Mulholland Drive

Affiche du film Mullholand Drive

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Film américain, français (2001). Fantastique. Durée : 2h 26mn.

Date de sortie : 21 Novembre 2001

Avec Laura Elena Harring, Naomi Watts, Justin Theroux, Ann Miller, Robert Forster  Plus...

Réalisé par David Lynch

Synopsis

A Hollywood, durant la nuit, Rita, une jeune femme, devient amnésique suite à un accident de voiture sur la route de Mulholland Drive. Elle fait la rencontre de Betty Elms, une actrice australienne qui vient juste de débarquer à Los Angeles. Aidée par celle-ci, Rita tente de retrouver la mémoire ainsi que son identité.

Les dix clés de D.Lynch

1 au debut du film : 2 clés sont donnnées avant générique

2 observez quand l'abat jour rouge apparait

3 attention au titre du film pour lequel kescher auditionne les actrices ? Ce titre est-il mentionné à nouveau ?

4 qui donne la clef et pourquoi ?

5 faites attention a l'endroit ou se déroule l'accident

6 faites attention a la robe, au cendrier, à la tasse a café

7 tout se joue au club « silencio »

8 Camilla n'a t elle reussi que par son talent ?

9 attention aux details autour de l'homme derrière winkies

10 ou est tante ruth ?

Site officiel http://www.bacfilms.com/mulholland

« Il rêva de la Fille aux yeux d'or, comme rêvent les jeunes gens passionnés. Ce fut des images monstrueuses, des bizarreries insaisissables, pleines de lumière, et qui révèlent les mondes invisibles, mais d'une manière toujours incomplète, car un voile interposé change les conditions de l'optique. » Honoré de Balzac, La fille aux yeux d'or 14 (1835) « Lorsque vous dormez, vous ne contrôlez pas votre rêve. J'aime me plonger dans un monde onirique, mais fabriqué par moi, un monde que j'ai choisi et sur lequel j'ai tout contrôle... » David Lynch15 "This is the girl." Mais justement, laquelle, et où est-elle ? : « The girl is still missing ». « Cherchez la femme » a-t-on envie de répondre en écho à ces phrases qui sont répétées à plusieurs reprises dans le film par divers personnages plutôt inquiétants, comme une clef qui redoublerait l'énigme qu'elle est censée aider à résoudre. Le dernier film de David Lynch se présente d'abord comme une belle histoire d'amour entre deux femmes, Betty (Naomi Watts) et Rita (Laura Elena Harring) dont l'identité est, dès le départ, problématique. Betty vient à Hollywood pour tenter sa chance tandis que Rita a perdu la mémoire après un accident de voiture qui l'a sauvée d'un mystérieux guet-apens. L'une se cherche une identité d'actrice, l'autre a emprunté la sienne à une affiche du film Gilda. La première, blonde, lumineuse et tournée vers l'avenir aide la seconde, la brune au passé opaque, à chercher qui elle est. Lorsqu'elles font l'amour, la blonde demande à la brune si elle l'a déjà fait avant : « je ne sais pas », répond l'amnésique Rita. Seul donc, l'amour se passerait de mémoire et d'identité, mais est-ce bien le cas ? Des signes inquiétants se multiplient comme si la surface merveilleuse du rêve hollywoodien se fissurait en de multiples craquelures imprévisibles. Ainsi les deux enquêtrices trouvent-elles, chez une certaine Diane Selwyn, le cadavre atrocement décomposé d'une femme en robe noire, dont on se demande si l'inquiétante et fragile Rita ne serait pas l'oublieuse meurtrière...

