To Rome with love Woody Allen

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En règle générale, aimant les (bonnes) surprises, je n’apprécie pas vraiment qu’on me raconte les films que j’ai le projet d’aller voir, pas plus que les « bandes annonces ». Alors, me voilà bien embarrassée pour évoquer ici un film que j’ai bien aimé, sans pour autant tout dévoiler aux lecteurs par mon récit. Ce film aux couleurs romaines dégage une chaleur, une fantaisie, une vitalité contagieuse, réconfortante… Toute la presse en parle, et je n’y reviens donc que brièvement : on le sait, W. Allen fait actuellement le tour des villes d’Europe pour camper personnages et situations romanesques. Mais, bien que gobalement inconditionnelle de l’auteur de « Manhattan », ses derniers films, que l’on peut taxer d’un peu « faciles » malgré leur intelligence, ne m’avaient pas autant plus que « To Rome… ».

Le concept est intéressant : les villes et leurs signifiants composent des « personnages » à part entière, et structurent les relations des protagonistes. La ville sert à la fois de décor à l’histoire, tout en donnant « corps » à celle-ci. Le lieu de l’action imprime donc sa marque sur les mots, les désirs, la tournure des évènements. Sans donc vous dévoiler les histoires plutôt rocambolesques qui peuplent ce films, je noterais ceci :

J’ai pensé aux films à sketches italiens des années 70, aux films de Fellini. Le souvenir de la grâce juvénile d’Audrey Hebpun dans « Vacances romaines » affleure aussi, à la vision de ruelles de la ville. J’ai aussi pensé à la Comédia dell’Arte et Molière, où chaque personnage avance avec son « masque », sorte d’archétype psychologique quasi caricatural des sujets humains, de leurs génies et tares. Le film virevolte de coups de théâtre en coups de bluff, la caméra s’élève parfois au-dessus des rues romaines, donnant ainsi une dynamique, une « hauteur » symbolique à ce conte philosophique et cocasse. Les couleurs de la ville et des costumes, chauds et « délavés » à la fois, ces ocres, sables, vert Véronèse, turquoises, ces somptueuses vieilles pierres comme usées par le soleil et la chaleur, rappellent le génie des grands maîtres de la peinture italienne, du théâtre, de l’opéra, et de l’architecture.

Qu’ai-je entendu du message fondamental du film ? Fidèle à son style, Woody Allen se fait philosophe et moraliste, mais pas sans contradiction. Athée et réaliste, il conseille de profiter d la vie, mais il entortille sagement ce message « bon vivant » aux thématiques des « vanités », de la loi, de la finitude. La question du « père », de la dette symbolique s’incarne par exemple dans plusieurs références à la sublimation, la culture, la transmission. Digne héritier de Freud, W.A nous exhorte à faire le deuil de nos illusions sur une prétendue « béatitude » heureuse que dispenseraient un bonheur sans nuage lié aux biens matériels, l’amour parfait, la célébrité. Riche ou pauvre, on naît et on meurt insatisfait, nous sommes incomplets, le monde est imparfait, et… il faut faire avec.

Seuls comptent les liens d’amour, les investissements culturels motivés par le désir, le sens, et non par l’argent, comme compte aussi la possibilité de transmettre aux plus jeunes. Alec Baldwin endosse ainsi le rôle d’un architecte qui a vendu son âme au « diable » de la mondialisation. Il va faire part de son expérience à un jeune étudiant en architecture, sorte de fils spirituel : il est préférable de résister à la tentation de « céder sur ses désirs » pour des choses factices. Le film rend discrètement hommage à l’importance du couple et de la famille, malgré ou à cause de leurs charges inévitablement névrotiques. Comme souvent dans ses films, derrière l’humour pointe la gravité : W.A. insiste sur l’importance qu’il donne aux liens affectifs durables, à l’importance qu’il faut donner aux enfants notamment, eux qui, sauf exception tragique, doivent nous survivre. Est-ce l’âge qui mène W.A. a creuser toujours plus cette veine « vieux sage » ?

Il s’amuse néanmoins toujours à s’emmêler, et le spectateur avec lui, dans ses contradictions et paradoxes, toutes psychanalytiques : une vie de famille, de couple, une vie professionnelle, quand elles sont trop conformistes sont…mortellement ennuyeuses. Freud, puis Lacan, à travers la question du symptôme, de l’accession au langage, au symbolique, ont fait entendre ce message : trop de « Pulsion de vie » tue…la vie. Laisser vivre le désir et l’imprévu est donc indispensable, mais il faut pour cela accepter que « Pulsion de vie Et Pulsion de mort » soient intimement « nouées «  en nous. Elles deviennent dangereuses pour le sujet quand elles se dénouent, l’une prenant plus d’importance que l’autre. Le film semble à ce titre militer pour une dose raisonnable de petites « immoralités » (sans conséquences graves) si l’on veut pleinement profiter de notre court passage sur terre…. Et sans doute, en dernier lieu la sublimation est-elle l’issue la plus intéressante, compromis entre la pulsion et les impératifs sociaux, à l’instar de la production incessante du cinéaste ?

Autres contradictions, celles de sujets d’un monde contemporains dévoré par l’image, le narcissisme, la pulsion scopique…et le vide intellectuel. Ainsi, avec Roberto Benigni en grande forme, Woody Allen « tacle » magistralement l’absurdité des émissions de TV réalité où n’importe qui peut être célèbre en quelques secondes simplement grâce aux caméras TV… au risque de la décompensation psychiatrique ultérieure. CQFD. Mais il admet quand même qu’il vaut mieux être « riche et célèbre » que pauvre et inconnu…Devrait-on ajouter : «… et « en bonne santé » ? Sans doute. De plus, comme presque toujours chez le cinéaste New-Yorkais, l’action se déroule dans des milieux plutôt aisés. La question des « vanités » est-elle aussi simple quand l’injustice sociale empêche d’accéder au minimum vital des biens matériels de base, et la relative paix d’une vie confortable ?

