Écrire, entre la psychanalyse, l'Histoire et le politique
Note de lecture à propos de : « ARCHIVES INCANDESCENTES », Ecrire, entre la psychanalyse, l’Histoire et le politique. Simone MOLINA C’est un livre des frontières et des passages. Ecrit par une psychanalyste témoignant de son itinéraire, de son travail et de ses avancées personnelles, dans le monde historique qui est le nôtre, il touche le lecteur par la force des tracés qu’il ouvre. Les univers d’explorations, ainsi que l’annonce le sous titre, sont multiples et se trouvent reliés entre eux, avec ténacité, dans des modalités hors normes. Le lecteur est emmené dans cette exploration et ses détours avec la détermination à démêler les forces obscures, à explorer les chemins qui mènent de la terreur à la parole, et avec comme fil conducteur le poétique pour déborder le politique, la pratique de l’écriture pour dépasser l’indicible. C’est un livre vivant, on y entend la voix de l’auteur qui fait entrer en scène les textes d’autres, de beaucoup d’autres, connus ou non, lus et entendus. On voyage dans des lieux et sur des scènes variés : le bureau du psychanalyste, les ateliers de création à l’hôpital, les ateliers d’écriture, le théâtre de la ville, la bibliothèque de l’auteur. L’incandescence à l’œuvre est en rapport avec l’urgence, toujours actualisée, à ouvrir des possibles pour ce qui se trouve anéanti tant par les traumatismes de l’histoire que par les avatars de ce que l’auteur nomme « par tendresse » folie. De l’itinéraire de Simone MOLINA, on retient qu’elle est passée à la fonction de psychanalyste sans renoncer à l’institution. On note que c’est un événement de l’actualité (la profanation du cimetière juif de Carpentras, voisin de là où elle habite) qui l’a faite passer à une prise de position publique, où la langue est la bannière, avec une formation inventive durable : l’association du Point de Capiton. Grâce à son histoire personnelle, nous avons accès aux péripéties des « papiers » des juifs d’Algérie au cours d’un siècle d’histoire (dans un remarquable condensé de quelques pages). « Archives incandescentes » est traversé par la brûlure de l’actualité. Qu’est-ce qui est là en dépôt et ne cesse de ne pas se faire oublier…le lecteur d’aujourd’hui est rencontré sur la route. Du début à la fin, à chaque occasion, parce que l’incandescence est bien là, actuelle, il est fait mention du « mouvement des 39 contre la nuit sécuritaire », à titre d’exemple de l’engagement nécessaire pour préserver les conditions d’un accueil pour la folie. C’est un livre qui enrichit le lecteur de développements soigneusement didactiques parfois. Il est truffé de petites pépites qui rendent hommage aux êtres créatifs et de langage. Le cercle de la culture et de la civilisation s’en trouve ainsi élargi. Monique THIZON, psychiatre, psychanalyste 229 Simone Molina Archives incandescentes Écrire, entre la psychanalyse, l’Histoire et le politique Préface de Benjamin Stora L’Harmattan, collection Che vuoi ? Psychanalyse et faits sociaux, 2011, 274 p. Lecture par Sandrine Malem Le livre de Simone Molina, psychanalyste, fondatrice de l’association Le point de Capiton, située dans le Vaucluse, retrace un parcours de vie et de travail qui articule la question du traumatisme autour de celle de l’écriture et développe une réflexion sur le nouage entre l’histoire intime et le politique. « Les archives sont du domaine de l’historien, mais aussi du psychanalyste qui entend les traces demeurées incandescentes dans l’Inconscient. Elles sont parfois inscrites sur le corps ou dans les passages à l’acte de celui dont l’histoire personnelle est conjuguée de façon traumatique à la grande Histoire. Comment alors pourra-t-il faire histoire si rien n’est entendu par l’analyste des éléments historiques de son histoire personnelle, si rien n’est énoncé dans le discours social de ce qui l’a figé dans une place impossible ? », lit-on sur la quatrième de couverture. Bien mieux qu’un essai théorique et austère, ce livre tisse, dans sa construction même, les questions dont il est le fruit : peuplé de citations issues des livres et des écrivains aimés, ponctués de poèmes de l’auteur et de récits cliniques issus de sa pratique privée ou institutionnelle (tant comme régulatrice d’équipes soignantes qu’animatrice d’ateliers d’écriture), en partie autobiographique et riche d’une élaboration très fine et non dogmatique sur la clinique du traumatisme et le processus de création, il fait également place à l’histoire en rappelant des événements peu connus si ce n’est forclos du discours social, concernant notamment la guerre d’Algérie mais également l’histoire de la communauté juive d’Algérie, « figure majeure et ancestrale de l’altérité au quotidien », selon ses termes, refoulée de l’histoire algérienne contemporaine, et à une réflexion sur l’engagement politique du psychanalyste dans la cité. Le questionnement de l’écriture et de sa fonction pour des sujets confrontés à des traumatismes de guerre est le thème central de ce livre : Qu’est-ce qui pousse un sujet à écrire ? Quelle place l’écriture a-t-elle face au traumatisme ? Pour sortir l’histoire de l’oubli ? Pour en guérir ? Pour faire trace ? Pour faire lien ? Pour Simone Molina, l’écriture, la littérature, la poésie sont une modalité de frayage, tout comme l’analyse mais par d’autres voies, pour maintenir une ouverture qui permet de ne pas laisser le traumatisme se constituer comme 230 Che vuoi ? no 37 L’éternel masculin un bloc d’obscurité et de silence rigidifiant tous les aspects de la vie et laissant le sujet, et les générations suivantes, en proie aux répétitions hors sens. Mais de quel type d’écriture s’agit-il ? Et l’écriture est-elle à même, et à quelles conditions, d’inscrire quelque chose qui fasse — selon sa belle expression — « margelle du réel » ? Écrire comme « tentative de séparation, de décollement de ce qui demeure figé, englué, emmêlé, embroussaillé », dit-elle (p. 56) à propos de la nécessité intime de l’écriture en lien au traumatisme. L’écriture sera abordée tout le long du livre sous différents angles, tant sur le plan de sa démarche personnelle que celui des ateliers d’écriture animés en différents lieux, mais également le statut et l’accueil qu’il convient de faire à l’écrit apporté par le patient en séance (p. 172 et suivantes). On y trouvera un développement très intéressant autour des différents types d’écriture à propos du traumatisme, notamment concernant la différence entre témoignage et fiction. Pour quelqu’un qui a vécu un traumatisme, la fiction serait un « geste de liberté » retrouvée. Simone Molina rappelle que Primo Levi disait que son intention première était d’écrire pour se libérer, avant même de laisser un témoignage. L’oeuvre littéraire se situe au-delà du témoignage en ce qu’elle « rend sensible le rapport et le non rapport entre la réalité des faits et la réalité psychique » (p. 55). Aharon Appelfeld, qui écrivit plusieurs romans avant Histoire d’une vie où il raconte son expérience singulière, refusait d’être considéré comme un écrivain de la shoah afin de ne pas refermer la mémoire sur les faits et le témoignage : « La vérité d’un sujet ne tient pas à l’exactitude de la narration mais à ce qui sous-tend son discours, la vitalité de sa parole, soit le désir, celui-là même qui a permis à Primo Levi comme à Aharon Appelfeld de survivre à des conditions d’une extrême cruauté, sans méconnaître pour autant ce que l’un et l’autre attribuent à la chance (p. 77). » La fiction aurait fonction de nouage entre l’imaginaire et le symbolique pour apprivoiser le réel douloureux et impossible à dire (refoulé, nous dit Simone Molina, mais aussi peut-être impossible à refouler, tellement présent qu’il est impossible à évoquer si ce n’est latéralement, avec ce « pas de côté » de la narration). Ainsi la création littéraire ferait sinthome au sens qu’en donnait Lacan : un savoir-faire souple avec la division subjective qui rend possible la jouissance et le désir, contrairement au symptôme qui l’entrave. Le travail d’écriture est alors ce qui rétablit la place du sujet, son style, son nom, son rapport au langage, là où il a été désubjectivé par l’effroi du traumatisme qui a fait trou dans le symbolique. 1 L’imaginaire noué au symbolique venant en quelque sorte aider à la reconstruction de la métaphore mise à mal. 1. On peut peut-être parler de « forclusion du sens » par le Réel (en tant qu’impensable de la mort), comme l’évoque Lacan dans le séminaire Le Sinthome (leçon du 16 mars 1972), et non d’une forclusion du nom-du-père comme dans la psychose. 231 Simone Molina, Archives incandescentes Lecture par Sandrine Malem publié dans le N° 37 de la revue CheVuoi? " la rumeur libre" www.larumeurlibre.fr « L’écriture poétique maintient, en la transposant dans la langue, cette question paradoxale du hors-temps afin que la vie, par ailleurs, puisse se dérouler (p. 62). » On découvrira également au fil des pages de nombreuses notations cliniques concernant le traumatisme et sa spécificité par rapport à la névrose ou à la psychose, ainsi que des hypothèses très intéressantes sur les modalités de perception et de symbolisation de l’événement selon l’âge auquel il survient. Par exemple : « Il y a dans l’effroi quelque chose qui refuse la jouissance, et non, contrairement à ce qui s’énonce trop souvent, un trop plein de jouissance » (p. 88), ou encore le poids du déni et du refoulement qui requiert de la part de l’analyste une grande prudence du fait du risque pour l’analysant si la levée du refoulement est trop brutale. En effet, l’effroi du traumatisme confronte d’emblée au non-sens, écrase l’écran fragile du fantasme qui tisse la réalité psychique, et seul un lent apprivoisement va permettre à la division subjective d’opérer sans se confondre avec l’anéantissement de toute subjectivité, car les dimensions de la perte, du manque, de la castration symbolique sont brouillées par le recouvrement du Réel. L’auteure souligne de même la tendance du traumatisme à faire « point d’origine » pour le sujet, et l’importance de réinscrire les faits dans une historicité, ce qu’elle illustre à travers plusieurs récits cliniques. Au-delà, le traumatisme ne serait dépassable qu’à la double condition d’être articulé à la fois dans l’intime et dans le lien social, en mettant ces questions au travail dans le collectif. C’est cependant encore loin d’être vraiment le cas, et notamment en ce qui concerne l’histoire de nombreux événements méconnus de la guerre d’Algérie, ces évocations étant encore lourdes de conflictualité quand elles affleurent dans le débat public, de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée. 2 On ne peut en effet négliger que l’oubli est coextensif du politique (« Il est interdit de rappeler les malheurs », fut le premier décret athénien émis après la victoire des démocrates sur l’oligarchie des Trente, dont une des conséquences fut la condamnation de Socrate), et que la mémoire est toujours une lutte contre le politique qui s’appuie, tout comme la névrose, sur le refoulement, autre nom de ce qui est, dans le social, le politiquement correct. Cela expliquerait-il que ces élaborations ne peuvent parfois se réaliser que dans les marges, au un par un, comme « bricolage » au sens noble du terme, c’est-à-dire inventif ? Le travail persévérant de Simone Molina en illustre la fécondité. 2. Voir par exemple le remarquable film-documentaire de Jean-Pierre Lledo : Ne reste dans l’oued que ses galets, datant de 2007, rebaptisé : Histoires à ne pas dire, après qu’il eut été interdit de projection en Algérie.

