à propos de Dogville "Grâce"

Grace

Grâce

Le mot « grâce » désigne une notion clé de la théologie chrétienne, au sein de laquelle il a pris une importance considérable. Mais on le trouve aussi dans la Bible hébraïque, où, sous la forme de hén ou chén, il désigne la faveur ou la bienveillance accordée à quelqu'un par un personnage de rang élevé, puis le témoignage concret de ce bon vouloir de la part de celui qui ainsi fait grâce à son bénéficiaire et, enfin, le charme ou le plaisir qu'en conçoit ce dernier, lequel trouve grâce auprès de son bienfaiteur.

Questions de vocabulaire

Le mot hébreu hén ou chén a été traduit en dans la Bible des Septante (les exégètes juifs de la communauté d'Alexandrie) puis dans le Nouveau Testament (en de rares occurrences) par le terme grec kharis. Dans le grec courant, kharis désignait d'abord le fait d'être séduit par le rayonnement de la beauté, puis l'action intérieure exercée sur l'âme humaine par ce rayonnement, enfin les bienfaits reçus par lesquels il se concrétise. Pour saint Paul, la Grâce désigne alors l'avènement d'un régime nouveau, celui qui est inauguré par Jésus-Christ et qui s'oppose au régime antérieur de la Loi donnée à Moïse, cette Loi qui, comme le rappelle Lacan, « fait le péché ». Ainsi le chrétien est-il affranchi de la Loi judaïque : « Car le péché ne dominera pas sur vous, vous n'êtes pas sous la Loi, mais sous la grâce» (Romains (6, 14). Et Jean l'évangéliste : « Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (1, 17).

Le grec kharis fut traduit en latin par gratia, qui vient de gratus (ou gratiosus, gracieux) et qui a les mêmes sens que kharis, notamment ceux d'agrément ou de charme d'une chose, de complaisance ou de faveur, de générosité ou de gratuité de la part de quelqu'un, de reconnaissance pour un don reçu. En réalité, gratus est ambivalent et désigne aussi bien « celui qui accueille avec faveur » que « celui qui est accueilli avec faveur ». Dans le latin chrétien des premiers siècles, ces qualités de don ou de secours généreux sont attribuées à la grâce divine, le fidèle étant alors invité à la reconnaissance. Mais, comme le remarque Benveniste (Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, I, 199), le va-et-vient entre les deux significations peut être volontairement interrompu quand la grâce prend le sens désintéressé de « service sans retour, offrande de faveur, pure “grâce” ouvrant une réciprocité nouvelle. Au dessus du circuit normal des échanges, de ce qu'on donne pour obtenir – il y a un deuxième circuit, celui du bienfait et de la reconnaissance, de ce qui est donné sans esprit de retour, de ce qui est offert pour “ remercier” », par pure gratuité. Dans ce contexte, on peut noter aussi que la formule du salut chez les Grecs est khaïré qui (venant du verbe khairô, « se réjouir, être joyeux ») peut se traduire par : « Joie et salut à toi ».

Le développement de la doctrine de la grâce

La notion de grâce ne commença à donner lieu à de sérieux débats qu'avec saint Augustin (354-430) quand il s'attaqua à la doctrine du moine irlandais Pélage. Celui-ci prônait une théologie exagérément optimiste qui réduisait l'efficacité de la grâce donnée par Dieu à l'homme pour qu'il puisse faire son salut. Selon lui, le fidèle était en mesure, par les seules forces de sa nature, de remplir les conditions nécessaires pour être sauvé. La grâce ne représenterait alors qu'une aide rendant plus faciles les efforts exigés du chrétien. C'est en luttant avec vigueur contre le pélagianisme (et contre une forme atténuée de celui-ci, le semi-pélagianisme) qu'Augustin allait devenir le théologien par excellence du pouvoir indispensable de la grâce divine. À ce titre, il allait même être récupéré par des théologiens qu'on peut considérer comme étant à leur tour plutôt pessimistes.

Ce fut le cas des réformateurs Luther et de Calvin, pour lesquels les « œuvres », c'est-à-dire tout ce que l'homme peut accomplir en vertu de ses dons de nature, ne comptent pour rien dans l'accès au salut. C'est la « foi seule », donnée par Dieu comme une pure grâce, qui fait l'homme juste, qui le « justifie » et le « sanctifie ». La foi seule est une affirmation inconditionnelle de la pleine et exclusive suffisance de la grâce. L'Église catholique s'attacha, surtout avec le concile de Trente (1545-1563), à restaurer l'importance de la nature et de la volonté dans l'accès à la justification, mais en affirmant que la grâce nous est nécessaire non seulement pour soutenir l'adhésion que nous lui donnons par la foi, mais aussi pour mettre en œuvre tout ce qui peut la préparer en nous. Ainsi, c'est déjà une grâce qui nous prédispose à revenir à Dieu, dont nous nous trouvions écartés du fait du péché originel. La grâce est alors définie comme une qualité nouvelle dans l'âme, un habitus au sens aristotélicien du mot, un don gratuit et désintéressé par lequel Dieu fait participer le croyant à sa vie divine, mais en coopération avec la volonté humaine. En revanche, pour les protestants, la grâce entraîne un anéantissement de la liberté humaine et de tous les efforts que nous serions tentés de faire pour travailler nous-mêmes à notre salut. Ainsi la nature serait annihilée par la grâce surnaturelle.

