Terroristes. Les raisons intimes d'un fléau global

Nous faisons paraître deux commentaires critiques du livre de Geneviève Morel : "Terroristes. Les raisons intimes d'un fléau global."

La première est celle de Frédéric Rousseau qui est membre de notre groupe de travail pour le "Prix oedipe des libraires 2019"

La seconde nous vient de Lucile Charliac qui est membre de l'association que dirige Geneviève Morel.

Il nous apparait que ces deux critiques vont dans le même sens et que l'on peut les lires en dehors de tout esprit partisan car elles offrent un point de vue complémentaire.

Terroristes . Les raisons intimes d’un fléau global

Geneviève MOREL

Ed Fayard Coll. Ouverture . Paris 2018

 

 

Geneviève Morel est psychanalyste à Paris et à Lille Elle est rédactrice en chef de la revue « Savoirs et clinique », et a publié entre autres : « La loi de la mère, essai sur le sinthome sexuel » Ed Economic-Anthropos en 2008, « Clinique du suicide » Ed Eres en 2010.

L’ouvrage articule une réflexion autour de l’inquiétude que suscite ce qui paraît être un phénomène nouveau : la montée du terrorisme d’inspiration religieuse et la cacophonie des interprétations à qui tente d’en rendre compte.

 

Même si certains politologues arguent qu’il n’y a pas de profil type du terroriste « il nous manque cependant une clinique du terrorisme », écrit l’auteure, déplorant qu’il n’y ait pas de véritables études de cas publiées.

C’est bien l’intérêt de son livre de remettre les choses en perspective et d’interroger toute une série d’itinéraires individuels de terroristes. Depuis le premier attentat terroriste de masse, celui d’Emile Henri (1872-1894), l’assassinat de l’impératrice Sissi, les weathermen (1969-1976) américains et les brigades rouges italiennes, l’itinéraire individuel des acteurs est décortiqué à partir de témoignages ou de leur autobiographie révélant des ruptures du cours ordinaire de la vie qui n’ont rien à voir avec l’adhésion réfléchie à une doctrine ou une religion : « La vengeance qu’elle soit personnelle, familiale ou sociale y joue souvent un rôle éminent avec son cortège de haine et d’envie ».

Geneviève Morel récuse finement l’argumentaire classique qui explique le terrorisme : « par un préjudice personnel, familial social ou historique (l’humiliation de tout un peuple) préparant le terrain pour que l’individu prenne sa revanche et passe au terrorisme dans un contexte géopolitique favorable avec l’appui d’une idéologie et d’un endoctrinement ad hoc ».

En fait ces arguments simplistes n’expliquent pas pourquoi toutes les personnes prises dans le même contexte ne passent pas à l’acte « et tiennent trop peu compte de la surdétermination inhérente à toutes les formations de l’inconscient ».

Geneviève Morel préconise une approche individuelle des sujets radicalisés car, écrit-elle, « Les traitements de groupe s’ils sont peut-être un outil de socialisation n'ont en revanche aucune chance de toucher le point où l’idéologie islamiste a « mordu » sur eux. »

Elle souligne, par exemple, que dans un certain nombre de cas l'injonction divine n'est autre que le retour hallucinatoire de la loi du père projetée symboliquement. Par contre dans d'autres cas on retrouve la séquence « déracinement –vide –appel » : « ce vide n’étant d’ailleurs pas forcément du ressort de la psychose . Il résulte de déracinements, délitements et autres décrochements liés à des accidents biographiques divers. »

Geneviève Morel souligne le fossé qui existe entre une foi transmise dans l'enfance, élaborée intimement et insérée dans un faisceau de pratiques familiales et de reconnaissances sociales, et l'adhérence aveugle à une structure totalitaire, induite par une conversion sommaire et souvent dissimulée, qui rompt brutalement avec le contexte familial.

Pour elle , si, comme d'autres terrorismes, le terrorisme islamiste profite de failles personnelles, prospère sur les injustices subies et se nourrit de désir de vengeance, social et politique, il y ajoute un surplus de transcendance : « la peur de la mort imminente est en effet radicalement vaincue par la doctrine islamiste du martyre dont l'efficacité permet de promouvoir un terrorisme de masse. » « Il est indicatif que la promesse islamiste du paradis s'accompagne d’une promesse de jouissance sexuelle illimitée. La décision du martyre exonère donc de la terreur de la castration qui est le support d'effroi devant la mort imminente »

L'auteure montre que les terroristes sont engagés dans l'extrémisme, non pas insensiblement à partir d’événements qui ont fait coupure dans leur vie mais aussi à travers l'idéologie qu'ils ont fini par épouser. Pour les anarchistes, l’extrême-gauche des années 70 ou 80 en Europe et aux États-Unis, le djihad des années 90 et suivantes … L’idéologie qui les agit n'est pas un plaquage sur des individus passifs, « elle fonctionne comme interpellation : l'individu se sent interpellé donc désigné ou choisi. » On le retrouve d’ailleurs dans les rêves d'élections ou les visions qu’ils rapportent.