The straight story

Tout se renverse décidément dans la dernière demi-heure du film. Reprenons. À notre insu, et avant même le générique, nous avons plongé sur un oreiller rouge avec la caméra à la place du regard de Diane, et nous avons longuement dormi et rêvé avec elle. La temporalité de son réveil est très précis. Des coups frappés à la porte insistent ; un cow-boy dit ironiquement à une femme en robe noire endormie sur l'oreiller rouge : « Il est temps de te réveiller, ma belle », et le corps sur le lit se transforme en un cadavre en putréfaction, exactement le même que celui que Betty et Rita avaient trouvé auparavant... Le rêve continue, donc. Mais les coups redoublent et nous nous réveillons avec Diane, endormie en chemise de nuit sur l'oreiller rouge à la place du cadavre précédemment rêvé. Or, le cauchemar de Diane, réveillée pourtant, continue et redouble. Comme nous l'apprendrons dans la scène la plus traumatique du film, Diane Selwyn, originaire de Deep River, Ontario, est venue à Hollywood avec l'héritage de sa tante Ruth, qui travaillait dans le cinéma. Elle avait été mordue par l'envie d'être actrice en gagnant un concours de rock acrobatique (cf. le premier plan, avec sa danse endiablée et ses couples démultipliés). Elle a passé une audition pour le premier rôle de « L'histoire de Sylvia North », mais n'a pas été très bonne et c'est Camilla Rhodes (la Rita du rêve), qui a été retenue - non sans l'appui de la  maffia... Une idylle est née entre les deux femmes et Camilla la star réussit à faire donner des petits rôles à Diane dans les films qu'elle joue. Mais la belle Camilla est volage. Adam Kesher (Justin Théroux), un jeune metteur en scène divorcé dont la riche villa surplombe Hollywood sur Mulholland Drive, tombe amoureux d'elle. Camilla rompt avec Diane et invite, non sans une certaine perversité, Diane à être le témoin de leur amour lors d'un banquet de fiançailles où Diane raconte son histoire à la mère d'Adam (Ann Miller). Presque tous les personnages du film sont présents à cette fête, et cette scène, traumatique, donne la plupart des clefs du film. Ivre de rage jalouse et avide de vengeance, Diane commandite le meurtre de Camilla à un tueur, dans un Winkies : la remise d'une clef bleue et plate signifiera la mort accomplie de Camilla. Or, c'est bien cette clef qui est posée sur la table de la pièce où Diane, en peignoir, le visage ravagé, boit une tasse de café pour essayer de sortir de son cauchemar. Nous comprenons seulement alors que le mystérieux cadavre décomposé, par deux fois entrevu, était celui de Rita-Camilla qui revenait hanter la criminelle rêveuse. Camilla apparaît, mais en fait c'est son fantôme muet qui revient visiter la meurtrière dont le visage se décompose face au spectre. Elle se remémore alors les événements récents : la trahison, le refus de Camilla de faire l'amour avec elle, une séance de masturbation besogneuse, le banquet traumatique des fiançailles, la commande du meurtre. Or, les coups à la porte reprennent et nous comprenons que c'est la police qui vient la chercher. Sous la porte se glissent deux petits personnages : le charmant couple américain « oedipien » de vieillards du début du film, ceux qui riaient d'une manière cependant un peu bizarre en encourageant les espoirs hollywoodiens de Betty-Diane dans le rêve se sont métamorphosés en des Érynnies tragiques qui poursuivent et assaillent la blonde criminelle comme les oiseaux du film éponyme de Hitchcock. Diane se tue alors d'une balle sur son oreiller rouge, à la place même où son rêve avait placé le cadavre de son amante.

   L'envers du rêve hollywoodien Le rêve merveilleux dans lequel nous avons été plongés du début du film jusqu'au réveil de Diane est rattrapé en de multiples points par le réel qui le transperce et l'envahit progressivement : le rêve hollywoodien est aussi, à l'envers, un cauchemar. La vision horrifique et identique, par deux fois, du cadavre de la femme en robe noire le signifie très directement. D'ailleurs, le mouvement s'accélère après la première rencontre de ce cadavre, qui sera aussi la dernière image du rêve, avant le réveil. Mais Lynch utilise d'autres procédés qui lui sont propres pour obtenir l'effroi du spectateur placé, on l'a vu, à son insu, à la place de Diane la criminelle, un peu comme dans Lost Highway où le film était vu du point de vue d'un meurtrier schizophrène.

