite anecdote va me permettre de vous le laisser entendre.

Cela démarre d’une question très pratique. Dans l’association Patou, il existe pour accéder aux locaux trois jeux de clefs. Moi, je n’en avais pas, Jean en avait un. Souvent je le lui empruntais. Un jour où j’empruntais les clefs pour un groupe de travail que j’avais, un lundi soir, Jean me dit : veux-tu me déposer les clefs demain car j’ai moi-même un groupe mardi soir. Le mardi soir, je rentre chez moi vers minuit et découvre sur mon répondeur trois messages de Jean, qui à différents moments de la soirée avait tenté de récupérer les clefs que j’avais oublié de lui rendre. Le lendemain je me précipite chez lui pour lui rendre les clefs et me répandre, couvert de honte, en excuses et mea-culpa. Témoin de mon émoi, Jean m’accueille, à mon étonnement, avec un large sourire et me dit, d’un ton enjoué :

« Tu sais Daniel, tant qu’on a la chance de faire des actes manqués !».

Tout de suite quelque chose s’est desserré en moi et j’ai compris en un éclair que se vautrer dans la culpabilité, cela ne sert à rien. Au lieu de prendre l’acte manqué comme une faute, une bêtise, ne vaut-il pas mieux le prendre comme un acte créatif, une manière de soulever un couvercle et d’ouvrir en soi une parole pour ce qui y était trop cadenassé ? Transformer l’apparent ratage en une ouverture. Acte manqué, parole réussie. Encore faut-il pour que cela s’accomplisse une parole tierce qui, non sans humour, vient desserrer l’étreinte du surmoi. L’écoute de Jean COOREN excellait à ce genre de tâche, qui savait dénouer ce qui était trop cadenassé. N’est-ce pas cela entre autre qui l’a tant intéressé et stimulé chez Jacques DERRIDA, autour du thème de la déconstruction ?

 

Dans ses articles et aussi à travers les deux livres qu’il a publiés, Jean COOREN n’hésitait pas à prendre vivement position, et cela n’était pas sans susciter parmi nous de vifs débats, notamment ces derniers mois où les débats ont produit une sorte de crise dans l’association Patou, notamment à propos de la question des rapports entre psychanalyse et politique. Jean défendait l’idée que l’engagement dans la psychanalyse devait nécessairement se prolonger en un engagement dans les problèmes de la Cité.

Certains d’entre nous le suivions sur ce plan. D’autres, au contraire, considéraient que le fait de donner toute sa place à l’inconscient n’entraîne aucune compétence particulière ni ne dicte aucune option pour s’engager politiquement. Ce débat est au travail depuis plusieurs années dans notre association et Jean n’y était pas pour rien.

 

 

Bien d’autres aspects du travail de Jean COOREN mériteraient d’être ici présentés. Mais il me semble nécessaire de laisser passer un peu de temps et de laisser se dérouler en nous l’œuvre du recueillement et du silence.

Aussi, pour conclure, je vais laisser aux paroles d’un poète, Pablo NERUDA, le soin de nous acheminer vers ce nécessaire silence :

« Naître, vivre, mourir,

À ce qui se présente à nous, et puis renaître

Je demande le silence

Maintenant qu’on me laisse tranquille

Qu’on s’habitue à mon absence

Je vais fermer les yeux

Je demande à voir l’automne

Je ne puis vivre sans que les feuilles

Volent et retournent à la terre

Maintenant si vous le voulez partez

J’ai tant vécu qu’un jour,

Vous devrez m’oublier

M’effacer de l’ardoise

Mon cœur fut interminable.

Pourquoi réclamer le silence

Vous ne me croyez pas mortel

Le contraire va se produire

Voici que je vais vivre.

Voici que je suis et continue.

Je n’existerai plus

Mais au-dedans de moi

Pousseront les céréales

 

Laissez-moi seul avec le jour

Je demande la permission de naître ».

 

 

 

 

 

BIOGRAPHIE de Jean Cooren rédigée par son fils

 

Né le 29 juin 1937 à Calais, le père de Jean est dessinateur en dentelle et sa mère est modiste, puis commerçante en tissu.

Le début des hostilités en 1940 pousse la famille à s’exiler, d’abord à Lavaur dans le Tarn, en zone libre, puis à St-Quentin dans l’Aisne, en zone occupée. Il vit à St-Quentin jusqu’à ses années de lycée. La famille revenue à Calais, Jean entreprend ses études à la Faculté de médecine de Lille, à la Cité hospitalière qui vient d’ouvrir et où se dérouleront l’ensemble de ses enseignements de 1955 à 1964. C’est encore l’époque de la neuropsychiatrie mais très vite, Jean est attiré par la psychiatrie et a la chance de rencontrer Albert, puis Colette Destombes, précurseurs de l’approche psychanalytique freudienne à Lille.

Ces années sont riches, il découvre l’engagement syndical, à l’UNEF, dont il devient président de l'Association Générale des Etudiants Lillois (l'AGEL). C’est la période de la guerre d’Algérie, il participe, notamment avec Claude Janot, Marc Liagre et Paule, aux mouvements de protestation contre le colonialisme et la pratique de la torture, et pour l'émancipation du peuple algérien.

En décembre 1964, Paule Delmas et Jean Cooren se marient à Lille et partent en coopération à Blida, en Algérie, pour un an, à l’hôpital psychiatrique Frantz-Fanon pour Jean et à l’hôpital civil pour Paule.

En 1965, Paule et Jean retournent à Lille où naît François un mois après l'arrivée ; Bruno naîtra deux ans après, puis Sylvie en 1969 et Mathieu en 1977.

En mai 1968, en plein milieu des mouvements de contestation nationaux et lillois, Jean ouvre son cabinet Boulevard de la Liberté à Lille, essayant de concilier participation au mouvement sociétal et démarrage de son activité professionnelle. Jean entreprend ensuite une cure analytique et se rend régulièrement à Paris, auprès de Pierre Male. Il participe également à la création de S.O.S. Amitié Lille, en supervisant le travail des écoutants de 1970 à 1975.