Un autre grand débat théologique s'élève, surtout au 17ème et au 18ème siècle, entre les jansénistes (disciples de Jansenius, qui se réclame d'Augustin), qui mettent l'accent (avec l'appui de Pascal) sur l'initiative divine face à la liberté humaine, et les Jésuites qui, sous l'influence de l'Espagnol Molina, accordent une beaucoup plus grande efficacité au libre arbitre.

L'autre face de la grâce

En quoi ce résumé très scolaire des querelles théologiques que j'avais rédigé avant d'avoir vu le film Dogville peut-il avoir quelque rapport avec cette œuvre  de Lars von Trier? Apparemment, cela se ramènerait à peu de chose. On y trouverait peu d'échos des célèbres débats doctrinaux sur la grâce, lesquels portent principalement sur le rapport entre la part faite à l'action divine surnaturelle et celle qui revient au pouvoir de la volonté humaine, c'est-à-dire à la nature. Mais il n'est pas interdit de penser que, notamment en raison du nom donné par le cinéaste à son héroïne, celle-ci serait la personnification ou l'allégorie de la grâce chrétienne. Elle incarnerait la manière dont la grâce agit dans une personne ou dans un groupe, la toute petite communauté misérable de Dogville auprès de laquelle Grace, venue d'on ne sait où, trouve refuge. Au début, Grace est accueillie pour une période d'essai de quinze jours, pendant laquelle elle s'ingénie à aider les uns et les autres dans leur pauvre vie. Elle trouve grâce à leurs yeux. Puis ce rôle salvifique va, pour ainsi dire s'institutionnaliser. Grace va être véritablement adoptée par ces gens en adoptant ceux-ci qui deviennent les siens, ses enfants dans une vie nouvelle où règne une sorte de bonheur (notons au passage que cette notion d'adoption appartient au vocabulaire de la grâce chrétienne). Mais peu à peu les choses se gâtent jusqu'à renverser de fond en comble la position de la jeune femme : elle sera détestée, avilie, exploitée de toutes les manières possibles, enchaînée, livrée chaque nuit à ses violeurs et réduite à un état d'abjection poignant. Alors que son ami Tom Edison ne comprend plus rien à son avilissement, elle ne sera bientôt plus seule dans cette déchéance : un par un ses protégés de naguère sombrent dans une tuerie générale.

Or cette phase même de l'histoire de la jeune Grace, marquée par son avilissement et la catastrophe sur laquelle il s'achève, peut paradoxalement se lire comme relevant de la théologie chrétienne de la grâce. En effet, en marge de tous les débats et querelles qu'on a évoqués plus haut, apparaît, à différentes époques de la spiritualité chrétienne et surtout chez les mystiques, une autre dimension de la grâce. On a affaire alors à une sorte de renversement de ses aspects ou qualités. La grâce par laquelle l'âme se justifie et se sanctifie ne se traduit plus par une sorte de béatitude satisfaite. On peut même dire qu'elle s'exprime de manière plus adéquate quand elle s'accompagne d'un rejet délibéré de la puissance, de la gloire, du sentiment de supériorité et qu'elle opte pour la pauvreté et la solidarité avec les opprimés, allant même jusqu'à cultiver (ou au moins ne pas repousser) l'abjection, la détresse, l'humiliation, l'avilissement, l'anéantissement, la déréliction et ce qu'on appelle la kénose (terme grec qui désigne le fait de « se vider » de soi-même). Tout cela sur le modèle de ce que vécut Jésus-Christ comme l'écrit saint Paul:

« Lui qui était de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix ! Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Philippiens, 2, 6-9).

C'est, d'ailleurs, sur ce mode d'une grâce marquée par le renoncement et l'abjection (et d'une grâce qui coûte au point de pouvoir ravager l'âme, comme le dit le moraliste protestant allemand D. Bonhoeffer) que se développe dans la littérature et l'art contemporains tout un courant - débordant les diverses confessions- qui serait représenté par des écrivains comme Léon Bloy et Bernanos…ou par des cinéastes comme Lars von Trier.