 D'abord, comment ce rêve est-il fabriqué ? Selon les meilleures règles freudiennes. Il accomplit un Wunsch (un voeu) de la rêveuse, grâce aux procédés classiques du travail du rêve. Ainsi, le renversement par le contraire. Diane la meurtrière devient Betty qui sauve la pauvre Rita-Camilla, d'abord en faisant rater le meurtre programmé grâce à un accident de voiture, ensuite en recueillant la pauvre Rita dans la riche demeure de sa tante, ressuscitée mais en voyage, enfin en renonçant en quelque sorte à sa carrière pour elle. D'ailleurs, c'est Betty qui est l'actrice douée (et non pas Camilla, la star dans la réalité), et qui aurait eu le premier rôle si la maffia du spectacle ne s'en était mêlée, et si elle-même ne s'était pas sacrifiée pour sa belle. C'est elle qu'Adam a regardé avec feu au moment même où il allait rencontrer Camilla. Adam, qui a triomphé sur Diane dans la réalité, est particulièrement maltraité dans le rêve : il est cocufié d'une façon obscène par sa femme et un « nettoyeur », après avoir été ruiné et privé de son propre film. Le visage torturé de Diane est serein et radieux dans le rêve tandis que la séduction équivoque de Camilla devient la détresse touchante de la pauvre Rita. Celle-ci pourrait bien avoir tué Diane, alors que c'est l'inverse. Etc. Le rêve utilise de nombreux déplacements et condensations. Comme dans le rêve célèbre de « L'homme aux loups » de Freud, il diffracte en les déformant et en les répartissant en un réseau serré de renvois les éléments d'une scène traumatique qui le précède et le détermine, ici celle des fiançailles. La clef bleue plate de la mort devient une clef bleue triangulaire qui incarne le mystère de Rita (mais qui reste couplée à l'argent du meurtre, simplement dans le rêve on ne sait plus à quoi a servi cet argent) ; la mère d'Adam devient la logeuse de Betty ; le meurtre programmé (mais qui rate dans le rêve) a lieu sur la même route, Mulholland Drive, où Camilla a tendu un piège à Diane en lui faisant croire à une surprise avec des mots tendres, alors qu'elle voulait en faire le témoin de sa séduction ; la scène dans la voiture reprend mot pour mot, image par image, celle qu'a vécue Diane se rendant au banquet de fiançailles. Presque tous les personnages du rêve précédent passent en arrière-plan dans la scène du banquet ou dans la suivante (celle de la commande du meurtre) : le cow-boy qui menace Adam, le maffioso italien ; on y entend la voix de Camilla parler espagnol et on comprend qu'elle a été réellement « pistonnée » par la maffia ; on y aperçoit une autre amante de Camilla qui deviendra la Camilla du rêve ; Diane échange son prénom, dans le rêve, avec la serveuse du Winkies, etc. Ainsi est créé pour le spectateur une impression continue de « déjà vu » et de « déjà entendu » qui renforce l'énigme, puisqu'on n'en a pas encore les clefs. Le renvoi perpétuel, détail après détail, de la signification d'un  terme à un autre crée une forme particulière de sens par défaut. Il est là, mais nous échappe perpétuellement par l'allusion à une vérité qui se dérobe métonymiquement. En effet chaque scène est en elle-même pleine de signification et on ne s'ennuie pas une seconde parce qu'on la comprend localement dans une référence autonome, mais la mosaïque des scènes se démembre après-coup pour se recomposer autrement, créant un sens nouveau plus global, produit vertigineux du déchiffrage auquel incite forcément le film.

image du film

On peut alors vérifier l'assemblage quasi-parfait de tous les détails qui semble relever d'un calcul conscient de l'auteur. Du moins en a-t-il donné l'impression en posant dix questions clefs qui portent surtout sur des objets et des détails apparemment accessoires : la tasse de café, le cendrier, l'abat-jour, le titre du film, le générique, etc. C'est l'ajustement impressionnant de ces détails signifiants qui crée à la fois la saisie d'une cohérence extrême et le sentiment persistant d'une énigme, car il est difficile de suivre tous ces déplacements lors d'une première vision du film. Comme le dit D. Lynch : « Très souvent, lorsqu'on n'aperçoit que la partie, c'est encore pire que de voir le tout. Le tout a peut être une logique, mais hors de son contexte, le fragment prend une valeur d'abstraction redoutable, ça peut tourner à l'obsession. » Cependant, d'après ce que l'on sait de l'histoire du film, il fut d'abord conçu comme un feuilleton ouvert à l'interprétation comme Twin Peaks, pour la chaîne de télévision ABC qui refusa ensuite de le programmer (Y en aurait-il un écho dans les démêlés comiques d'Adam avec la maffia d'Hollywood ?). Le film fut racheté par Canal Plus et Lynch dut lui inventer une nouvelle fin. Il est donc probable que la partie ramassée qui suit le réveil de Diane et permet d' « analyser » son rêve a été réellement construite après-coup, comme, d'ailleurs le fait quelqu'un qui analyse son rêve lors d'une séance d'analyse.