Dans les années 80, à la suite de Colette Destombes, Jean travaille pour la SNCF, en recevant chaque mercredi des enfants de cheminots, près de la gare Lille-Flandres. C’est aussi à cette époque qu’il entreprend une 2nde analyse à Paris, avec Nathalie Zaltzman, et qu’il découvre l’œuvre du philosophe Jacques Derrida. En 1988, il participe à la création de l’Association Patou, regroupant des personnes intéressées par la psychanalyse et dont il coanimera les travaux jusqu’à aujourd’hui.

Dans les années 90, passionné de littérature, il redécouvre William Faulkner et plusieurs auteurs américains, notamment Cormac Mac Carthy, qui vont le marquer profondément. Il dévore aussi José Saramago, James Joyce, Franz Kafka. Il lit et commente abondamment l’œuvre de Derrida, qui inspirera sa pratique de, et sa réflexion sur, la psychanalyse.

Dans les années 2000, il publie de plus en plus d'articles et participe à de nombreux colloques sur la psychanalyse, qui aboutiront à la parution d’un 1er livre, en 2009, intitulé L’ordinaire de la cruauté, préfacé par Pierre Delion.

Retraité de la médecine à partir de 2003, il continue à pratiquer la psychanalyse jusqu’à aujourd’hui.

À partir des années 2010, il s’engage plus avant avec Paule pour la cause palestinienne, en participant aux activités de l’association Amitié Lille Naplouse, se rendant de nombreuses fois en Palestine, pour aider là-bas et témoigner ici. En 2015, il publie aussi son 2nd ouvrage, Autre pourrait être le monde, avec comme sous-titre Psychanalyse et démocratie. Dans ce livre, plus politique, il invite les psychanalystes à faire évoluer leur pratique, dans une approche plus ouverte sur le monde, s’appuyant notamment sur les travaux de Jacques Derrida et les points nodaux que sont l’hospitalité, la justice et la solidarité.

 

Le mercredi 27 décembre au matin, Jean est terrassé brutalement par une crise cardiaque.

 

JEAN COOREN

A propos de « Autre pourrait être le monde » (Hermann 2015)

REIMS - La Criée – 15 Octobre 2015

 

L'écriture est toujours orpheline

Un auteur ne parvient jamais à résumer le livre qu'il a écrit. Une bonne partie de ce qui se trouve

niché entre les lignes du texte – serait-ce le plus précieux ? – lui échappe. Seul le lecteur y accède

parfois, mais ce ne peut être que partiellement. En lisant le livre, il en déplisse les pages, croit

deviner ce qui y est dissimulé, en parle, réécrit le livre à sa manière, comment savoir ce qui est

juste ? Cet imbroglio entre lecteur et auteur dissémine une parole entendable, mais aussi un

certain type d'écriture, autonome, sans origine propre, et sans destinataire assuré. Elle circule

entre nous sans même que nous le repérions, car elle est active, capable selon les circonstances du

meilleur comme du pire. Elle ventriloque, influence et s'influence.

Il sera question ici de cette écriture non dédiée, écriture possiblement différente, écriture à

laquelle nous devrions prêter plus d'attention si, d'un certain point de vue, celui de la

psychanalyse, nous voulons penser politiquement ce qui se passe dans le monde et échappe à la

raison. Bien plus en effet que la justesse des idées, c'est elle qui crée les mouvements d'opinion,

fait et défait les majorités, atteint chacun de plein fouet.

Avec ce livre qui entend parler de démocratie, j'aimerais donner au lecteur quelques perspectives

supplémentaires pour considérer ensemble et le politique et la psychanalyse, pour qu'il ait envie

de mettre l'un et l'autre en circulation à partir des fils qui pendent de chacun de ses onze

chapitres, qu'il s'en empare, se les approprie, autour d'une pratique personnelle qui peut être aussi

celle du simple citoyen. Car mes deux livres (« L'ordinaire de la cruauté1 » et « Autre pourrait

Être le monde2 ») parlent du monde actuel, celui dont l'écriture ne cesse de se révéler tous les

jours un peu plus cruelle, nous laissant collectivement démunis. Ils ne parlent donc pas d'un

monde idéal, encore moins d'une « vision du monde » qui serait celle d'une psychanalyse

totalitaire cherchant à tâtons à étendre son influence.

Depuis le siècle dernier, la « raison » teintée d'humanisme que certains avaient cru pouvoir

opposer à la « volonté de mort »3, s'est révélée impuissante, inefficace pour empêcher les

génocides, et sa traduction en croisades « démocratiques » (Afghanistan, Irak) a encore des

conséquences tragiques. Si la psychanalyse qui inspire ces deux livres est capable de déconstruire

en bonne partie (et non de supprimer) ce qui suscite la cruauté radicale – celle aussi que l'on dit

« sans alibi »4 –, elle ne représente pas à elle seule une force opposable sur le plan collectif, et

chaque État trouvera toujours quelque nouveaux motifs à l'exercice de la violence. Tout au plus,

la référence quotidienne à la psychanalyse permet-elle d'envisager la possibilité d'un pas de côté

individuel et parfois de choisir l'exil pour ne pas l'entretenir.

S'il est exact qu'au terme d'une psychanalyse individuelle, le nouvel espace de pensée structure

une manière différente du vivre ensemble, provoque même une inscription autre dans le

2

politique, ce résultat ne peut être atteint que dans la mesure où s'est lentement déconstruite dans

le transfert à l'analyste, de part et d'autre, l'écriture souveraine du « Un ». Sinon celle-ci, qui se

meut sous l'emprise de la « pulsion de mort », va réinstaller tôt ou tard une volonté de toute

puissance dans l'agir de chacun, dans les institutions qu'il fréquente et les pratiques collectives.

