Vivre ensemble sans autrui
Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, ancien président de l'Association freudienne internationale, est fauteur de nombreux ouvrages, dont Un monde sans limite (Eres, 1997) et, en collaboration avec Chartes Melman, L'Homme sans gravité (Denoël, 2002).

Le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, auteur à'Un monde sans limite et coauteur de LHomme
sans gravité avec Charles Melman/ poursuit et approfondit avec ce livre son analyse radicale des
causes et des conséquences de révolution récente des comportements des individus et de la vie
en société dans les pays occidentaux.

Des changements sociaux majeurs, accélérés par divers progrès techniques/ ont mis à l'épreuve
tous les repères jusqu'ici les plus stables : le mariage, la procréation, les rapports entre les générations, la différence sexuelle, l'éducation, l'autorité dans la famille, à i'école et dans toute la vie
collective/ le passage à l'âge adulte/ etc. L'équilibre psychique des individus - leur subjectivité
- s'en retrouve subverti d'une-manière inédite dans ^histoire de t'humanité. Et c'est à une réelle
mutation du lien social qu'on assiste. À tel point qu'il n'est pas exagéré de parler d'un véritable retournement anthropologique.

Parmi les conséquences majeures de ce phénomène au plan psychique, on peut notamment
repérer la prévalence accordée à la jouissance par rapport au désir, le rejet de la nécessité de se
confronter à la dimension de la perte qu'implique la soumission des hommes aux « lois » du langage, le refus du recours au tiers au profit des simples situations duelles, l'illusion d'une nouvelle
autonomie subjective. On peut voir là à l'œuvre un fonctionnement psychique fondé en grande
partie sur le mécanisme - le déni - que Freud considérait central dans la perversion.

Sommes-nous donc tous en train de devenir pervers ? Certainement pas si l'on veut parler du
renversement du rapport à la Loi que l'on constate chez Sade ou Sacher-Masoch. Mais les évolutions en cours nous invitent à adopter des comportements qui relèvent de ce qu'on pourrait
appeler une « perversion ordinaire », propre à notre époque, qui vient se substituer en partie
à la « névrose ordinaire » d'hier. De quoi nous interpeller tous et/ en particulier, ceux que leur
travail quotidien - psychanalystes, travailleurs sociaux, etc. - confronte à ce changement fondamental.