L'étrange et l'inquiétant

L'étrangeté, dans le rêve, vient d'abord de l'accentuation légère de certaines situations qui mettent mal à l'aise sans qu'on sache pourquoi sur le moment. Ainsi le rire du gentil couple d'Américains qui se frottent les mains et se tapent sur les genoux vire-t-il insensiblement au sardonique : ils reviendront dans la réalité délirante de Diane hantée mélancoliquement par son acte pour la pousser au suicide à la fin, non sans qu'on ne les ait fugitivement entrevus à côté de l'homme derrière le Winkies au moment où Diane a ordonné le meurtre de son amante. La scène que joue Betty lors de son audition, qui est une scène d'amour et de menace de mort, est trop bien jouée. Comme l'a remarqué Michel Chion16, elle est introduite par une phrase énigmatique du metteur en scène qui nous fait rire : « Don't play for real, until it gets real » (Ne joue pas pour de vrai, jusqu'à ce que ça devienne vrai, réel). Et en effet, elle est programmatique du film, où la limite entre le semblant et le réel affleure sans cesse dans le rêve et oblige le rêveur à de nouveaux remaniements signifiants s'il veut continuer à dormir. Le réel  est de ce fait comme surligné sur le texte par son côté « toc », révélé par son caractère « grossi » sur l'image du rêve qui mime la banalité de la réalité. L'inquiétant surgit aussi de scènes intercalées comme des sketches autonomes qui paraissent sans lien compréhensible avec le reste au moment où elles sont vues, et fantastiques puisque nous ne savons pas que nous rêvons. Parfois, ce sont des apartés entre des personnages secondaires difficiles à insérer dans la trame du film. Ainsi, la première scène au restaurant Winkies. Un homme y amène un ami pour lui raconter un rêve qui l'a confronté par deux fois à une image effrayante dans ce lieu, et pour tenter une sorte de thérapie cathartique. Lorsqu'ils vont à l'endroit en question, le visage terrifiant surgit réellement et l'homme meurt, ou en tout cas s'effondre. Or, cette scène annonce précisément ce qui va effectivement se passer dans le film : Betty rencontre deux fois en rêve le cadavre méconnaissable de Camilla avant de se tuer à la place même où elle l'a déjà vu, dans son lit. D'autre part, cette première scène du Winkies est une transposition de la scène où est commandité le meurtre et dans laquelle Diane a justement croisé par hasard le regard de ce client-là du restaurant. Le regard de la mort y était donc bien, présent dans le réel et incarné par ce visage noir et inidentifiable du clochard (le déchet d'Hollywood ?) qu'on revoit fugitivement en travers de l'écran après la mort de Diane.

Autre exemple : le cow-boy. Ce ridicule personnage de western, à l'existence duquel Adam, dans le rêve de Diane, n'arrive même pas à croire, est une sorte d'exécuteur ou de porte-parole de la maffia 17 du cinéma qui pousse Adam à lui obéir « pour son bien ». Et il l'avertit : si tu agis bien (en choisissant Camilla pour ton film), tu me reverras une fois, sinon deux fois. Or, le cow-boy est présent au banquet de fiançailles. Donc, du point de vue de la rêveuse (ou du spectateur), Adam, qui s'est « bien » comporté en choisissant Camilla comme actrice et comme femme, aura revu le cow-boy une seule fois. Puis le cow-boy réapparaît une deuxième fois (si on suit l'ordre chronologique réel dans lequel le banquet a lieu avant le rêve) à la fin du rêve lorsqu'il vient réveiller ironiquement Rita-Camilla morte, comme s'il disait à propos du cadavre « This is the girl » (et voilà ce que tu en as fait !). Il s'agissait donc d'un avertissement adressé à la rêveuse à travers le personnage le plus détesté de son rêve ! Or, tous ces points nous inquiètent et tissent une énigme qui ne peut être résolue qu'après-coup : alors, presque « tout non-sens s'annule ! », pour pasticher la formule célèbre du Président  Schreber. Mais il existe aussi dans ce film un au-delà du sens ou plutôt un autre registre, non sémantique : celui de la pulsion.

