Roma De Alfonso Cuaron par Jean-François Solal

Roma De Alfonso Cuaron
Le réalisateur Alfonso Cuarón, primé aux Oscars, livre un portrait émouvant de la vie domestique au Mexique dans les turbulentes années 1970.Avec :Yalitza Aparicio, Marina de Tavira

« Roma »

De Alfonso Cuaron

Sur Netflix uniquement

Par Jean-François Solal

 

Le générique s’ouvre sur quelques carreaux de faïence ou de ciment ; en noir et blanc, on ne sait pas trop. Des carreaux sans importance sinon pour le souvenir d’un enfant ; il en reconnait, lui, tous les détails. Le son vient ensuite, le bruit de l’eau, probablement une vague, chassée par une autre, et enfin, le reflet dans l’eau d’un avion en vol. Non, ce n’est pas la mer, c’est un sol que la « bonniche » – comme la nommera avec mépris son petit ami – lave à grande eau. On comprend plus tard que les merdes de chiens sont tenaces.

 

C’est un film du mexicain Alfonso Cuaron, qui avait fait connaître son talent avec des films plus hollywoodiens, moins intimistes, « Gravity » ou « Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban ». Il s’est laissé convaincre d’abandonner pour un temps la science-fiction et la fantasy par Thierry Fremaux, délégué général du festival de Cannes. Pourtant ce dernier n’en aura pas profité : le film, distribué exclusivement par Netflix est refusé à Cannes avant de recevoir le lion d’or au festival de Venise.

Cet avion dans le ciel débute le film et viendra aussi le clore, une boucle, celle de la mémoire qui méconnait la chronologie. « Roma » illustre un petit article de Freud : « Le créateur littéraire et la fantaisie ». La fantaisie, comme toute production psychique concerne « passé, présent et avenir, comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse » écrit Freud. Le cordeau pour un cinéaste, c’était la pellicule hier, ce sont les images numériques aujourd’hui, montées dans la fantaisie mnésique du réalisateur. Un des enfants, probablement le cinéaste enfant, dit à deux reprises : « - Quand j’étais vieux, je suis mort noyé. - Tu veux dire quand tu étais jeune, rectifie Cléo. - Non, quand j’étais vieux, dans ma vie d’avant. » Si on voit ce film comme la reconstruction fidèle et réaliste de l’enfance du réalisateur, on n’en comprend pas les enjeux et le film peut paraître mièvre. Le souvenir concerne Cléo, la bonne  de sa famille à qui il doit une enfance douce alors qu’elle aurait pu être violente et carencée. Le regard qu’il porte sur elle est celui d’un adulte plus habité par son infantile, par sa sexualité infantile que par son enfance.

 

Roma est un quartier cossu de Mexico dans lequel a grandi Alfonso Cuaron. Tout à son désir de redonner vie à son enfance, à ne pas s’en tenir à sa mémoire, le cinéaste tient à la véracité de son récit. Pendant six mois, raconte-t-il (Le Monde, 15 décembre 2018) il sillonne les lieux de son enfance, plante sa caméra pour filmer en plans larges, sans effets, sans travellings, « que tout reste à plat » dit-il. Revisiter les lieux de l’enfance lui est nécessaire pour redonner vie. « Quand on ramène un lieu à la lumière, les existences passées se manifestent sous la forme de fantômes qui vous mettent face à des choses, dont vous saviez qu’elles étaient là, mais que vous avez préféré ignorer. » Un film qui aspirerait à une psychanalyse –  se remémorer –  mais dont les images, hystérisant le souvenir, conduiraient à des réminiscences.

 

Dans une maison bourgeoise, un couple, lui est médecin, elle biologiste, quatre enfants rapprochés, Cléo qui s’occupe d’eux sans affectation et sans passion, avec une égale tendresse, une constante attention, celles que les enfants, celles que Cuaron lui prêtent. L’image montre une actrice formidable, Yalitza Aparicio, au visage lisse, « imperturbable malgré les souffrances » reproche Jacky Goldberg dans les Inrocks (n°1212). La vraie Cléo n’était probablement pas cette figure maternelle idéale qui absorbe toute la violence du monde sans jamais la diffuser auprès des enfants dont elle a la charge. Jacky Goldberg n’a pas compris que Cléo est un personnage, une maternité naturaliste construite par la mémoire d’Alfonso Cuaron. Alors que la mère, repliée sur son couple qui bat de l’aile, aimante mais présentant à ses quatre enfants un comportement erratique, tantôt rejetant, tantôt intrusif, et offre peu de sécurité. Un clivage sans doute, la bonne Cléo, et la mauvaise mère ; le clivage est toujours grossier, et peut irriter le critique. Le cinéaste filme depuis l’enfant qu’il a été au début des années 70 et cette Cléo est idéalisée.  Tout le charme de ce film réside dans cette fiction à laquelle le spectateur est prié d’adhérer.

 

Thierry Fremaux conseillait à Cuaron de raconter l’histoire du Mexique, celle  des années 1970, celle de la violence d’Etat et de ses milices armées. Cléo, protectrice de l’enfance en assourdit les cris, en absorbe les effets.  Pourtant la violence infiltre aussi l’intimité familiale qui ne peut échapper plus longtemps au trauma : Les parents se séparent sans que la vérité ne soit dite. L’océan peut emporter les enfants, jusqu’au chien, interdit de sortie dans la rue – est-elle trop dangereuse pour lui aussi ? – qui chie dans le patio de la maison. Seule la présence de Cléo sauve ce petit monde de l’irrémédiable.

 

Un film sans hommes, sinon veules, violents ou inconsistants. Personnages secondaires, ils représentent la fureur du monde des grands, celui de la police qui tire sur les enfants ou des milices fascisantes qui massacrent les étudiants.

L’histoire du Mexique, des luttes pour la propriété foncière, pour la condition féminine, se déploie tout au long du récit, tantôt discrètement à hauteur de l’enfant, tantôt à l’extérieur de la maison à hauteur de l’ingénue Cléo qui semble, elle-aussi, à peine sortie de la chambre d’enfant. Dans son entretien au Monde, Cuaron dit qu’il a eu connaissance de la vie douloureuse et mouvementée de Cléo qu’après l’avoir longuement rencontrée à l’occasion du tournage, alors qu’il se souvenait parfaitement de Cléo dans sa maison.

Dans la famille élargie, à l’hacienda des cousins, la violence est plus ouverte : la scène de tir, l’incendie d’un bois, la fête nocturne, évoquent une mise en scène restreinte de la lutte des classes telle que Jean Renoir l’avait imaginé dans la « Règle du Jeu », nul doute que dans son film en noir et blanc, Cuaron lui rend hommage.

 

Ce film sur la fabrique du souvenir dit avec sobriété, sans psychologie, l’histoire telle que les enfants l’ont vue, telle qu’ils l’ont expurgée, telle qu’ils l’ont imaginée. Un récit et une fiction tout à la fois, aux images éloquentes.