L’absence de soi au monde : la dépression

Un quinze aout à Paris

L’absence de soi au monde : la dépression

par Patricia De Pas

Celine Curiol

Un quinze août à Paris : histoire d’une dépression

Actes Sud, 2014.

 

En France, la littérature de la dépression est surtout scientifique : les récits de dépression sont rares. Est-ce pourquoi ces narrations de l’intime troublent parfois le lecteur jusqu’à le fasciner ? Si lointains, si proches, ces écrits malmènent notre volonté de les tenir à distance, de faire qu’ils ne nous concernent pas.

Un quinze août à Paris est de ceux-là.

 

Pesanteur au creux du ventre, baisse d’énergie physique, ressassement mental, impuissance du langage, inaptitude à la rêverie, à l’imagination, pensées morbides, Céline Curiol rapporte son expérience de la dépression. La plume est clinique. La singularité du récit tient à l’alternance très équilibrée entre le témoignage intime et les compte-rendus de lectures (Philippe Labro, Roland Jouvent, William Styron, Julia Kristeva, Marion Milner, László Földényi, William James, etc.).

Trois années se sont écoulées entre son « renversement » (l’auteure utilise aussi le mot « aliénation ») et ce récit rétrospectif. La précision des souvenirs qu’elle mobilise nous paraît remarquable, tant il est vrai que la dépression  perturbe « les systèmes cérébraux, nerveux, hormonaux, limbiques » - elle affirme néanmoins avoir beaucoup oublié.

Sans verbiage et sans pudeur, elle s’attache à comprendre et nous livre dans Un quinze août à Paris le résultat de ses recherches documentaires et de ses souvenirs. Son objectif, son obsession devrait-on dire, est de saisir cette réalité qui échappe au sujet au moment précis où elle l’atteint. Car c’est justement parce qu’il est en dépression qu’il ne comprend pas son état.  Il souffre sans trouver de « nom pour ça ».

 

La proximité avec la mort, presque toujours alliée à l’épisode dépressif, fait l’objet de développements très fouillés. La tentative de suicide survient dès les premières pages du récit : « La journée aurait pu être inoffensive, mais même le paysage m’était devenu insupportable ». Elle se jette d’une voiture en marche…

Quelles relations peut-on établir (ou pas) entre l’acte suicidaire et la volonté ? s’interroge l’auteure. Selon elle, la volonté de se survivre jour après jour tient de l’« adhésion à soi-même », indépendante de la valeur sociale de l’individu. Elle éclaire cette hypothèse par l’exemple de Edwin E. Aldrin, l’un des premiers hommes à poser un pied sur la lune, affligé par la dépression quelque temps plus tard, et celui de certains « héros mélancoliques » de l’Antiquité. Quant au passage à l’acte suicidaire, il est « toujours accidentel ; il a lieu ou non. ». Céline Curiol prolonge ainsi l’observation que fait Camus dans Le Mythe de Sisyphe : « On se suicide rarement par réflexion. » Pourtant, en dépit de son caractère « involontaire », non intentionnel en somme, le suicide peut rarement être anticipé (et évité) : le contexte mélancolique modifie l’état de conscience du sujet qui n’est, en quelque sorte, plus lui-même. Sa souffrance altère son arbitrage. Au centre de cette modification se trouve une « défaillance systémique » nous explique l’auteure : « le processus permettant l’intégration puis l’atténuation des chocs émotionnels se grippe. La pensée dérive vers une rumination ».

 

Si la dépression est une douleur d’origine psychique, elle s’actualise dans la vie biologique. Hippocrate ne décrivait-il pas la mélancolie comme une « maladie du corps » ?

« Le passé qui ne passe pas » (Julia Kristeva) mène à une dissociation entre l’esprit et le corps. L’obsession du mélancolique empêche le présent de s’ancrer dans sa conscience. Il ne peut plus vivre d’émotions, de sensations nouvelles. Il reste arrimé à sa perte. Ce qui le hante le retient de vivre. Le temps devient monolithique. « Etre au présent tout en étant obnubilé par le passé requiert une oscillation périlleuse qui peut aller jusqu’à la chute. La conscience ne peut avoir deux objets simultanés » écrit Céline Curiol. Si le passé envahit le présent en l’empêchant de se déployer, c’est aussi la projection vers l’avenir qui fait défaut au déprimé. L’auteure raconte son  immobilité, sa difficulté à imaginer le déroulement des heures à venir, la mécanique des gestes qu’elle reproduit sans finalité, comme si elle était devenue un robot qui reproduit une vie apprise par cœur, comme si elle imitait sa vie d’avant.

Les manifestations physiques de la dépression sont abordées en plusieurs points du livre. Dans un chapitre intitulé « la femme sans corps », l’auteure écrit que « la dépression possède l’omniprésence d’une douleur physique », tout en décrivant les modifications qui s’opèrent : palpitations cardiaques, déformation des traits du visage, sensation d’être « séparée de son corps », de porter un masque. Ailleurs, elle parle encore de son « corps déserté ». Elle évoque aussi la difficulté qu’éprouve le déprimé s’il s’agit de désigner « l’emplacement » de sa souffrance : « ne pouvant l’identifier, la personne en dépression conclut que la source du mal est elle-même, non pas son corps, mais elle. »

 

L’anxiété est une composante de certaines dépressions – l’auteure dit appartenir à la catégorie des « déprimés anxieux ».  Les signaux d’alerte se trouvent alors activés de manière disproportionée. Le cerveau est sans repos, le sentiment d’urgence ne faiblit pas.

D’autres effets sont encore abordés, comme le retrait de l’imagination, l’atteinte de la mémoire (qui lui est liée),  la disparition des sensations les plus simples et, bien sûr, la perte d’un sommeil non médicamenté. Sous le style dépouillé se perçoit « l’absence de soi au monde ». Les conversations des voisins sur le temps (qu’il fait) génèrent chez l’auteure « un vague dégoût ». Elle écoute ces échanges « avec stupéfaction ».

 

Céline Curiol ne consacre que quelques pages à sa guérison. Elle parle d’ailleurs plutôt d’une « sorte de victoire » : guérir est-il seulement possible ?

Lentement, par paliers dit-elle, le sens de la réalité a recouvré sa pleine puissance. Les rechutes sont devenues moins menaçantes, les remontées plus durables et plus stable le retour à « quelques pensées solides ».