Amour et pulsion de mort

En effet, on le sait, la pulsion freudienne doit être distinguée de l'instinct animal qui vise à la conservation de l'espèce et à la reproduction. Son but est une satisfaction liée à sa source, la zone érogène, et elle n'intéresse la sexualité que par ce biais, toujours partiel. L'objet de la pulsion, interchangeable, emprunte son nom à cette source : objet oral, anal, voix, regard. Il est mis en scène dans divers scénarios fantasmatiques qui causent notre désir et c'est lui que nous aimons, en lui et plus que lui18, dans notre partenaire sexuel. On le voit dans l'usage de certaines métaphores au paroxysme de l'amour : « je te mangerai », ou dans les affres de la jalousie : « je lui arracherai les yeux ». Il peut même arriver qu'on tue l'objet aimé pour en extraire cet objet de jouissance, ainsi dans les grands crimes psychotiques où les métaphores précédentes se réalisent. L'une des fonctions du fantasme est de voiler notre activité pulsionnelle en donnant du sens à notre jouissance, mais si ce voile se déchire, l'objet apparaît dans le réel comme un résidu hors-sens.

 Intéressons-nous à la scène au club Silencio dans laquelle le rêve bascule dans le fantastique, et qui va précipiter le réveil. Le rêve, on l'a vu, tente sans cesse de détourner le rêveur du réel insupportable en recouvrant la réalité d'un voile idéalisant. Mais le réel insiste et les deux héroïnes trouvent le cadavre décomposé. C'est juste après - et ce n'est pas fortuit - qu'a lieu la scène d'amour merveilleuse entre les deux femmes où le réel est à nouveau recouvert par un voile fantasmatique. On peut en effet considérer l'acte sexuel entre les deux femmes, doux, voluptueux et sentimental, comme l'acmé du fantasme dans le rêve. Et que représente ce fantasme ? Le rapport sexuel parfait de l'héroïne, Betty-Diane, avec son moi-idéal de star hollywoodienne, Rita-Gilda. Que se passe-t-il, juste après, au club Silencio ? Puisque cette scène succède à la scène d'amour, on doit logiquement s'attendre à un retour du réel. Et, en effet, immédiatement après l'amour, Rita commence à retrouver la mémoire dans une autre langue, l'espagnol. Or, si celle-ci lui revenait complètement, elle saurait qu'elle est morte : le réel existerait, incontournable. Alors, le rêve tente, encore, un dernier détour : silencio, n'est-ce pas en effet le silence de la mort ? Mais c'est aussi un club où se chante une belle chanson d'amour « llorando » (en pleurant), où une femme se meurt d'amour sur la scène. C'est l'endroit où l'on voit, comme dans d'autres films de Lynch, la musique puis surtout la voix se séparer du corps qui la cause. Effet inquiétant qui utilise la technique et qui nous montre que tout peut continuer sans nous, enregistré, même quand nous serons morts (comme Camilla-Rita conservée spectralement dans le souvenir de la rêveuse). Est-ce ce qui supporte une croyance « matérialiste » en une survie après la mort ? Jusqu'où d'ailleurs va cette croyance pour Lynch, qui nous montre à la fin de ce film, à l'instar de « Fire walk with me », l'ascension des visages angéliques des mortes, comme s'il figurait la montée au ciel de leur âme transfigurée? Comme si le réel de la mort restait foncièrement irreprésentable, et ne pouvait qu'être évoqué par des visions hallucinées de l'au-delà. D'autre part, dans ce décollement de la voix et du corps au club Silencio, n'est-ce pas la pulsion qui apparaît à nu, celle qui agite en fait les corps qui viennent de s'étreindre dans un acte d'amour qui, finalement, les conduira à la mort, passion aidant ? C'est le support mortel de la pulsion qui est mis en scène au club Silencio, la pulsion de mort de Freud enveloppée par l'un des objets a de Lacan, la voix. Le regard y est évoqué aussi quand Betty est secouée frénétiquement par des spasmes de sanglot, hors d'elle comme elle le sera après son réveil, au moment où elle aura devant elle la vision hallucinée de Camilla qui la regarde en silence. Spasmes de chagrin, de remords, de culpabilité : le spectre ne la quittera plus. Au club Silencio, on peut donc parler d'une émergence du réel de la pulsion à travers le fantasme de la rêveuse, le voile imaginaire du fantasme étant, par contre, tendu à son maximum lors de la scène d'amour idéale avec Rita. Ce n'est sûrement pas un hasard si Lynch nous montre l'effraction du fantasme, précisément par le regard et la voix : ne s'agit-il pas des objets pulsionnels dont le cinéaste tente de se faire le maître à moins qu'il n'en devienne la proie ?

