boule et bill fou

Chers collègues,

Je ne doute pas que chacun ait trouvé comment maintenir le lien avec ses patients et soutenir le champ transférentiel dans ces circonstances étranges. Pour ma part, j’ai proposé des séances par téléphone aussi souvent que c’était possible (sauf avec les enfants) et je constate chaque jour combien il était important d’insister. Certains patients qui avaient tant de mal à faire avec la vie ordinaire, même aménagée, puisent dans leurs expériences de survivance aux traumas des capacités étonnantes pour faire face à cet actuel. Dans les réseaux d’écoute bénévole des soignants, on ne reçoit pas énormément de demandes. Les personnels des maisons de retraite, des centres d’accueil pour handicapés, des hôpitaux psychiatriques etc sont acculés à faire preuve d’une immense créativité pour poursuivre leur tâche en dépit de la pénurie dramatique qui leur est imposée : la nécessité d’agir décharge temporairement l’angoisse à l’idée de la contagion à laquelle ils sont exposés sans protection. J’imagine que nous aurons, après la levée du confinement, à accueillir bien des effondrements. 

 Plusieurs personnes m’ont fait part de leur étonnement de ne rien lire sur les sites des diverses associations de psychanalystes, alors que la situation requiert encore plus que d’ordinaire ce travail d’élaboration psychique que l’état d’urgence voudrait mettre sous le boisseau.  Notre objet est certes l’inactuel, mais n’est-ce pas par l’actuel qu’il se manifeste en séance ? L’actuel du transfert ou l’actuel de ce que vivent les patients dans le monde extérieur. Pourtant nos associations restent étrangement muettes. 

Je voudrais partager ce dont une (ancienne ?) patiente a été victime, évènement hélas fréquent dans nos banlieues, qui risque de devenir banal si nous n’y prenons garde. Psychotique, cette femme est suivie au CMP de son quartier, par psychiatre et psychologue, elle m’appelle de temps en temps, de façon erratique, demande un rendez-vous, qu’elle n’honore pas la plupart du temps, mais enfin un lien demeure

Fonctionnaire en congé de maladie longue durée, elle vit seule, dans un studio et n’a guère de lien avec le monde réel ; ses voix lui tiennent lieu de compagnie… Il y a 10 jours elle est sortie de chez elle sans la fameuse auto-attestation dont elle avait « vaguement entendu parler ». Contrôle de police, très vite rude, qui fait monter l’angoisse de persécution, elle présente un document sans date de naissance et refuse d’indiquer celle-ci. Comme un des policiers l’insulte, elle demande son numéro de matricule… Les choses s’enveniment très vite et les policiers se jettent sur elle et la précipitent dans une voiture où elle est rouée de coups. Traînée au poste, elle y est menottée (« je ne me débattais pas, j’étais très passive, je leur demandais juste pourquoi ils me faisaient ça, et je voulais leurs numéros matricules. Ils m’ont obligée à courber la tête et m’ont tordu le bras derrière le dos »). Elle restera 4h ainsi menottée, à côté d’un jeune toxicomane que les policiers insultent, ce  dont elle s’étonne à haute voix ! 

On notera que cette cascade de corps à corps violents et contraints – dont elle aura de la chance si elle n’en a pas été contaminée - est la conséquence de l’absence d’un simple papier administratif concernant le confinement – elle n’a commis aucun délit, ne participait pas à un regroupement, ne franchissait pas la distance réglementaire, ne toussait pas au visage de son voisin etc… ! Pour éviter un traitement aussi inhumain et dégradant, il aurait suffi qu’elle écrive sur un bout de papier « je m’autorise de moi-même à sortir de telle heure à telle heure pour telle ou telle nécessité – dont je suis seule juge », c’est-à-dire qu’elle entre dans le système délirant des autorités, mis en place à l’occasion du confinement.

 Les policiers semblent s’être aperçus d’une certaine discordance dans son comportement, car ils font venir un psychiatre, puis un autre. « Comme je ne voulais pas y aller ils m’ont trainée sur le sol. Mais je ne voulais pas parler aux psychiatres. Alors ils m’ont attachée sur un lit ». Elle est restée 7h sur ce lit, ligotée, puis on l’a embarquée, après une piqûre, pour un hôpital psychiatrique où elle est restée 10 jours en hospitalisation d’office. A mon sens elle a eu de la chance de cette issue psychiatrique, peut-être sera-ce une circonstance atténuante lorsque tombera l’inévitable accusation de «rébellion et outrage à agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions » ?

 Au-delà de la personne dont la fragilité psychique a sans doute excité l’angoisse et le besoin de maîtrise de fonctionnaires désorientés et jamais contenus par leurs chefs, je sais que beaucoup ont été confrontés au terrorisme de cette toute puissance policière, en particulier dans les quartiers défavorisés où le confinement est lourd à supporter. Ajouté à la gestion purement administrative d’une crise sanitaire dramatique, mais aussi l’appel à la délation du voisin contrevenant, ou du Parisien replié dans sa maison de campagne, la fermeture des frontières, les messages contradictoires (restez chez vous pour ne pas perturber le Système de Santé Saturé / allez travailler pour ne pas perturber la sacro-sainte Économie), cela ne nous donne-t-il rien à penser ?  Prétend-on nous enfermer et nous priver des libertés essentielles de nous réunir, de nous déplacer, de penser et d’échanger avec nos voisins pendant les deux années nécessaires à la fabrication et à l’homologation d’un vaccin – au mieux adapté au virus 2019-20, mais pas à ses mutations ultérieures ? 

Le confinement est une expérience déshumanisante, nous le constatons chez les patients que nous écoutons de semaine en semaine. Il est facile d’imaginer ce que cela produit chez les individus qui n’ont pas, comme nos patients, ce recours à un espace de parole et de pensée soutenu par le transfert. Saurons-nous jamais combien de crimes, domestiques ou autres, auront résulté de ces mesures qui se prolongent ? Sans compter les personnes âgées isolées qui se laissent mourir par défaut de présence humaine – et qui ne prendront pas place dans le décompte macabre des victimes du Covid 19.

Les psychanalystes n’ont-ils pas à dire quelque chose face à l’établissement rampant d’un système de contrôle et de surveillance des citoyens sur fond d’angoisse généralisée entretenue par des médias qui alimentent tous les fantasmes à coup de statistiques galopantes ? N’avons-nous pas à nous prononcer sur l’actuel état d’urgence et les conséquences qu’il entraîne ? Sur la soumission imposée à tous avec des consignes aussi absurdes que la rédaction d’une attestation administrative, alors que manquent les mesures sanitaires minimales qui ont fait leurs preuves dans des pays très voisins (port du masque et tests généralisés) ? Dans cet univers kafkaïen, ou plutôt orwellien, nous nous taisons ?

 Miren Arambourou
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