Simone Molina

Archives
incandescentes

Écrire, entre la psychanalyse,
l'Histoire et le politique

Préface de Benjamin Stora

Les archives sont du domaine de l'historien, mais aussi du
psychanalyste qui entend les traces demeurées incandescentes
dans l'Inconscient. Elles sont parfois inscrites sur le corps ou dans
les passages à l'acte de celui dont l'histoire personnelle est conjuguée de façon traumatique à la grande Histoire. Comment alors
pourra-t-il faire histoire si rien n'est entendu par l'analyste des éléments historiques de son histoire personnelle, si rien n'est énoncé
dans le discours social de ce qui l'a figé dans une place impossible ?
Les traumatismes de guerre ont des effets sur les individus, sur
leur descendance et sur les peuples. Prenant appui sur la pratique clinique et institutionnelle, mais aussi sur des écrits littéraires
et historiques concernant la Seconde Guerre mondiale et
l'histoire de l'Algérie, l'auteure dégage les stratégies conscientes
et inconscientes de ceux qui, soumis à la tourmente de l'Histoire,
tentent de survivre psychiquement à l'effroyable. Ce faisant, elle
aborde des pans mal connus de l'Histoire du xx" siècle.

Qu'en est-il donc de l'Histoire lorsqu'elle est appréhendée
non par l'historien mais par le psychanalyste? Qu'est-ce qui
peuple l'écoute d'une analyste? Et en quoi le désir d'écrire
et donc la littérature participent-ils de ce rêve inavoué du lien
des êtres humains à la parole et à la transmission ?