La danse hétérosexuelle et l'amour féminin sans semblant

image du film

Après, le réel ne lâchera plus la rêveuse. La Betty imaginaire disparaît au moment de l'ouverture inutile de la boîte bleue et vide par la clef bleue triangulaire - inutile car le réel est déjà là et le rêve ne peut plus nous leurrer avec de tels artifices : en effet nous sommes déjà en train de basculer sur une autre scène où la mort n'est plus du semblant, grâce à cette boîte qui nous aspire en un souffle violent19. Cette boîte vide est le cadre du fantasme, qu'on ne voit pas d'habitude alors même qu'on est enfermé dedans et que notre vie s'y déroule à notre insu. Le lit vide d'avant le générique, qui cadre toute l'histoire, en est une autre figuration : Diane y dort, y rêve, y fait l'amour, y voit le cadavre, et s'y tue. D'ailleurs, l'espace et le temps se déforment et il ne reste que le cadavre d'une femme dans le lit, à la place même où Diane doit se réveiller de son rêve pour mourir « pour de vrai ». La traversée du fantasme, soit l'effraction du voile imaginaire du fantasme par le réel du sexe et de la mort, qui commence, on l'a vu, pendant le rêve, au club Silencio, se poursuit inexorablement après le réveil. Elle est figurée par divers contrastes. D'abord, par l'apparition du spectre muet de Camilla belle et intacte qui s'oppose à son cadavre décomposé . Ensuite, par le contraste entre le modeste studio où se terre la meurtrière et le riche appartement de la tante. On note aussi le changement d'apparence de Diane, enlaidie, le visage dur et déformé par l'angoisse, contrairement à la rayonnante Betty. Enfin, le contraste le plus important est le changement de tonalité dans les scènes d'amour féminines. Dans le rêve, la douceur et la volupté caractérisaient la scène d'amour entre les deux femmes tandis qu'après le réveil, les scènes deviennent crues, sexuelles et violentes : que ce soit celle où Camilla rejette Diane qui tente presque de la violer ou celle où Diane abandonnée se masturbe compulsivement face à son nouveau partenaire, le mur de la cheminée qui palpite et nous montre, à nu, l'inhumain de la jouissance. Une thèse de Lacan20 est que la beauté est le dernier voile avant l'horreur de « la chose », soit ici la mort ou le sexe. Or, ce voile s'est déchiré quand Rita a dit après l'amour, de sa voix retrouvée (d'outre tombe ?), endormie (morte ?) : « silencio ». Dès lors, l'horreur du sexe noué à la mort envahit la scène. Dans le film, les rapports entre hommes et femmes sont toujours de l'ordre de la mise en scène. Soit ils sont filmés sur un plateau de cinéma où c'est du semblant qui produit du réel : ainsi la scène entre Adam et Camilla qui vire au réel par ses conséquences et renvoie à la scène de jeu trop bien jouée (« Don't play for real... ») de Betty serrée par le vieil acteur. Soit ils sont vus « dans la réalité » comme la scène du banquet où Camilla, véritable piège à regards, pose comme une star avec Adam sous le regard désespéré et bientôt meurtrier de Diane, devenu l'équivalent de la caméra. Dans les deux cas, ils n'ont rien d'intime et sont joués par des acteurs qui veulent être regardés. Semblant des relations codées socialement entre hommes et femmes dont sera l'emblème la danse acrobatique où Diane s'est avérée une dérisoire championne, mais qui n'existe pas entre femmes. Car, que se passe-t-il entre Diane et Camilla ? Les deux personnages féminins, même s'ils ont l'air souvent de s'échanger ou de s'identifier en reflet dans le rêve21, n'ont pas du tout la même position dans ce film qui - il faut le souligner - est tout sauf un film psychologique, malgré l'allusion à Sunset Boulevard qui ressortit à ce genre hollywoodien psychologique. Si Diane est un sujet, Camilla-Rita-Gilda est en effet un objet difficile à nommer. D'elle, nous ne saurons rien, si ce n'est qu'elle incarne une trouble séduction qui capture le regard (elle est le trouble, dira D. Lynch22). En tout cas jamais rien de ce qui caractériserait un personnage réel, histoire ou passé, ne viendra la lester. Image inaltérable d'une star inhumaine au nom d'emprunt explosif, Gilda la bombe (sexuelle et atomique), le rêve des boys américains avant la mort, elle incarne le rêve hollywoodien et stéréotypé de Diane adolescente. Même spectrale, elle reste d'une beauté figée et fantasmatique, elle est le moi-idéal de Diane. Par contre Diane, à la place de laquelle nous sommes mis, non par identification mais par des moyens purement techniques (comme lorsque nous plongeons sur l'oreiller avec la caméra) est un sujet qui a un passé et une histoire (certes sommaire), qui commet des erreurs, qui rêve, délire, souffre, assassine et se tue. C'est elle dont la beauté se fissure entre son crime et son suicide, et que le remords divise. D'un point de vue lacanien, nous pouvons situer ici les deux termes du fantasme23 : Diane est le sujet divisé, tandis que Camilla est l'objet causant le désir (objet a) et imaginarisé par sa beauté de star. Son cadavre décomposé figurerait l'objet a comme réel. La relation entre elles deux ressortit à un canevas balzacien simplifié, comme dans « La fille aux yeux d'or » où la jalousie engendrée par la passion d'une femme pour une autre n'est tempérée par aucun des semblants sociaux qui aménagent l'amour normé entre l'homme et la femme. Dans ce roman, le rapport entre les femmes, impossible à médiatiser socialement, génère une violence hors-la-loi24 qui conduit au sacrifice brutal, et d'ailleurs impuni, de l'objet. Lynch, plus moral, y a rajouté la police et une fin mélancolique. Dans celle-ci, le sujet, en butte à la persécution d'un surmoi cruel et vengeur, se sacrifie lui-même après la perte de l'objet auquel il s'est identifié25. Le film figure cette identification narcissique au moment important du réveil, que nous avons déjà commenté, par la substitution de Diane endormie dans son lit au cadavre de sa victime, qui ne cesse de continuer à se décomposer.

