L'unebévue (4/2005 : la politique sexuelle des mots)
mars 2005
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sommaire

SOMMAIRE

7 Je suis une sériai... Denise Laroutis.

Parce que vous, vous... ? Ah mais, parce que moi, vous comprenez, on me dit vous le trahissez, ou tu le tra-
his, c'est de la trahison, c'est vrai, on peut dire que je le trahis, mais au fond, moi, je ne veux pas, je ne veux
pas le trahir, ce n'est pas mon intention, pas mon but, pas mon propos, trahir, c'est déjà trop, c'est en faire
trop, je reste a ma place, si je le trahis, ce n'est pas volontaire, rien à voir avec la bonne vraie trahison. Pas de
génie qui ne trahisse, alors, trahison, hein, trahison !

9 "Genre" pour un dictionnaire marxiste : la politique sexuelle d'un mot.
Donna]. Haraway.

Enfin je savais que ce qui était arrivé à soc et gender en anglais, était différent de ce qu'il en était pour goiero.
genre, et Geschlecht. Les principales raisons de ces différences tenaient aux histoires spécifiques du mouve-
ment des femmes dans les vastes ensembles globaux où ces langues faisaient partie de la politique vivante.
Les vieux grammairiens hégémoniques — sexologues inclus - avaient perdu le contrôle du genre et de sa pro-
liférante fratrie. Œurope et l'Amérique du Nord étaient loin de pouvoir discipliner le destin moderne de leurs
langues impérialistes. Cependant je ne savais que faire de mon problème de sexe/genre en russe ou en chi-
nois. Progressivement, il devint clair pour moi que j'avais quelques pistes pour traiter de sexe/genre en
anglais, aux États-Unis mêmes, plutôt que dans le monde anglophone. Il y a tellement d'anglais différents rien
qu'aux États Unis, et tous semblaient soudain devenus parents pour ce texte de cinq pages promis à un dic-
tionnaire marxiste en allemand qui se détachait de son original français dans le but de prêter attention aux
nouveaux mouvements sociaux. Mon anglais était marqué par la race, la génération, le genre (!), la région, la
classe, l'éducation et l'histoire politique- Comment cet anglais-là pouvait-il être ma matrice pour sexe/genre
en général ? Une telle chose existait-elle moins que n'importe quoi d'autre, même prise en tant que mots, que
«sexe/genre en général» ? Bien sûr que non. Ces problèmes ne sont pas nouveaux pour les rédacteurs de dic-
tionnaires mais je me sentais, eh bien, une poule mouillée, politiquement, une poule mouillée. Mais les rota-
tives tournaient, et la date de la ponte approchait, 11 était temps de s'arracher une plume et d'écrire.

39 Body Meccano d'un traducteur. Denis Petit.

Boite numéro 1 : dicco marxiste (où le genre est au regard de l'aniculation classe-sexe)

Boîte numéro 2 ; «les chimères, esclaves femelles» (où le genre est au regard de l'articulation race-sexe)

Botte numéro 3 : «la mariée-Bataille» (où le genre est au regard de l'articulation sexe-sexe).

Notice : Remplacer dans la conscience oppositionnelle [Identification par la production.

57 Danse avec l'amazone. Colette Piquet.

Donc déclarons Socrate lesbien, et même (l'Amazone en donne l'exemple) nommons-la Socratéa (parce que
les mots qui disent le genre véhiculent la discrimination dont les femmes ont fait les frais au cours des siè-
cles). Et nous voilà mes belles avec notre lumineuse Socratéa et son amante endeuillée Platône, baptisées
comme il se doit. Cela nous engage. Parce qu'il faut le dire, nous devons nous efforcer vers toujours plus de
lesbianisme. Quelle que soit notre petite différence anatomique (dite sexe) et nos choix amoureux (dits
sexuels). Et ce n'est pas facile.
98 Au pays des anges. François Dachet.

Si l'on veut bien ne pas s'en tenir au film Jules etJim, et tenir compte du roman dont le film est une adapta-
tion, on considérera comme non négligeable la publication dans les années quatre-vingt-dix de deux recueils
de lettres et de journaux, les Carnets d'Henri-Pierre Roche, alias Jim, puis le Journal d'Helen, Hélène Hessel,
alias Kathrin, l'épouse du romancier Franz Hessel, alias Jules, suivi de quelques-unes de ses lettres à Henri-
Pierre Roche.