« Il ne suffit pas que l'idéologie attrape, à un moment de vide ou d’anomie des individus fragiles, parfois psychotiques, qui ont subi une perte, une injustice ou quelque autre préjudice personnel, social, religieux ou politique comme c'est en effet toujours le cas. » Car nombre d'individus subissent la même chose tout en restant insensible aux sirènes idéologiques.

L'interpellation idéologique ne fonctionnera que si l'individu est interpellé dans un point qui lui est familier.

Pour ce faire l’idéologie extrémiste n'utilise pas seulement des mots mais aussi, et je dirai même surtout, des images qui exercent un véritable pouvoir d’hypnose : « ce que l'idéologie interpelle dans l’individu grâce à ces productions violentes est souvent une image précocement gravée en lui ou un souvenir qui entre en résonance avec elles » « Comme pour la formation du rêve, les images de propagande viennent à la rencontre de ces « tableaux inconscients » auxquels elles font écho. Or ces « tableaux inconscients », souvenirs ou fantasmes, nous y croyons dur comme fer. Ils cadrent notre réalité à notre insu et sont le support de nos symptômes. La force de cette croyance intime est sans commune mesure avec la persuasion engendrée les discours extérieurs.

« Geneviève Morel termine son ouvrage sur le constat suivant : « on rate les difficultés subjectives réelles avec les mauvais concepts de « radicalisation » et de « déradicalisations » qui se renvoient l’un à l'autre en miroir. Le terme de « déradicalisation suggère un processus de lavage de cerveau, de conversion à l'envers. On part sur l'hypothèse fausse « que l'individu a été passivement endoctriné et qu'on va arriver à effacer le mal qui a été inscrit par-dessus sa vraie nature d'avant et qu’il ne restera aucune trace ». Or dit l’auteure « la prémisse est fausse car l'endoctrinement n'agit que si quelque chose de subjectif et même d'inconscient vient à sa rencontre et l'accepte. »

C'est pourquoi l'objectif de son livre consiste à montrer « qu'il existe un choix subjectif de s'engager dans l'extrémisme, parfois furtif ou inconscient, mais réel et repérable. D'où la conséquence essentielle pour que l'individu renonce à cet endoctrinement : faire en sorte qu'il trouve en lui-même ses points intimes d’enracinement dans le djihadisme ou le terrorisme ».

En tant que psychanalyste nous savons que le sujet ne peut faire cette opération que par la parole, en repassant par le détail tout ce qu’il a accroché d’intime dans ses actes. Et en interrogeant son obéissance aux formations de l’inconscient ou aux délires. Cela nécessite, bien sûr, des entretiens individuels avec des personnes formées à l’écoute du transfert.

C'est un ouvrage qui peut surprendre, par le long détour, très documenté sur d’autres formes de radicalisation que l’actuel djihadisme. Mais ceci éclaire cela et permet de comprendre la thèse de l’auteur. Enfin je soulignerai surtout, ce qui est rare, que cet ouvrage est écrit dans une langue claire et agréable raison supplémentaire pour le lire.

Frédéric Rousseau

Geneviève Morel, Terroristes, les raisons intimes d’un fléau global

Fayard, collection « Ouvertures », 2018

 

Alors que des actions terroristes ont frappé de nombreux pays depuis la fin du XXe siècle et que les attentats commis en France en 2015 nous ont laissés sidérés et sans voix devant ces actes souvent commis par de jeunes Français(es), Geneviève Morel, psychanalyste, reprend dans cet ouvrage l’insistante question : comment et pourquoi devient-on terroriste ?

 

Se distinguant des nombreuses études journalistiques, politiques, sociologiques, religieuses ou psychanalytiques déjà parues, son livre aborde ce sujet d’une façon inédite à ce jour, par le biais d’une démarche clinique originale, qui prend soin de se tenir à distance des schèmes d’explication générale, fussent-ils psychanalytiques, comme des catégories nosographiques pouvant faire présumer l’existence de profils-types. En étudiant chaque cas dans toutes ses singularités, il apporte des éclairages sur le caractère universel de la détermination des actes terroristes par des raisons intimes.

 

À la recherche dans les siècles passés d’éléments de compréhension des temps présents, Geneviève Morel a réuni une documentation extrêmement riche et variée. Ainsi se dressent devant nous et reprennent vie les figures d’anarchistes historiques : Émile Henry, perpétrant en 1892 le premier attentat terroriste de masse au café Terminus à Paris, Luigi Lucheni, l’assassin de Sissi en 1898 à Genève. Les témoignages et mémoires qu’ils ont souhaité laisser après leur passage à l’acte ont suscité l’intérêt des psychiatres de la fin du XIXe siècle qui ont su les lire et les écouter pour en recueillir un savoir sur la cause de leurs actes. Quasiment inconnus en France, des membres des Weathermen – un groupe révolutionnaire né aux États-Unis de l’opposition à la guerre du Vietnam – ainsi que des membres des Brigades rouges en Italie dans les années 1970, dont Anna Laura Braghetti, seule femme impliquée dans l’assassinat d’Aldo Moro, ont rédigé des récits autobiographiques précieux. Enfin, Geneviève Morel appuie son analyse du terrorisme sur les entretiens qu’elle a elle-même menés à l’hôpital ou dans un contexte carcéral avec des personnes impliquées dans le djihadisme, tels Driss, le « revenant » ou Emna, la convertie.