Lynch joue avec le temps (avant le générique une image nous montrait le lit défait où Diane se tue et après le suicide, on voit les images idéalisées des deux femmes se reconstituer comme si elles n'étaient pas vraiment mortes ou dans un au-delà en boucle avec le début du film) ; il joue avec les espaces entre lesquels il existe des ponts qui nous font glisser de l'un à l'autre ; il joue en logicien avec les mondes possibles et les identités parallèles (car, même après toutes ces explications, on pourrait encore se demander où est le réel et où est la fiction - ici nous avons opté pour situer le réel du côté de l'impossible à supporter, du pire, que le rêve ou le fantasme essaient, mais en vain, de masquer ) ; il joue avec les signes et suscite les énigmes, nous donnant des « clefs » au sens propre et figuré pour nous faire interpréter et transformer le spectateur en chercheur en herméneutique (cf. les différentes clefs bleues et toutes les interprétations qu'on fait sur ses films un peu comme sur l'Ulysse de Joyce) ; il joue avec le cadre (et si toute l'histoire n'était qu'un film ordonné par un mystérieux « grand manitou », un metteur en scène qui veut promouvoir Camilla ?). Les limites des cadres - et c'est une constante de ses films - sont à la fois parfaitement définies et emboîtables dans des combinatoires diverses qui font ricocher le sens dans des directions apparemment contradictoires avant qu'on s'aperçoive que les fils se tissent dans une trame extrêmement précise mais qui reste ouverte très longtemps (comme dans la vie). Michel Chion appelle « ciné-symphonique », le genre auquel vise Lynch dans ses derniers films26. David Lynch - et Slavoj Zizek l'a noté27 - est un réaliste au sens de Lacan : il sait que le fantasme est impuissant à nous protéger efficacement du réel mais que ses scénarios chatoyants nous indiquent où le trouver, derrière une barrière dont la beauté n'arrive jamais à voiler tout à fait l'horreur : « Just beneath the surface there's another world, and still different worlds as you dig deeper. I knew it as a kid, but I couldn't find the proof. It was just a feeling. There is goodness in blue skies and flowers, but another force - a wild pain and decay - also accompanies everything28

Je remercie Sophie Mendelsohn, Estevan Radiszcz, pour leur aimable invitation au cycle « Psychanalyse et cinéma » et Francis Bordat pour ses remarques éclairantes.