Ce registre d'écritures mêlées est aussi celui où se laisse entendre dans la bouche des protagonistes l'articula-
tion d'ordinaire naturalisée entre sexe et genre. Au début du roman Henri-Pierre Roche laisse percer cette
question. Jules fait remarquer que la guerre n'est pas du même genre en français et en allemand- Et Kathrin
questionne ce que la grammaire emporte d'implicite à ce sujet. [1 est remarquable que ce soit «à voix haute»
que ceci se produise : «Elle eut au café une discussion a voix haute avec Jules : - Quoi ! moi dire : « moi tom-
ber sur mon derrière». Shocking ! Vous Monsieur : mon derrière. Moi dame : ma derrière. Vous ficher de moi.
Tous les habitués lui donnèrent raison».

131 Un exemple de termes migratoires et de modèles institutionnels à propos du
cinquantième anniversaire du Cercle linguistique de Moscou. Roman Jakobson.

Publié dans Tel Quel en 1969, cet article met en évidence que les termes tchèques krouzek, le slovaque kruioh,
le danois kreds, le français cercle, l'anglais circk, l'italien rircolo, le roumain cerc, qui jamais auparavant ne
s'étaient rapportés à des assemblées d'érudits devinrent en usage pour désigner des associations libres pour
la recherche en linguistique et poésie. «Puis-je conclure, termine Jakobson, en soulignant une nouvelle fois
que le fait indispensable à la propagation des institutions et à la diffusion des termes a été le commun déno-
minateur de plusieurs courants convergents de la vie scientifique de différents pays».

139 Limites, bornes et normes : la délicate constitution de l'objet de connaissance en
sciences humaines. Patrick Sériot.

« Quel est l'objet à la fois intégral et concret de la linguistique? demandait Saussure. D'autres sciences opè-
rent sur des objets donnés d'avance et qu'on peut considérer ensuite à différents points de vue ; dans notre
domaine, rien de semblable-,- Bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait que c'est le point de
vue qui crée l'objet, et d'ailleurs rien ne nous dit d'avance que l'une de ces manières de considérer le fait en
question soit antérieure ou supérieure aux autres. » Toutes les conséquences de ce passage n'ont peut-être pas
encore été mesurées près de quatre-vingts ans après, écrit Patrick Sériot. Saussure n'est pas le père de la pho-
nologie structurale, il est celui qui permet de la penser. Si, dans les années 1920, pour les penseurs eurasis-
tes, dont N.S. Troubetzkoy était un des principaux chefs de file, l'objet créait le point de vue (l'objet Eurasie
devait être à l'origine d'une science «synthétique» destinée à en meure en évidence les différents aspects), en
1916 Saussure dépossède l'objet à connaître de toute substance, de toute préexistence ontologique : l'objet
propre d'une science n'est pas inscrit tout tait dans le réel, attendant d'en être extrait, il dépend du point de
vue adopté par le chercheur. Il s'agit là d'un renversement fondamental.

153 La sexuisemblance selon Edouard Pichon. Françoise jandrot.

Les langues romanes ont réalisé un partage de toutes les substances, tant abstraites que concrètes, en deux
classes, suivant une métaphore de sexe que Pichon appelle «sexuisemblance», un chandelier est masculin,
dans un conte de fées on pourra le marier à une lampe. Les français ont donc de grandes difficultés devant
le neutre des langues germaniques selon Pichon, qui attribue à la sexuisemblance un rôle synchronique dans
•'organisation de notre langue et entre en guerre contre Saussure. Pichon voit dans le bilinguisme de Saussure
un fait qui «peut, jusqu'à un certain point, constituer une infirmité», ce qui explique, toujours selon Pichon,
«l'errance» de Saussure et constitue un argument contre l'arbitraire du signe. Une preuve : «la plupart des
Français, étant donné que nous sommes une nation très unilingue, ont ce sentiment d'unité entre l'idée et le
mot». Voilà le Maître mot, l'unilinguisme, garantie première de «la juste repartition des hommes et des fem-
mes dans leur rôle sexuel et social».

167 Pour une lecture critique des formules de la sexuation. Guy Le Gaufey.

Si ce qui différencie le côté homme et le côté femme des formules de la sexuation s'avérait n'être que la pré-
sence/absence d'un trait pertinent (limité vs illimité), alors nos bipartitions coutumières continueraient de
distribuer les places en fonction de nos préjugés sur l'avoir/pas l'avoir, châtrée/non châtrée, actif/passif, etc.
La psychologie la plus «naturelle» viendrait se ranger sous la bannière sophistiquée des écritures logiques,
pour à nouveau prédiquer des essences que leurs différences mêmes mettraient «en rapport» l'une avec l'au-
tre.