Est-il possible d'aller plus loin que ce constat, peut-on – avec la psychanalyse – penser autrement

certains aspects de ce monde5, déconstruire avec elle ce qui entraîne la passivité, l'indifférence,

voire le cynisme, en divers lieux institutionnels notamment psychiatriques, et réintroduire le

poème, l'art, l'utopie, et le politique, là où ils s'absentent dangereusement ?

Un changement de posture est possible à partir d'une manière différente d'écouter la folie du

monde, d'y prendre en compte les diverses écritures qui le traversent de part en part, notamment

celles directement liées à la pulsion de meurtre, tant chez l'individu que dans le collectif. Nous

vérifions déjà tous les jours le bien fondé de l'hospitalité inconditionnelle à la parole de l'autre,

dans cette pratique que vous connaissez bien, celle de la psychothérapie institutionnelle. Mais une

autre hospitalité d'inspiration déconstructive manque de plus en plus cruellement dans les

pratiques élitistes, pédagogiques, policières et comptables, de nos démocraties représentatives,

alors qu'elle se cherche encore, à tâtons, de façon conditionnelle du côté de la démocratie

participative. Encore faudrait-il y dégager là les lois et les présupposés autour desquels elle

pourrait mieux se structurer. Dans un contexte de crise généralisée de toutes les démocraties et,

en France, de lepénisation des esprits, il appartient bien sûr à chacun, analysant ou analyste,

d'opérer des choix et de prendre des risques. Mais il est possible aussi d'anticiper et

d'accompagner les choix personnels en avançant quelques points de repère. La violence est

omniprésente au coeur de la démocratie comme elle est présente au coeur de l'humain.

L'hospitalité ne se confond pas avec la gentillesse, elle peut consister parfois à savoir dire non

aux compromis.

*****

Pour débuter, je propose un détour par une vidéo repiquée sur «You tube ». Elle n'est pas longue,

un peu étrange, et son contexte particulier d'écriture me donnera l'occasion de préciser

l'originalité de notre référence à la psychanalyse. Brièvement : il s'agit d'une oeuvre de Danae

Stratou, une artiste grecque de renommée internationale, par ailleurs compagne de Varoufakis,

l'ex ministre grec de l'économie, celui qui a fait enrager son homologue allemand jusqu'à sa

démission surprise du gouvernement Tsipras. Voici son titre en français : « Il est temps d'ouvrir

les boîtes noires !6 »

**** (video, 5 minutes environ)

Je résume le message politique : les diverses boites noires qui enregistrent ce qui se passe dans le

monde, se mettent toutes progressivement en alerte maximale. Nous nous trouvons au bord d'un

précipice : quelques secondes encore et ce sera le désastre, tout va s'arrêter, exploser, nous

tomberons dans le vide interplanétaire. Danae Stratou délivre ici un message politique et

écologique, elle veut faire réfléchir sur la surdité collective, témoigner de ce que les diverses

techniques issues des sciences contemporaines ont déjà enregistré comme signes avant-coureurs :

à ce rythme, si rien ne change, la planète va dans le mur. Effectivement, certaines catastrophes se

matérialisent déjà sous nos yeux : les guerres et l'afflux massif de réfugiés, la crise économique

mondiale et la famine, les problèmes écologiques et les inondations récentes, la révolte des

Palestiniens à Jérusalem, tout était prévisible.

3

La démarche de Danaou nous est a priori familière en tant que psys. L'objectif d'« ouvrir à temps

les boites noires » se matérialise dans notre façon d'écouter, que nous soyons infirmier,

psychologue ou médecin, analystes ou non. Confrontés au malaise et à la souffrance, nous ne

restons pas à la surface des symptômes, nous cherchons à comprendre ce qui se passe dans son

lieu de vie et de travail, son histoire et ses fantômes familiaux, nous entendons les mots qu'il

choisit pour en parler, nous pouvons aussi réaliser une analyse institutionnelle dans les lieux qu'il

fréquente ... Il arrive même que notre questionnement déborde le strict horizon du patient et son

lieu de vie, on cherche ailleurs, un peu plus loin, afin de mieux saisir le malaise ambiant, tenter

de lever la surdité médiatique et la censure vis-à-vis des problèmes sociaux.

La démarche de Danae Stratou est donc à première vue connue de nous, familière. Et pourtant

une réserve de taille va creuser un écart entre les arguments utilisés dans la vidéo et notre

pratique : les psys que nous sommes ne se laissent pas enfermer dans une logique

d'enregistrements techniques ou statistiques. Car c'est une parole vive qu'ils écoutent, un

ensemble d'écritures qu'ils déchiffrent, et à travers celles-ci, ils questionnent un type très

particulier d'enregistrement, celui d'une mémoire humaine, qui a peu de choses à voir avec la

logique statistique. Notre ministre de la Santé semble l'oublier. La mémoire individuelle

enregistre bien plus que l'ensemble des boites noires réunies, mais elle ne le fait pas du tout sur le

même mode qu'elles, elle choisit, elle trie, et elle oublie sans cesse ou met de côté une partie de

ce qu'elle enregistre. Et elle ne le restitue ensuite, à la demande ou de façon imprévisible, que

modifié, affecté, criblé. Non seulement notre mémoire a transformé tout ce qu'elle a enregistré,

mais en plus elle sait tricher afin de le rendre conforme au désir ou à son masque. La mémoire de

l'humain est donc active et sélective, interprétante, en perpétuel remaniement. Elle recrée à

chaque instant l'histoire de chacun et le réinscrit dans l'histoire collective. De plus la parole

censée en rendre compte, jamais standard, est logée dans l'oreille de celui ou de celle qui écoute

et interprète. L'enregistrement comptable des activités mentales trouve ici sa limite, car il cherche

toujours à saisir la quantité, alors que la qualité subjective qui est le propre de l'humain n'est pas

quantifiable. Et cet oubli du « politique » a un coût faramineux.

