Village, visages

Agnès Varda et JR, Villages visages

De l’émotion qui ne serait pas du pathos

Quoi de plus difficile à définir que l’émotion et plus encore l’émotion esthétique ?

Beethoven était extrêmement fâché contre Goethe qui lui avouait avoir « pleuré » en écoutant l’une de ses œuvres : « les artistes sont de feu, ils ne pleurent pas »[1]. Beethoven détestait les Viennois qui larmoyaient au concert, détestait ce sentimentalisme. Il voulait que l’on écoute et comprenne sa musique, que l’on ressente un autre type d’émotion qui ne relèverait pas du pathos mais inciterait à l’action contre les souffrances humaines. Il est vrai que peu d’œuvres font pleurer chez Beethoven, même si beaucoup nous transportent, nous stupéfient, nous désolent ou nous attendrissent, nous font parcourir toute une gamme de sentiments et d’interrogations, de surprises et d’admiration. Un autre grand créateur, Flaubert, quant à lui, nous met sur la voie de ce que peut être un regard d’artiste, prenant quelque distance avec son héroïne, Emma :

« Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, — étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages ».

Précisément, ce que nous proposent JR et Agnès Varda, ce sont des paysages et des visages, à regarder et à parcourir. Mais qu’est-ce que cela signifie « chercher des paysages » ? Qu’en faire ? Qu’en dire ? En quoi cela relèverait-il de l’art plus que l’émotion sentimentale, la « consommation des sentiments » : mélancolie des couchers de soleil, attendrissement, Sturm und drang à la vue de paysages agités ou de visages tourmentés?

Or, le film de Varda et JR n’est évidemment pas cela. Ni documentaire jaloux de neutralité (plus personne ne fait cela), ni fiction mélodramatique, il suscite pourtant des émotions, constamment, mais d’une sorte assez difficile à définir, des émotions complexes qui naissent moins des histoires — bien qu’elles soient toutes intéressantes et touchantes — que du geste artistique qui les met en scène.

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[1] Jean et Brigitte Massin, Ludwig Van Beethoven, Fayard, 1967, p. 744.