Il ne s'agit donc pas, au point où Lacan essaie d'entraîner ses auditeurs d'alors, de trouver LE trait pertinent
qui permettrait de ranger correctement Homme et Femme dans leurs ensembles respectifs - puisque, dès
lors, ce serait un véritable enfantillage que d'écrire leur rapport - mais de faire apparaître entre eux une irré-
ductible dissymétrie qui ne repose sur aucun trait donné par ailleurs. Il n'y a qu'elle qui offrira sa chance au
non-rapport.
207 Changements de sexualité, changements de croyances et de paternités.
Charles-Henry Pradelles de Latour.

Utinéraire ethnographique qui fut le mien en Afrique m'a amené à comparer deux systèmes de parenté patri-
et matrilinéaire, dont l'analyse fait ressortir, entre pratiques sexuelles et fonctions paternelles, un rapport
structural non étranger à la transformation récente de notre ordre parental, qui, selon une opinion courante,
évolue vers des formes diverses de « parentalité », c'esi-à-dire des rapports de parenté coupés de leur base.
Contre l'idée d'un grand partage irréductible entre les sociétés traditionnelles et occidentales, qui est à l'heure
actuelle silencieusement accréditée, cet article a pour but de soutenir que les va-et-vient heuristiques des unes
aux autres sont toujours possibles. En quoi la magie est-elle associée à la filiation matrilinéaire et la religion
à la filiation patrilinéaire ? Cette question est d'autant plus inhabituelle que les études anthropologiques de la
parenté se sont développées, des fonctionnalistes anglais aux structuralistes français, en se tenant à l'écan des
croyances. Comment donc expliquer le rapport étroit qui relie un système de pensée à une relation paren-
tale inscrite dans une histoire ? À nouvelles questions, nouvelles réponses. On postule ici que les croyances
sont liées à une pratique sociale, lorsque le discours qui les constitue étaye dans la réalité une fonction, telle
celle du père qui est nodale dans les régimes de filiation.

221 Propulseurs de rêves ou comment «perfbnner» les cartes cognitives aborigènes.
Barbara Glowczewski.

Par-delà leurs différences culturelles et géographiques, tous les groupes aborigènes semblent insister sur les
mêmes principes que ceux autour desquels j'ai résumé la pensée du désert central : nommer pour localiser,
agir pour devenir, allier pour affilier, interdire pour jouir, figurer pour transformer. Tous ces principes peu-
vent se voir comme les déclinaisons d'un seul fondement : séparer pour attacher. C'est une philosophie de
l'Autre, du sujet divisé, du double, de ï'empreinte, de la connexion et du réseau. Chacun est toujours reconnu
comme singulier tout en étant pris dans un réseau qui n'a pas de limites et peut se conjuguer avec d'autres à
l'infini, car il offre autant de relations nouvelles que de nouveaux éléments à combiner. Dans cette optique,
les principes cognitifs aborigènes, tout en étant archaïques, s'avèrent très actuels car ils mettent en œuvre des
aspects universels de la pensée que l'Occident avait mis de côté durant les siècles dominés par l'écriture,
aspects qui émergent aujourd'hui avec l'ère de ï'audiovisuel. À l'heure où la culture dite de la mondialisation
est de plus en plus imprégnée par l'image et le son, certains modes de la pensée aborigène sont en phase avec
nos interrogations épistémologiques sur la relation entre global et local ainsi que le fonctionnement de nos
derniers dispositifs de mémoire, en l'occurrence les ordinateurs et l'Internet. Il est bien entendu que les
machines — malgré leur vitesse d'interconnexion — sont bien plus pauvres que l'incroyahie cerveau et les
affecta qui permettent aux hommes de connecter les données et les savoirs entre eux pour mieux propulser
leurs rêves.

237 «Je me transformerai en l'un de vous et je le détruirai».
Mireille Lauze -Jean Rouaud.

Et si on partait de l'idée que Nebreda utilise pareillement les figures culturelles et les chiffons, aucun d'entre
eux n'étant interchangeable et chacun ayant sa fonction propre, comme il dit que cela fut, un temps, pour le
miroir, le couteau, le bistouri, les excréments et le feu ? Ce serait porter la même attention aux formes misé-
rables et aux formes culturelles ; les unes et les autres seraient des débris du monde ramassés pour refaire
quelque chose de l'ordre d'un monde qui n'est pas forcément le monde commun, les matériaux de produc-
tion d'un tenant-lieu de fabrique du corps.