Dans notre pratique, et même hors celle-ci, comment privilégier cet écart entre l'humain et le

numérique, le soutenir envers et contre tout, résister, apprendre à déchiffrer ? Vont en effet se

trouver entremêlées quantité d'écritures, non seulement celles, linguistiques, issues du calcul de

l'inconscient et donc déjà inexactes au seul titre de la raison pure, mais aussi quantité d'écritures

annexes linguistiques et non linguistiques qui n'ont jamais eu accès au standard névrotique, qui se

superposent et viennent compliquer le message. C'est là, dirait Derrida, le « hors texte » du

« texte », un hors-texte que nous sommes plus ou moins en mesure, par nos interactions, ou en

situation, par notre pratique, de rapatrier dans « le texte ». Cette complexité du « subjectif » fait

enrager le politicien standard qui ne croit qu'en la validité de chiffres « objectifs », enregistrés par

des statisticiens déjà sous contrôle et à partir desquelles il va déduire des prévisions erronées ou

inadaptées. Le message de Danae Stratou, artiste engagée, est certes fiable d'un certain point de

vue, il est rationnel, documenté, intéressant, direct, et il parle bien à notre monde informatisé,

nous la rejoignons donc tout à fait quant à ses conclusions : il y a urgence à traiter les problèmes

économiques ou écologiques ! Mais l'urgence est aussi la conséquence d'une défaillance

collective de la pensée politique, de la capacité de « penser poétiquement » le politique, a dit

Hannah Arendt7, de le traduire autrement donc que sous la forme de discours préfabriqués par de

mauvais communicants qui oublient l'essentiel de ce qu'est « l'humain » et rabaissent

4

l'information au niveau de la stricte efficacité économique.

L'enregistrement statistique, si prisée dans notre société moderne, ne sait pas réinterpréter les

chiffres, les replacer dans l'histoire individuelle et collective. Leur froideur et leur partialité

intoxiquent souvent la scène médiatique. C'est le cas en ce moment à propos des Réfugiés et de

Migrants dont le gouvernement ne parle qu'en termes de masse numérique à caser quelque part, et

le moins possible, sous le prétexte que les chiffres économiques seraient mauvais et ne

permettraient pas de prendre en compte le malheur des autres. Qu'en sera-t-il lorsque le niveau de

la mer se sera élevé d'un mètre ? Les gouvernements européens, ex coloniaux, oublient que les

frontières entre soi et l'autre, entre soi et le monde, ou entre le passé, le présent et le futur, ne sont

jamais sûres, qu'elles seront toujours poreuses, perméables. Même lorsqu'on établit des murs en

béton ou avec du barbelé, comme le fait Israël, ou la Hongrie de Orban, cela ne suffit qu'un

temps. Les autres écritures - le hors texte - celles qui font que l'humain reste un humain, qu'il

n'est pas seulement un corps que l'on peut mettre en prison ou dans un camp, cherchent toujours à

se faufiler au travers, à passer au-dessus, à chercher des appuis ailleurs. L'esprit est par nature un

migrant, un réfugié, ou un exilé, et c'est bien ainsi que « l'autre en soi » peut trouver sa place, et

réciproquement que nous pouvons espérer trouver une place en l'autre.

*****

Autre détour : une représentation à laquelle j'ai assisté en septembre dernier à Lille, plus

exactement un spectacle de cirque au Théâtre du Nord. Le voici conté en quelques mots.

Figurez-vous une grande scène théâtrale vidée entièrement de ses accessoires, de ses décors, de

toute sa machinerie, un puits haut d'une trentaine de mètres, et un plateau sur lequel pénètrent à la

file indienne les spectateurs par un long couloir latéral. Ils regardent un homme défier « le

vide »8 (c'est d'ailleurs le nom de la pièce), il grimpe à dix ou quinze mètres de hauteur, la corde

casse, il tombe au milieu des cris sur un matelas soigneusement préparé à cet effet, il rebondit, ne

se décourage pas, recommence avec une autre corde, effectue des figures périlleuses. Quand cette

corde casse à son tour, il se rattrape in extremis, refait un noeud, va accrocher lui-même

l'ensemble avec précaution. Mais ce n'est pas suffisant, la corde se détache, casse encore

plusieurs fois, il tombe et reprend imperturbablement son ascension. L'assistance mal à l'aise rit et

applaudit devant tant de talent, autant d'obstination. Mais lui reste indifférent aux

applaudissements, ce qui l'intéresse c'est de reprendre l'effort, monter encore, tomber,

recommencer ... Vous l'avez reconnu, cet homme s'appelle Sisyphe. Qu'il roule ou non une pierre

en haut de la montagne, ou qu'il grimpe à la corde, la question insiste : pourquoi fait-il tout cela,

pourquoi s'obstine-t-il ? …. A la fin de la représentation, une pancarte circule dans l’assistance,

elle pose une question : « cet homme, croyez-vous qu'il soit heureux ? ». Qui donc dans

l'assistance pourrait répondre ? Lequel d'entre nous ne s'est pas reconnu en la personne de

l'artiste qui grimpe et retombe ? Nous ne cessons d'échouer, de recommencer, de perdre, de

reprendre la tâche, de gagner, n’est ce pas ainsi la vie ? Nous vivons au dessus de nos moyens,

mais c'est aussi de cette façon que l'humanité se maintient, régresse ou progresse, depuis son

origine, par la « répétition ». Quitte à nous sentir un jour ou l'autre fatigué ou mal à l'aise devant

son insistance.

Le principe de « répétition » est vital. La « répétition » redouble la trace où s'origine notre désir,

elle est source de progrès, mais elle sait aussi se montrer infernale, se mettre en travers de ce

même désir, l'attaquer jusqu'à la mort, elle est donc à la fois remède et poison. Toujours et

5

partout, ça » se répète, non seulement dans la cure où cette répétition est flagrante dans le

transfert, mais également d'une génération à l'autre, et même au sein de la théorie et des

institutions psychanalytiques. Rappelons qu'elle a vivement contrarié les projets de Freud, tant au

niveau de sa recherche effrénée de « preuves scientifiques », qu'en ce qui concerne ses projets

institutionnels à prétention mondiale. Mais comme souvent en pareilles circonstances, Freud qui

a tenté d'abord de la canaliser par la mise en place d'une police institutionnelle, en a finalement

retiré quelque chose de plus substantiel pour notre réflexion : l'« au-delà du principe de plaisir »

et sa théorie de la « pulsion de mort ». En 1930, dix ans après l'avoir élaborée, il publie Malaise

dans la Culture. Le « malaise », dit Freud, est inscrit dans la nature humaine, il subsiste en

l'homme de par sa condition d'être parlant et désirant. Il perdure en tout lieu et en tout temps, et il

se renouvelle dans la cité sous des formes diverses.