 

L’étude de Geneviève Morel, rigoureuse, exigeante, s’attachant aux détails de chaque cas rapportés par les protagonistes eux-mêmes, met à mal un certains nombres de thèses avancées aujourd’hui sur le basculement dans le terrorisme. Ainsi de l’idée d’un passage progressif et comme insensible dans l’extrémisme. L’auteure établit au contraire une discontinuité entre d’une part la rencontre avec l’extrémisme et, d’autre part, l’engagement, ce dernier terme impliquant une décision consciente/inconsciente du sujet introduisant une rupture avec sa vie antérieure. Parallèlement, elle montre que les déterminations personnelles, familiales, sociales et historiques sont insuffisantes à rendre compte du passage au terrorisme. On le voit par exemple dans les fratries : certains basculent, d’autres non.

 

Si les déterminations habituellement invoquées ne peuvent à elles seules expliquer l’engagement terroriste, que nous apprennent les protagonistes eux-mêmes, le plus souvent à leur insu ? Ou plutôt que révèle le déchiffrement précis opéré par Geneviève Morel sur les cas qu’elle déploie ? Il montre pour chacun d’eux que le passage au terrorisme s’enracine dans un événement intime relevant des formations de l’inconscient. La rencontre déterminante a lieu lorsque des événements extérieurs et contingents reposant sur l’endoctrinement ou des images violentes viennent toucher le plus intime du sujet (souvenir, scène traumatique, fantasme, délire…), ce que l’auteure désigne comme « tableaux inconscients ». Elle relève que les propagandistes du djihad utilisent d’ailleurs largement la puissance des images en diffusant des vidéos de corps ensanglantés qui viennent, pour certains, faire écho à leurs « images destinales » : « Le dispositif de terreur met à nu l’alliance de la pulsion de mort et de la pulsion scopique et l’exhibe dans l’image atroce qui condense la jouissance de tuer. »

 

L’auteure insiste par ailleurs sur le fait que le sujet ne saurait être considéré dans ce processus comme une victime passive. Il prend part à ce que le hasard trame avec son inconscient et il existe, même si elle est ténue et dissimulée, une dimension de choix dans le cours destinal qu’il vient alors à donner à son existence.

 

Pour ce qui est des femmes en particulier, plusieurs des cas présentés par Geneviève Morel mettent en avant le rôle de l’amour ou de l’attirance sexuelle comme facteur décisif de leur engagement dans le terrorisme, par la formation d’un « couple fatal » avec un leader masculin. Il en va ainsi de la brigadiste A. L. Braghetti et de la Weatherwoman Cathy Wilkerson avec leurs partenaires comme de la kamikaze Muriel Degauque aspirant au martyre à deux en Syrie.

 

La thèse que soutient Geneviève Morel sur l’engagement dans le terrorisme a un corolaire qui n’est pas sans conséquence quant à ce que devraient être la prévention, le suivi thérapeutique et la réinsertion de jeunes djihadistes. La « dé-radicalisation » ne peut qu’être vouée à l’échec si elle est envisagée comme une sorte de radicalisation à l’envers. Celle-ci suppose que l’idéologie djihadiste agit sur un sujet fragilisé par le vide des repères familiaux qui est le sien ou l’anomie du groupe auquel il appartient, et qu’il suffirait de le désendoctriner point par point. Or, s’il existe bien chez des extrémistes passant à l’acte une séquence déracinement - vide - appel par l’invocation d’une loi pousse-au-crime, la dimension d’appropriation subjective de la propagande djihadiste n’en demeure pas moins méconnue tant que le point singulier où cette propagande rencontre le fantasme inconscient du sujet n’est pas identifié.

 

À un endoctrinement ne doit pas répondre un « dés-endoctrinement » suscitant réticence ou refus. Certes, la réorientation d’un sujet à la suite d’un passage à l’acte de nature terroriste ou d’un endoctrinement est extrêmement longue et difficile, mais elle n’est pas impossible ainsi que le montrent les mémoires, étudiées dans le dernier chapitre, de David Vallat, condamné pour son implication dans les activités du GIA, puis ayant été capable de mener un retour effectif sur sa position subjective de candidat au martyre.

 

C’est en recherchant pas à pas – mot à mot –, avec l’aide d’un thérapeute formé, les événements inconscients qui l’ont fait basculer dans l’extrémisme que le sujet pourra s’en détacher. Le détachement de l’endoctrinement ne peut se faire sans la prise en compte de la dimension intime de l’engagement et des effets subjectifs du passage à l’acte.

 

Geneviève Morel use avec subtilité et légèreté des concepts analytiques appliqués aux récits de vie qu’elle étudie.  Écrit avec fluidité et élégance, son essai s’adresse à chacun(e) d’entre nous.

 

Lucile Charliac