Geneviève Morel

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  • 14.Balzac H. de, Ferragus. La fille aux yeux d'or (Histoire des treize), Paris, GF Flammarion, 2000, p. 262.
  • 15.Cité par Michel Chion, David Lynch, Cahiers du cinéma, Collection auteurs, Paris, 1992, p. 229.
  • 16."Mulholland Drive, Play it for real", Positif n° 490, décembre 2001, p. 80-82.
  • 17.Le cow-boy aux ordres de la maffia qui domine le cinéma s'oppose à la police qui représente un autre ordre, légal, de la société.  On voit qu'ils sont mis en parallèle comme des doubles au moment du réveil de Diane : la police relaie dans la réalité, par ses coups à la porte, le cow-boy qui frappait en rêve. Cependant, la maffia n'existe pas seulement en rêve : ce qui le suggère est la phrase en espagnol de Camilla au banquet, qui proteste qu'elle n'est pas allée en voyage à Casablanca avec Luigi, l'un des maffiosi, au moment où il est question du film « L'histoire de Sylvia North », où tout s'est noué entre Diane et elle. Par son côté de justicier ridicule au service d'une loi parallèle, mais qui tient les véritables comptes dans l'inconscient de Diane, le cow-boy pourrait être une représentation du surmoi.
  • 18.« Je t'aime, mais, parce qu'inexplicablement j'aime en toi quelque chose plus que toi - l'objet petit a, je te mutile. » Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 241.
  • 19. D. Lynch explique ainsi son passage de la peinture aux « films paintings » : « Ce qui me manquait quand je regardais ces tableaux, c'était le son, j'attendais qu'un son, un vent peut-être, en sorte. Je voulais aussi que les bords disparaissent, je voulais entrer à l'intérieur. C'était spatial... » et « En regardant ce que j'avais fait, j'ai entendu du bruit. Comme le souffle du vent. Et c'est venu tout d'un coup. J'ai imaginé un monde dans lequel la peinture serait en perpétuel mouvement [...] », cité par Michel Chion, op. cit.,  p. 19.
  • 20.« [...] la fonction de la beauté : barrière extrême à interdire l'accès à une horreur fondamentale. » Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 776.
  • 21.Par exemple, lors de la scène de l'appel au téléphone à Diane Selwyn, Rita reconnaît la voix de Diane sans parvenir à l'identifier, et Betty plaisante sur le fait de se téléphoner à soi-même. Il y a la scène avec la perruque blonde, face au miroir. Enfin, plus sinistre, la succession, dans le lit de Diane, de Camilla morte comme endormie, puis morte et décomposée, et enfin d'elle-même endormie avant son réveil.
  • 22."She's not just in trouble - she is trouble.", cité dans Hughes D., The complete David Lynch, Virgin, London, 2001, p. 237.
  • 23.Lacan l'écrit comme la relation du sujet (S barré) avec l'objet a.
  • 24.Dans La fille aux yeux d'or, cette connexion de l'amour lesbien et du hors-la-loi est sur-signifiée par Balzac par la proximité de cet amour avec un inceste frère-soeur, des naissances illégitimes et une vente de la fille comme esclave par la mère. D'autre part, les yeux solaires de Paquita Valdès, la fille aux yeux d'or, condensent une jouissance infinie et mortelle.
  • 25.Freud S., « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, trad. Laplanche J. et Pontalis J.-B., Paris, Folio, Gallimard, p. 156.
  • 26.Il le caractérise ainsi : « l'utilisation de contrastes plus puissants que ceux qu'il s'était permis jusque là ; la mise en évidence (au lieu de la rendre invisible) de la discontinuité de la structure générale ; une mobilisation large du son Dolby et de ses ressources en contraste, espace et puissance sonore ; et un mélange plus hardi des tons et des atmosphères. Son défi demeurant, bien sûr, d'aboutir à un tout expressif et organisé à partir d'éléments qui accusent leur disparité. », op. cit., p. 147.
  • 27.Zizek S., The art of the ridiculous sublime. On David Lynch's Lost Highway, Walter Chapin Simpson Center for the Humanities, Seattle, 2000, p. 13.
  • 28.Cf. Hugues D., op. cit. «Juste au dessous de la surface, il y a un autre monde, et encore des mondes différents lorsque vous plongez plus profondément. Enfant, je le savais mais je ne pouvais pas le démontrer. C'était seulement une sensation. Il y a de la bonté dans le ciel bleu et les fleurs, mais une autre force - une douleur sauvage et un pourrissement - accompagne aussi toute chose. »