Cette répétition parfois très mal venue, on la retrouve en psychiatrie au niveau de la

symptomatologie, tant chez les patients et leurs familles, que chez les soignants et aussi dans les

conduites aberrantes de l'administration. On la découvre même dans les familles d'accueil qui

reçoivent avec soin un enfant en difficulté et ne s'attendent pas à voir pourtant réapparaître les

symptômes (cf. le chapitre III). Elle est un outil de travail chez les analysants et les analystes dans

le transfert. Mais la psychiatrie et la psychanalyse recueillent ainsi par le biais de la répétition ce

qui est considéré en général comme le « hors-texte » ou le rebut de notre société, ce qui fonde

aussi son « malaise » permanent. C'est pour ce motif que le savoir issu de leurs pratiques de

psychiatre ou de psychanalyste est si intéressant à étudier du point de vue politique, il

communique en effet directement avec le malaise du monde, le reflète à l'infini, il ouvre sur un

vide qu'il convient de ne jamais combler.

Lutter, échouer, recommencer, accepter la répétition. Certains praticiens de la psychiatrie, blasés,

n'attendent que l'âge de la retraite pour la fuir, mais d'autres, renseignés par leur parcours

personnel, par la psychanalyse, et par l'Histoire, s'interrogent devant la dérive dont elle est

porteuse. Ainsi beaucoup de praticiens, tracassés par une administration tatillonne et porteuse

d'exigences comptables inadaptées, s'inquiètent aujourd'hui de la direction qu'elle prend à travers

des indices évoquant le retour des années brunes. Ils se demandent alors comment mieux résister,

comment accueillir autrement le malheur contraignant de Sisyphe, comment ne pas se laisser

impressionner par le pouvoir administratif, comment réfléchir ensemble à partir de divers points

de vue, et surtout ne pas rester seuls. L'artiste dont j'ai parlé, celui qui défie le vide, a certes des

compétences physiques, mais il a aussi autour de lui une équipe qui l'assure et le réassure en

permanence sur le plan physique. L'équipe de psychiatrie a une fonction analogue vis à vis du

praticien, mais pour cela elle doit rester ouverte sur l'extérieur pour saisir sur le vif ce qui se

passe en elle et autour d'elle, demeurer vigilante vis à vis d'elle-même pour ne pas se casser la

figure, éviter à ses membres de se déprimer, de s'enfoncer dans une forme ou une autre de

cruauté, de sadisme ou de masochisme, de réponse en miroir à l'agression d'un patient en

souffrance. La psychiatrie et la psychanalyse, par la qualité de l'accueil au hors texte sociétal,

représentent de ce simple fait une force politique résistante.

Notre société capitaliste ultralibérale s'inquiète des coûts, et sous ce prétexte, prétend encadrer et

parfois pourchasser diverses formes de répétition. Je rencontre de temps en temps des soignants

honteux et révoltés par leurs conditions actuelles de travail, parfois même désespérés et prêts à le

quitter, tellement ils se sentent contraints. C'est ainsi que le « silence neuroleptique »

[nervenberuhigend] se généralise un peu partout en France, aveu d'impuissance, échec par rapport

aux autres façons de soigner qui exigent plus de temps dit « perdu », de compétence, d'inventivité

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et de personnel formé9. La contention est bien à l'image de cette société qui surveille et punit à

tours de bras faute de savoir prévenir et accompagner. Elle signe le rejet d'une certaine

psychiatrie, celle de Tosquelles et de Oury, celle qui apprend à ne plus avoir peur du « vide »

psychique et au contraire se sert de cette proximité comme on apprend à se servir de la

gravitation universelle. Car cette psychiatrie que nous aimons explore les bords de ce « vide ».

Celui-ci paraît d'autant plus affreux en compagnie du malade psychotique et aussi névrotique que

son voisinage n'est pas accompagné, car la fréquentation de ses bords va devenir instructive

lorsqu'il seront devenus pensables par le soignant, notamment par le biais de l'identification

projective ou introjective. En l'état actuel de l'organisation sociétale, la réponse psychiatrique fuit

de plus en plus cet éprouvé de vide, et prône à son encontre une multiplicité d'attitudes

compensatoires : l'excitation, l'hyperactivité, le sport à outrance, le bruit, la vitesse, la

consommation, les drogues, les jeux informatiques, le recours aux antidépresseurs, la fuite en

avant, les passe-temps. Tout ceci se généralise pour le plus grand bénéfice du capitalisme

ultralibéral qui, sans vergogne et dans l'indifférence générale, en a fait une source de profits.

Support d'une jouissance addictive collatérale, cette perversité ne s'épuisera donc pas d'ellemême,

mais par une transformation dans la Culture des modalités d'écriture, redéployant la parole

qui s'en est absentée.

J'en donne une illustration dans le chapitre II (« A se taper la tête contre les murs ») sous la forme

d'une vignette clinique. Je résume à l'extrême : c'est l'histoire de Jérôme, 11 ans, qui se tape la

tête contre les murs de sa chambre au point de réveiller les voisins. Je précise dans le livre la

configuration familiale tragique dans laquelle il évolue, mais je montre aussi comment un cas

isolé peut être le reflet de ce qui se passe dans un quartier, avec une déshérence d'un groupe

social qui fait qu'on ne sait jamais par quel bout prendre le problème. Faut-il faire un

signalement, et si oui, pourquoi cette famille-ci plutôt qu'une autre ? La famille alpha est une

famille « ironique », aurait dit Jean Baudrillard10, elle est l'exemple du « crime parfait », celui

dont on chercherait en vain l'auteur. Ça convulse en certains endroits du réseau collectif, à

l'image de ces crises convulsives qui surgissent sans cause précise chez un individu isolé. Et tout

ça concerne bien le Politique par sa capacité de penser le fait sociétal.

