Blessures secrètes (le crime des soeurs Papin)

[Affiche : Les blessures assassines]

Blessures secrètes

Film francais, Drame (2000). Durée : 01h 34mn. - Interdit moins de 12 ans
Avec Sylvie Testud, Julie-Marie Parmentier, Isabelle Renauld, Francois Levantal, Dominique Labourier
Réalisé par Jean-Pierre Denis

Il y a 5 ans, j'avais présenté dans le cadre d'un cycle de conférences sur les psychoses, l'affaire Papin, comme paradigme de la folie à deux et du passage à l'acte paranoïaque.

Cette conférence était le produit de plusieurs mois de recherches partagées avec mon collègue et ami Aaron Coriat, sur les minutes du procès, les journaux de l'époque, les enquêtes de police et la correspondance de Clémence à ses filles. Comme tout analyste, nous avions travaillé au plus près des mots, des textes, des écrits et des dires. Quelques années plus tard, notre texte était retenu pour figurer dans un ouvrage collectif, "Les grands cas de Psychose", sous la direction de J-D. Nasio, sorti en librairie en septembre 2000, en même temps que (à quelques semaines près, pur hasard de calendrier) s'affichaient "Les blessures assassines de J-P. Denis. Décidément les soeurs Papin ne me lâchaient pas.

Ce court prologue pour dire la très grande curiosité et l'enthousiasme avec lesquels j'ai couru à l'invitation du service de presse qui avait eu vent de notre travail, paru quelques jours avant : curieuse donc, ouverte, mais sans innocence, sans l'innocence qui permet d'entrer de plein pieds dans une fiction, et pourtant j'y suis entrée : ce sont là, les réflexions sous forme d'associations libres, sans souci de travail exhaustif, qui ont travaillé en moi, à partir des seuls éléments retenus et donnés à voir dans cette fiction.

De quoi s'agit-il ? d'un fait divers qui a convulsionné la France de 1933 : la France profonde mais également celle de l'intelligentsia : les plus grands noms de l'époque s'emparent de l'affaire pour faire oeuvre littéraire ou polémique. Les surréalistes en tête : Eluart et Benjamin Péret écrivent quelques pages admirables sur "Ces brebis égarées" sorties tout droit d'un chant de Maldoror, puis Sartre, Simone de Beauvoir, Genet qui s'en inspirera pour ses "Bonnes", mais aussi le jeune Lacan qui vient d'achever sa thèse de Doctorat dont l'encre sèche encore, quand il écrit dans la revue surréaliste "le minotaure", l'article que l'on sait : "les motifs du crime paranoïaque, le crime des soeurs Papin".

D'abord les fait :

Le 2 février 1933, dans la ville du Mans, la police municipale appelée chez René Lancelin qui ne parvient pas à rentrer chez lui, force le domicile de l'ancien Avoué, découvre au 1er étage Madame Lancelin et sa fille assassinées, leurs corps affreusement mutilés, leurs yeux arrachés de leurs orbites.

Au 2ème étage, réfugiées au fond de leur lit et collées l'une à l'autre, les 2 domestiques "modèles" avouent sans difficultés avoir commis le double crime de leurs patronnes, patronnes irréprochables à leurs dires. Seul, un incident mineur autour d'un fer à repasser détraqué, d'un plomb sauté, semble avoir déclenché "le sanglant carnage". Il est environ 20 heures et la grande maison est plongée dans l'obscurité.

Les coupables sont donc connues, leurs aveux sans ambiguïté, les armes du crime étalées à la vue. Tout semble simple et l'affaire close. Quoi demander de plus ?

Et pourtant quelque chose cloche...

Ce quelque chose, c'est la démesure, démesure entre la futilité du mobile, motif de rien et l'énormité du carnage, démesure entre ce crime "insensé", inouïe et la vie quotidienne immensément banale des protagonistes de ce drame.

Cet écart ne cesse d'interroger, de faire énigme, de nourrir le mystère.

C'est ce mystère que Jean-Pierre Denis s'est proposé de percer.

Adossé à l'oeuvre de Paulette Houdeyer "Le diable dans la peau", il nous invite pour comprendre le mobile et boucler l'enquête, à suivre le cheminement de Christine et Léa Papin, depuis leur enfance volée, l'orphelinat, les placements en maisons bourgeoises jusqu'au dénouement fatal et de mettre au jour, jour après jour, le lien singulier, exclusif qui lie les 2 soeurs.