Mais là encore W.A. brouille les pistes : sans nous montrer des banlieues défavorisées à la façon d’un génial Ken Loach, il nous interpelle malgré tout sur la question sociale de façon subtile, à travers deux personnages transgressifs (une prostituée et un voleur). La question de la « Loi » s’impose donc aussi : et la saveur des situations vient du fait qu’on y entend que ceux qui sont « hors-la-loi » peuvent paradoxalement en apprendre beaucoup sur la « loi symbolique » et le désir aux sujets plus « conformes » aux valeurs sociétales.

En pensant à rédiger ce texte, je me suis rappelé que Rome a cette singularité d’être lié à la psychanalyse par l’attirance qu’elle exerça sur Freud, puis Lacan. Gérard et Antonietta Haddad, dans un livre passionnant, « Freud en Italie, Psychanalyse du voyage 2», détaillent abondamment le lien de la psychanalyse avec l’Italie. Au chapitre « Roma Amor », les auteurs écrivent page 56 :

« Mais l’enseignement de Freud permet d’aller au-delà de cette première approche[…]. A travers sa pratique de l’interprétation des rêves, le paysage lui est apparu non seulement comme une représentation du corps, mais plus précisément comme une représentation du corps féminin et de son intimité sexuelle.[…]».

Les paysages des villes où s’installe inlassablement le cinéaste pour y faire évoluer ses belles actrices sont-ils de multiples répliques de ses questions intimes sur la féminité ?

Au chapitre « Les voyages de Feud en Italie » :

«Ce qui frappe surtout dans l’amour de Freud pour l’Italie, c’est le parallélisme de son éclosion et de son épanouissement avec ceux ce son invention, la psychanalyse.[…]. Psychanalyse et Italie se révèlent, pour tout dire, étroitement intriquées. […]. Le premier voyage de Freud en Italie eut lieu en 1876, à Trieste[…].

Les Haddad décrivent entre autres un Freud déçu par l’arrogance des Français, mais enthousiasmée par l’Italie. Il est « enivré » par Venise, et éprouverait un amour « oedipien » pour Rome. L’inventeur de la psychanalyse ne cessa par la suite de faire référence à la culture et aux paysages italiens dans ses interprétations, métaphores. Inversement, observateur des grandes villes dites « civilisées », Woody Allen est un messager de la psychanalyse à travers son œuvre, puisque son personnage, éternel « intellectuel-tourmenté-Juif-athée-New-Yorkais-en-analyse », ne cesse de faire allusion de façon humoristique à sa cure – plus ou moins terminée, réussie ou ratée, etc… - tout au long des films où joue le cinéaste. Sans doute le caractère jubilatoire de ce personnage d’analysant angoissé mais lucide vient-il du fait qu’il est une sorte de miroir ironique tendu aux angoisses, doutes et questionnements avec lesquelles se dépatouille le spectateur, et d’autant plus s’il connaît lui aussi l’aventure analytique...

J’ai aussi trouvé référence d’un autre auteur, U. Amati, qui a écrit « Freud et Lacan à Rome », paru en 2004 et que je n’ai pas lu pour l’heure. Il semble que l’auteur y distingue deux façons de sentir Rome, illustrations des subjectivités diffèrentes des deux psychanalystes : celle de Freud, plus « classique », et celle de Lacan plutôt « baroque ». La vision de W. Allen semble faire la synthèse : il installe une rythmique et une action en « mouvement », fantaisistes, en effet souvent « baroques », dans le décor des vieilles pierres et de culture « classiques » de la capitale italienne.

Dans ce film, il tente de régler son compte à Freud…en demandant au personnage de son épouse psychiatre de demander à celui-ci de le rembourser si elle le croise... Ladite épouse, stoïque et pince sans rire, lui fait d’ailleurs remarquer que la psychanalyse n’aura eu aucun effet sur lui car il faut bien se rendre à l’évidence : son cerveau ne doit être composé que de 3 « ça »…, au lieu de l’universel trio freudien des « ça-surmoi-moi ». Est-ce à dire que Rome serait un gigantesque « ça », lieu des désirs inconscients et de la jouissance ? C’est heureusement plus complexe que cela, et les Haddad l’on noté dans leur livre sur l’Italie : Rome exercerait son attrait singulier du fait même de contenir en elle les deux pôles de l’imaginaire d’une part, soit les sens, du corps, et celui du symbolique d’autre part : signifiants et savoir, rationnalité.

« Sur le plan symbolique », précisent-ils, « l’Italie représente le creuset où serait venu se déposer l’ensemble des cultures, le lieu du trésor d’un nombre incalculable de signifiants. C’est la rencontre de certains de ces traits symboliques, refoulés jusqu’alors, qui provoque la commotion, éventuellement le réveil d’un sujet donné.3».

Cela explique peut-être le caractère à la fois festif, cultivé, inquiet, généreux et imprévisible de ce film ?

Nathalie Cappe.


  • 2.

    Haddad Antonietta et Gérard, « Freud en Italie, Psychanalyse du voyage », 1995, Pluriel-Hachette littérature, Paris.

  • 3.

    Ibid. p. 54.