Sur tous ces points, un certain « savoir » pertinent de la psychanalyse peut éclairer l'action

politique, rendre plus intelligible ceci ou cela, faire en sorte que l'on privilégie au niveau des

décisions politiques d'autres moyens que la coercition ou la surveillance. Lors des décennies

précédentes, un certain nombre de décisions heureuses dans le domaine de l'enfance témoignaient

d'une réflexion politique influencée par la psychanalyse, que d'aucuns jugent désormais

pernicieuse. Ils attaquent résolument la psychanalyse, car elle heurte de plein fouet la volonté

d'emprise, la course en avant de l'économie libérale, la corruption des esprits, mais aussi parce

qu'elle encourage un certain type de prise de parole en démocratie. Le savoir de la psychanalyse

est pourtant consistant et résistant. Mais il faut aussi du courage politique pour en tenir compte.

Nous pouvons certes nous battre pied à pied pour défendre le bien-fondé de nos positions de

principe, il faut le faire, mais sous réserve que la psychanalyse ne garde par ailleurs aucune visée

de pouvoir. Ceux qui se réfèrent à la psychanalyse se doivent de renoncer aux calculs pervers

pour obtenir par la force la maîtrise du terrain, la psychanalyse y perdrait son âme, sa substance.

Ce qui suppose pour l'analyste de ne s'aventurer dans le domaine de la réflexion politique qu'en

tant qu'analysant de son propre discours et en se basant sur ce que le transfert individuel lui a

permis de comprendre et de lire, à savoir que la répétition en acte sur la place publique dessine

une sorte d'écriture du réel, travaillant de façon aveugle, tantôt dans le sens de la construction,

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tantôt dans celui destruction. Le problème est de parvenir à lire cette écriture inédite. Hannah

Arendt nous livre à ce sujet une métaphore pertinente en comparant le travail de la pensée et celui

de l'exploration sous marine. Il convient, dit-elle,de parvenir à penser le fond sans l'excaver.

« Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l'excaver et l'amener à la

lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l'étrange, perles et coraux, et

les porter comme fragments, à la surface du jour… »11. Comment la psychanalyse peut-elle

contribuer à mettre à jour « le riche et l'étrange », les « perles et coraux » de cette écriture du réel,

sans pour autant « excaver » la Culture et le Politique par des interprétations sauvages.

*****

Arrêtons-nous quelques instants : comment poursuivre cet objectif ? N'y aurait-il pas à dépasser

un interdit collectif de penser, une timidité d'ensemble de la théorie analytique à l'égard du

Politique, un saut conceptuel difficile pour passer de l'un à l'autre. Depuis toujours, la pratique

analytique relève le lien entre l'individuel et le collectif, mais le mouvement naturel de la cure est

toujours allé dans le sens d'un recentrement sur l'histoire individuelle, l'idée étant de privilégier

les points de capiton qui structurent le langage de chacun. Aussi peinons-nous à trouver les

outils théoriques permettant de dépasser cette solution de continuité, la scène collective

fonctionnant sur une logique autre que celle du Sujet. Ce qui est essentiel d'un côté ne l'est pas

nécessairement de l'autre, en tout cas pas sans précautions ni aménagements. L'enjeu crucial du

côté du Sujet est le déploiement du discours inconscient et la possibilité de l'interprétation, alors

que de l'autre, sur la scène collective, s'impose surtout le souci d'arriver au pouvoir par l'action

politique. Peut-on établir un pont entre ces deux lieux, et à quelles conditions ?

*****

Il y a heureusement plusieurs façons d'aborder ce qui se trame et s'extériorise dans le collectif,

mais du point de vue du « savoir » analytique, deux points me semblent essentiels : l'importance

de prendre en considération la brutalité de la force pulsionnelle qui le hante, et d'autre part

l'intérêt, pour parvenir à la penser, d'effectuer un détour par la notion d'écriture mieux adaptée à

mon sens que celle de discours.

Le pulsionnel. Pour s'aventurer sur la scène sociale, économique, ou politique, il faut garder à

l'esprit la force extraordinaire du pulsionnel, trop souvent associé dans les esprits à une version

soft de Eros, alors qu'il s'agit essentiellement d'une force agressive, dissolvante et destructrice.

Freud l'a le premier isolée en tant que « pulsion de mort », sans bien saisir sur le coup le contenu

exact de ce concept et ses divers terrains d'application. Or elle parvient à se prendre en masse

chez un individu, mais aussi à se densifier sur le plan collectif, par exemple lorsqu'elle se déploie

dans une institution ou dans une nation.

À la suite de Freud, de multiples auteurs ont compris l'importance de cette « pulsion de mort » en

clinique individuelle et familiale, et il y a toute une filiation qui reste à explorer dont je ne puis ici

rendre compte. Pour ma part j'apprécie tout particulièrement la manière dont Nathalie Zaltzman

en a précisé les caractéristiques et relevé la traduction sociétale12. La pulsion de mort n'est en

effet pas du tout ce qu'on dit qu'elle est dans les journaux et sur les ondes. Certes le but de la

pulsion de mort, omniprésente, est le meurtre de l'autre ou de soi, mais heureusement, elle ne

cesse de rater son but, de s'attaquer elle-même, ou de se lier, et du coup elle autorise la vie et la

régénère. Thanatos-Eros devient de ce fait une source considérable d'énergie, donnant aussi

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l'opportunité d'effectuer divers pas de côté.