Sa belle et sobre fiction, ponctuée de scènes authentiques, sur les lieux même du drame repose sur deux ressorts : le premier, le moins important est social et joue ici comme toile de fond : contexte social "gros" de sombre et noire vengeance venue du fond des âges, nourrie du mépris des maîtres, "ces gens de Bien", que J-P. Denis dessine, sans insistance excessive certes, mais à traits incisifs.

Le deuxième ressort, celui qui est central, insistant, véritable fil rouge qui court de bout en bout est passionnel. "Ce n'est pas un crime, mais une histoire d'amour" sous titre du film qui annonce en clair, le parti pris par son auteur.

Amour exclusif, absolu, total où chacune des deux soeurs est pour l'autre la totalité de l'univers : amour psychique mais aussi charnel, amour homosexuel qui unit les 2 soeurs et qui, à ce titre doit rester secret - et c'est la découverte, imminente de ce secret qui va déclencher l'acte meurtrier, un peu à la manière de l'Analphabète" qui inspirât en partie Chabrol dans "La Cérémonie".

Ce ressort qui donne une solide consistance interne à la fiction, servi par un duo d'actrices excellentes, reste un peu court et réducteur autant que problèmatique ; mais c'est pourtant dans les marges de ce que J-P. Denis nous donne à voir et à entendre autour de ce mobile, que le plus intéressant a lieu. C'est Christine qui va retenir notre attention.

Le film s'ouvre sur ces mots de Christine : "Mon père, j'ai passé ma vie à l'attendre..." et le film se clôt, après son arrachement à Léa, son autre soi même, sur ce délire mystique (trop discrètement évoqué dans le film) qui ne la lâchera plus jusqu'à sa mort ; délire mystique dans lequel force est de voir la tentative râtée de mise en place du nom du Père qui n'a pu s'inscrire.

La fonction paternelle n'ayant pas fonctionné pour elle, c'est une identité imaginaire (moi Idéal) qui va lui donner consistance dans la vie, faute d'identification symbolique qui aurait mis en place un Idéal du moi stabilisateur. Non lesté par le symbolique, le moi reste flou, instable. C'est donc l'étayage par Léa qui va le faire tenir : elle sera la bonne mère ou "bonne soeur" (signifiant au plus près de son voeu ancien d'entrer dans les ordres) - et c'est la prise en charge convenable d'un enfant qu'elle va mettre en scène sous le regard de Madame Lancelin et sous les nôtres, spectateurs. C'est Christine qui protège, qui instruit, qui commande, qui gâte, qui console et Léa qui se laisse aimer, voire ravir.

Christine dont le visage fermé ne s'éclaire que de la présence de Léa, est en état d'alerte permanente, fébrile, de tension extrême à tout ce qui pourrait dérober à sa vue, à sa vigilante attention, sa Léa.

Une scène donne à voir la tension d'extrême urgence qui l'agite quand Léa s'éloigne pour aller rendre visite à leur mère. Christine, toujours si stricte et impeccable dans son service ne va t-elle pas, échevelée et en blouse de ménage, la poursuivre dans la rue ? Et lorsque Léa n'est plus en vue c'est une Christine catatonique qui s'effondre : gouffre qui s'ouvre en l'absence de Léa, son bouchon narcissique.

En l'absence d'inscription du nom du Père qui vienne pacifier l'espace maternel, cet espace est éminemment persécuteur, envahissant, potentiellement meurtrier : c'est à cet espace persécuteur que Christine, jusqu'à la fin tentera d'échapper. Trois personnes vont tour à tour l'occuper avec à chaque fois un cran de plus dans le vécu persécutif, comme un drame en 3 actes qui va se dénouer au soir du 2 février. Clémence, la mère d'abord (qui aurait mérité un tout autre éclairage, tant le dispositif maternel est central dans l'histoire réelle de ses filles), dont Christine ne supporte ni les "observations" (vécues comme persécutrices), ni la main-mise exercée sur ses filles qui en toutes circonstances doivent lui rester "soumises". Cette mère, à la loi de laquelle Christine tentera de se soustraire en en appelant à une autre loi, celle de Dieu, quand adolescente, elle souhaite devenir religieuse, comme Emilia, sa soeur aînée.