Mais il est vrai que sous certaines conditions, la pulsion de mort est susceptible de devenir un

siphon pour la pensée et la parole, elle est capable, nous ne le savons que trop par l'Histoire, de

conduire aux pires atrocités. En utilisant un certain vocabulaire et par des slogans, un chef

parvient à enrégimenter la « masse » et à la mettre au service de sa volonté de puissance, tel

Hitler avec le discours nazi qui avait envahi et appauvri la langue allemande, ou tel Pol pot au

Cambodge, comme le montre un film récent, « La parole manquante », de Rithy Panh, qui a

reconstitué le processus à l’oeuvre dans le Cambodge des années 70, livrant tout un peuple à

l'idéologie de quelques dignitaires. Quand la pulsion de mort rencontre ainsi des conditions

sociétales défavorables (misère, inégalités, colonisation, bombardements, guerre etc.) elle balaye

tout sur son passage, elle devient capable d’araser la pensée et de dissoudre ce qu'on désigne

habituellement sous le nom de Culture. À un certain moment, les digues cèdent, plus rien ne

résiste à la force de destruction qui s'empare, renforce et pervertit dans un État la violence

naturelle du droit13 et livre alors les individus à une fin ignomineuse.

L'écriture. Dès qu'on aborde l'ensemble scène individuelle-scène collective, le mot « écriture »

me paraît mieux adapté que celui de « discours ». Derrida souligne dans « Freud et la scène de

l'écriture »14 combien cette écriture est présente pour Freud dans la structure intime du langage

verbal (cf. « l'ardoise magique »15). Et Lacan de son côté parle souvent d'un « inconscient

structuré comme une écriture ». Pourtant c'est le mot « parole » qui prend le dessus en

psychanalyse, car il est vrai que le discours verbal occupe l'essentiel de l'expérience analytique

sur le mode de l'association libre, en s'enrichissant d'un accès à la scène inconsciente, tandis que,

à l'inverse, ce même discours verbal magnifié devient l'ombre de lui-même quand, sur la scène

sociétale et politique, il se trouve instrumentalisé, mis au service d'un programme et d'une

réélection, ou encore à la solde des profits de l'économie ultralibérale.

En psychanalyse, le transfert analytique entre deux personnes peut s'envisager facilement sous

l'angle de l'écriture et de la réécriture. Mais il en est de même pour ce qui se meut sur la scène

sociétale, par exemple pour cet ensemble de phénomènes qui ne sont pas repérés en général

comme des signifiants linguistiques relevant du langage parlé mais sont considérés comme des

« signes » plutôt à exclure quand ils ne sont pas conformes aux règles et aux lois en usage :

traces, marques, tags, gribouillis, émotions, borborygmes, odeurs, postures, tatouages, actes

terroristes, etc., des artefacts qui s'inscrivent sur des supports multiples : murs, feuilles de papier,

groupe social, corps propre, etc.. Il faut être très attentif pour en devenir le lecteur et les prendre

en compte.

L'intérêt d'utiliser le mot « écriture » est sa souplesse d'utilisation, notamment pour élargir

l'écoute du discours à ce qui n'entre pas directement dans le champ névrotique de la parole : il

introduit une plus grande continuité entre les diverses scènes d'expression. Le « graphe » ne

suppose pas a priori qu'il y ait en deçà de sa production une volonté de communication, mais on

peut tout de même le considérer en attente d'y trouver sa place. W. Bion utilise une « grille »

[raster, liste] pour noter et rendre compte des « éléments » non encore signifiants apparus dans le

fonctionnement psychique d'une personne. Piera Aulagnier évoque de son côté, en deçà des

processus primaire et secondaire liés à la langue, un lieu « originaire », un « pictogramme », celui

d'une inscription à jamais inaccessible, une trace sensorielle déterminante dans la psyché

psychotique.

9

Toutes les modalités d'écriture dans la psyché interagissent entre elles, je vous propose de

différencier trois types, qui se connectent entre elles autant chez l'individu isolé qu'entre les

individus dans un collectif :

⁃ l'écriture de la conscience, c'est celle de la pensée scientifique, des théories, du discours

rationnel, logique, mathématique, « universitaire » ; celle de la morale et de la religion ;

de la métapsychologie aussi ; elle suppose et exige une cohérence de la pensée, une

articulation stable entre ses contenus. Elle est capable notamment de théoriser l'aporie.

C'est le niveau des Lumières, de l'Encyclopédie, du Sens, du Symbolique, c'est le niveau

aussi des programmes politiques avant les élections, mais aussi des justifications qui font

suite. On ne doit jamais sous-estimer son importance et sa nécessité au regard des deux

autres écritures. Son défaut le plus évident est l'effet de fermeture sur elle-même, elle se

nourrit de l'inconnu mais supporte mal ce qui n'est pas rationnel.

⁃ l'écriture inconsciente, c'est celle que Freud et tout le mouvement analytique n'ont cessé

d'explorer. C'est le fil rouge du transfert. C'est le royaume de Eros, mais aussi de la mise

en évidence de Thanatos. Elle n'a pas d'existence propre en elle-même, et elle ne prend de

sens que dans l'après coup de la parole, au terme d'un travail de perlaboration dans le

transfert. Cette écriture inconsciente a le mérite de se moquer des lignes de flottaison du

discours conscient, de révéler le Désir et le manque qui lui est lié, mais aussi les affects.

Cependant elle a besoin de conditions favorables pour émerger et claudiquer dans le

langage et les actes. Tout l'enjeu actuel du politique et de l'économique est de savoir

jusqu'à quel point ceux-ci peuvent tolérer son existence et son émergence.

⁃ la troisième écriture se décrypte au terme d'un déchiffrage de ce qu'on nomme habituellement

« le réel ». C'est elle qui rend le mieux compte de « la fêlure intime du monde, lieu de la

douleur primitive » (chapitre IX). Active, elle manifeste sa présence par des signes, des

incursions, des « trous » inopinés dans les deux autres, où elle se met à battre et à bruiter

avec fureur. Dépourvue d’intentionnalité, de sens, elle est capable par sa brutalité de

rendre muettes les deux autres écritures, de les prendre plus ou moins en otage, et de

produire en eux et à son encontre des manifestations réactionnelles d'emprise visant à la

faire taire mais qui restent sans grand effet. Dans les trous qu'elle suscite, il n'y a

probablement que du « rien ». Ou plus exactement ces trous n'ont que des bords,

fréquentés par des « fantômes ». Livrés à eux-mêmes, sans élaboration, ces trous

possèdent une puissance énergétique considérable capable de lyser tout support individuel

ou collectif, toute écriture, en des points peu ou pas prévisibles disposant d'un faible degré

de résistance, par exemple à la frontière psyché et soma, ou encore dans un tissu social

qui se déchire.

Il s'agit là de trois types, et non pas, je précise, de trois niveaux d'écriture, ce qui supposerait une

supériorité ou une antériorité d'une écriture sur l'autre. Ces trois types d'écriture doivent

fonctionner ensemble, et elles doivent le faire de façon suffisamment harmonieuse, c'est bien ça

la caractéristique de l'humain dans une société « humaine », par ailleurs toujours en risque de

s'auto-détruire. La perspective la plus heureuse pour les humains est de parvenir à maintenir cette

troisième écriture en eux et autour d'eux à un niveau d'intensité supportable par les deux autres,

sinon il se produira ce que nous appelons un « trauma ». Les écritures consciente et inconsciente

ont besoin d'elle, car elles ne peuvent rester opérationnelles qu'à la condition de se déconstruire

10

en permanence, et cette déconstruction ne se réalise que grâce à l'apport renouvelé et dissolvant

de la troisième qui les met plus ou moins en péril. Ceci est valable autant pour un individu que

pour une collectivité (institution, quartier, pays). Et ceci suppose qu'il n'y ait pas de censure

institutionnalisée à son encontre.

Le champ de la psychanalyse doit s'ouvrir aux trois types d'écriture, même si elle privilégie

naturellement la lecture de la scène inconsciente avec l'ouverture du transfert. Et le praticien doit

toujours garder à l'esprit l'importance d'une perméabilité entre ces trois types d'écriture, être

attentif à ce qui gêne leur prise en compte, être capable donc de suppléer à la défaillance de

lecture des deux premières par rapport à la troisième. Mais, par ailleurs, on peut dire aussi que la

démocratie a été inventée pour permettre le libre jeu entre ces trois types d'écriture qui ne

cesseront de se contrecarrer et de se déconstruire d'un citoyen à un autre et entre les divers

groupes contradictoires d'intérêts.

La question qu'aborde indirectement Derrida en divers points de son oeuvre est celle de

l'ouverture ou plus exactement de la non-clôture de ces trois systèmes, ils restent ouverts en

permanence sur le passé et ses fantômes, sur le présent et son actualité, et sur un futur que le

passé contient déjà en germe mais qui reste de l'ordre de l'indécidable. C'est parce qu'un système

d'écriture reste ouvert qu'il peut s'enrichir, ou au moins éviter de s'auto-détruire de façon autoimmune.

C'est ce que n'ont pas compris certains pays d'Europe qui ferment leurs frontières aux

réfugiés et aux migrants, ou Israël qui a construit un mur pour se protéger des Palestiniens, ou le

gouvernement de la France quand il devient frileux.

L'aporie est fondamentale, elle se retrouve dans la genèse et dans l'existence même des trois types

d'écriture. Elles sont par définition orphelines et ne cessent de reproduire entre elles le manque.

L'absence de délimitation nette entre chacune suscite chez certains de la terreur et provoque en

retour des effets de fermeture dont l'acmé le plus visible se matérialise dans un retour à

l'intégrisme (musulman, juif, catholique, évangélique, laïque) et dans le recours aux guerres de

religion pour imposer une certaine vision du monde. Ils visent à effacer la béance que la pensée

du « Tout autre » aurait au moins le mérite de préserver. La démocratie ne peut que naviguer au

milieu des périls, c'est sa chance et aussi son drame.

****

Il m'apparaît, à la lumière du « savoir » qui découle de l'expérience analytique, et à la lumière

aussi de celui que procure un certain exercice de la psychiatrie référé à la psychanalyse, que trois

« préceptes » [doivent se retrouver constamment au travail dans notre vie, nos pratiques, nos

institutions, notre démocratie, et dans la réflexion « politique » lorsque celle-ci s'inspire de la

psychanalyse. C'est loin d'être le cas actuellement, mais c'est aussi un motif de plus pour

s'engager résolument dans cette voie.

Je dis trois préceptes, mais je pourrais tout aussi bien réunir ces trois caps à tenir en un seul, vous

laissant le choix de décider lequel aurait vos préférences, je veux parler ici de l'hospitalité, de la

justice et de la solidarité. Il ne vous a pas échappé que je les préfère aux trois mots qui

constituent notre devise nationale, ce n'est pas indifférent, mais il serait trop long ici de dire

pourquoi, vous le comprendrez mieux si vous lisez « Politiques de l'amitié »16. Ces trois

préceptes ne sont pas à entendre comme des injonctions surmoïques, mais comme des axes de

déconstruction autour desquels se déroulent les expériences humaines de la démocratie et de la

11

psychanalyse, en leurs multiples écritures conjointes.

Vous savez par votre propre expérience quotidienne que nous n'en aurons jamais fini avec ces

trois axes déconstructifs, et que le performatif que j'ai mis en titre de mon livre : « Autre pourrait

Être le monde », suppose qu'ils restent en analyse infinie autant chez l'analyste que chez

l'analysant tant sur le plan individuel que vis-à-vis du collectif. Il n'est pas question ici de vertu

mais bien de nécessité, comme survie commune et possibilité d'avenir.

L'écriture est toujours orpheline des deux autres, orpheline de son origine propre comme de sa

finalité. La psychanalyse est là pour en témoigner et pour maintenir avec d'autres cette ouverture.

Jean Cooren (Lille)