Puis vient Madame Lancelin : patronne d'abord distante, dans un rapport strictement professionnel, d'adéquation de l'ordre donné au geste de service, sans aucune familiarité. Les choses fonctionnent un temps dans cette structure impersonnelle.

Mais à l'occasion d'un événement de la plus haute importance, Madame Lancelin va apparaître sous un jour nouveau : touchée par le "sérieux", l'application de ses bonnes, elle va déroger à la règle de neutralité posée au départ : elle va intervenir afin que Léa et Christine gardent désormais par devers elles l'intégralité de leurs payes, sur lesquelles Clémence, leur mère faisait depuis toujours "main basse". Léa et Christine reçoivent ce geste comme une marque d'affection instaurant entre elles et Madame Lancelin un lien d'un autre ordre : lien maternel, visage pacifié, civilisé de la maternité contrastant tellement avec celui possessif, revendiquant et jaloux de Clémence, leur mère. "Elle est si bonne, Madame" et d'ailleurs ne l'appellent-elles pas désormais, dans le secret de leurs confidences "maman".

Clémence, mise hors jeu (la rupture avec elle, définitive, sans mot s'est opérée dans le même temps et Christine appellera désormais sa mère "Madame" quand elle la rencontre dans la rue), c'est maintenant Madame Lancelin qui va occuper l'espace maternel qui se réduit dès lors à "l'enclos" de la maison Lancelin, resserrant l'étau persécuteur et d'ailleurs la tension monte dans la maison : le caractère des 2 soeurs se fait plus sombre, plus taciturne. Situation potentiellement explosive où la moindre "observation" va faire des étincelles.

C'est cette tension accrue qui va amener les 2 soeurs, n'y tenant plus, auprès du maire (mère) ; troisième acte dans lequel Christine vient demander l'émancipation de Léa son autre soi-même, c'est à dire sa propre émancipation. Là encore Christine tente d'en appeler à une autre loi que la loi maternelle : mais à cause du télescopage des deux significants "maire" et "mère" la demande d'émancipation devient indicible et tourne alors à la revendication : maire (mère) qui au lieu de les protéger, les persécute.

Nous sommes là au coeur du miroir des mots, du miroir des êtres, du miroir des passions déplacées les unes sur les autres. Au couple mère-fille des Lancelin, répond le couple Christine-Léa, symétrie, réversibilité des 2 couples : un duo face à un autre duo, en image (si bien donné à voir dans la scène de l'Eglise). Nous sommes dans cette histoire (et suggéré en marge dans la fiction), dans le spéculaire. L'importance du regard y est essentielle. C'est par le regard que la persécution va opérer ce soir du 2 février : regard de reproche probable de Madame Lancelin, contrariée de trouver sa maison encore une fois plongée dans l'obscurité (la veille le fer à repasser avait déjà fait sauter les plombs).

C'est ce regard qui va déclencher la fureur noire de l'énucléation et l'explosion, instant de miroir dans lequel, Christine, absente d'elle même, va être précipitée par une force plus puissante qu'elle - la force démoniaque qui l'animera alors, vise la destruction de l'Image des deux corps assemblés : mère et fille. Léa, elle, ne fera que suivre.

Le spectacle du carnage donné à voir, est à la mesure de ce contre quoi Christine s'est défendu tout au long de sa vie. Vie où elle a dû affronter sans arme, l'énigme du rapport à l'autre, l'énigme du sexe et de l'amour .

La superbe scène finale des obsèques des dames Lancelin, enterrement de première classe, en grande pompe suggère bien ce qui, de l'émotion du moment, à son paroxysme, a fait bâcler le procès, aveugler les experts et conclure à l'entière responsabilité des deux soeurs (les parapluies sont si serrés qu'il n'y a plus d'espace vide, espace vide nécessaire pour penser).

"La foudre était tombée, le bois brûlé, le soleil définitivement éteint" écrivaient Eluard et Peret. S'ouvrait le temps de la vengeance : une chanson populaire composée au moment du procès exigera de la Cour d'Assises, l'échafaud pour les criminelles.

Geneviève Vialet-Bine