Soumis par Bertaux-Navoise... le
(English: Five dreams of Freud testify to his circumcision trauma)
Nous avons vu dans les deux cas princeps de Leonard Cohen et Morice Benin1, que la circoncision provoque un désir inconscient de vengeance. Les rêves suivants de Freud montrent qu'il se venge de la circoncision en la dénonçant comme une folie criminelle. Dans le rêve du père mort, il se venge clairement de son père.
"Je crois que si je ne poursuis pas l'analyse de mes propres rêves aussi loin que celle de ceux des autres, la cause en est rarement la timidité par rapport au sexuel. En fait, bien plus souvent, il m'aurait régulièrement fallu révéler l'arrière-plan secret de toute une série de rêves, à savoir ma relation à mon père qui vient de mourir." 2
La psychanalyste Wendy Colman3 a découvert que la circoncision de Julius, le jeune frère de Freud alors âgé d'un an et demi, est la clé de deux de ses rêves : "Mon fils, le myope"4 et le rêve de la maison de santé5. Elle est restée timide dans ses interprétations et nous y ajoutons trois autres rêves célèbres dont nous allons voir qu'ils abordent le même sujet : la monographie botanique, le père mort et le rêve de Brücke (papier d'étain froissé).
"Mon fils le myope"
"A cause de certains événements survenus dans la ville de Rome, il faut mettre les enfants en lieu sûr ; on le fait. La scène est alors devant un portail, une double porte à l'antique (la "Porta Romana" de Sienne, comme je le sais dans le rêve). Je suis assis au bord d'une fontaine, très déprimé, presque en larmes. Une figure féminine – une domestique ou une religieuse – emmène deux garçons et les remet à leur père…, qui n'est pas moi. Le plus âgé des deux est évidemment mon fils aîné, je ne vois pas le visage de l'autre ; la femme qui emmène le garçon lui demande de lui faire un baiser d'adieu. Elle se distingue par un nez rouge. Le garçon refuse de l'embrasser mais lui dit en faisant au revoir de la main : "AUF GESERES", et à nous deux (ou à l'un d'entre nous) : "AUF UNGESERES". J'ai idée que la seconde formule indique une préférence."
La grande trouvaille de Colman est d'avoir vu que la domestique qui tend les enfants au père accomplit le rituel qui précède la circoncision : la remise du fils au père par la mère, à travers le seuil de la pièce dont Colman rapproche le portail du rêve. Orthodoxe, elle associe circoncision, castration et aveuglement.
Alors que le rêve commence par parler d'un danger pour les enfants :
"… il faut mettre les enfants en lieu sûr… ",
Freud nous signale l'événement de la veille déclencheur du rêve :
"… un ensemble confus de pensées suscitées par la représentation d'une pièce : "Das neue "Ghetto"… la question juive, le souci de l'avenir des enfants… ",
et fait l'association entre myope et cyclope, qu'il relie à une perte de la "bilatéralité". Cela nous fait penser qu’il s’agit de la perte de la bisexualité et de la féminité résultant de la circoncision.
Ni Freud ni Colman ne signalent que le puits, au bord duquel est assis le rêveur, symbolise la mère. Colman souligne que le nez rouge de la femme évoque le sang de la mutilation, plus précisément la plaie ouverte de la muqueuse du gland après l’arrachement du prépuce. Ceci est à la fois un reproche à la mère complice et de la compassion pour la victime de la domination masculine dont l’enfant, à côté d’elle, partage l’effroi. Mais elle ne voit pas que le refus de l'enfant d'embrasser la femme et l'inversion de la formule d'au revoir expriment le grand désir du rêve : ne pas revoir les criminels et, selon le début du rêve, franchir les portes du ghetto pour échapper à la circoncision. On doit aussi penser qu'au contraire de ses fils restés intacts, les deux enfants sont ses deux frères à la circoncision desquels il a assisté impuissant.
En associant la Porta Romana de Sienne avec un asile d'aliénés, Freud nous livre à son insu, ou sans le dire explicitement, son sentiment profond sur la circoncision. Il rapproche aussi "geseres" de "gesaüert" ("levé"), qui renvoie à l'érection dont Colman signale qu'elle est un préalable, provoqué par le mohel, à la circoncision. "Ungeseres" montre que le rêveur préfère la flaccidité à la circoncision !
Sans malheureusement que le père de la psychanalyse ait pu en prendre conscience, ses associations évoquent la perte due à la circoncision ; la comparaison entre circoncision et perte d'un œil (myopie, cyclope) est très proche de la réalité biologique dans laquelle la perte de la lèvre du gland est en partie comparable à celle de la paupière. Ces associations envisagent cette perte comme une perte symbolique de la féminité-bisexualité.
Le : "Mon fils, le myope" du tout début d'un rêve qui assimile la circoncision avec la perte d'un œil et prône l'enfermement des circonciseurs, est donc à traduire par : "Mes frères, les circoncis".
"La maison de santé"
"Le lieu est un mélange de maison de santé privée et de plusieurs autres locaux. Un domestique apparaît et me demande de venir pour un interrogatoire. Dans le rêve, je sais que quelque chose a disparu et que l'interrogatoire a lieu parce qu'on me soupçonne de m'être approprié l'objet. L'analyse du rêve montre qu'interrogatoire a un double sens et signifie aussi examen médical. Conscient de mon innocence, et de ma fonction de médecin consultant dans la maison, je suis tranquillement le domestique. A une porte, un autre domestique nous reçoit et dit en me désignant : "Pourquoi l'amenez-vous ? C'est une personne respectable." J'entre alors seul dans une grande salle où se trouvent des machines, ce qui me fit songer à la géhenne avec ses instruments infernaux de punition. Je vois un de mes collègues étendu sur un appareil, il aurait toutes les raisons de remarquer ma présence, il ne le fait pas. On me dit ensuite que je peux partir. Mais je ne trouve pas mon chapeau et, en fin de compte, ne peux pas "m'en aller."
Ce rêve est une répétition du rêve "Mon fils le myope". En effet, la maison de santé, un enfer cette fois-ci, est la synagogue dont le rêve précédent nous a appris que Freud la considère comme un asile d'aliénés. Freud fait l'objet d'une enquête ; il est soupçonné d'avoir été complice de la torture de la circoncision de son frère, que le rêveur assimile fort justement à un vol. Sa conscience lui reproche de n'avoir rien fait pour s'opposer à la torture-mutilation de Julius. Il rapporte l'évènement de la veille qui a provoqué le rêve : il n'a pas retrouvé son chapeau rangé par une domestique. C'est là un des éléments à décharge de l'enquête : lui-même privé du "chapeau" de son gland, il n'est pas coupable. Le deuxième élément à décharge est qu'il est médecin, et donc membre éminent de la communauté juive. L'inconvénient est qu'en tant que tel, il n'a pas intérêt à quitter la communauté et ne peut matériellement pas le faire. Ses deux alibis étant invalides, il doit rester en enfer.
"La monographie botanique"6
Freud rêve avoir écrit la "monographie d'une plante" :
"Le livre est devant moi, je tourne précisément une page où est encarté un tableau en couleur. "Chaque exemplaire contient un spécimen de la plante séchée, comme un herbier."
A son insu, il nous révèle quelques-unes de ses pensées sur la circoncision. "Botanique" venant à la place de sexualité, la monographie en question semble être un livre sur l'organe sexuel masculin. La veille du rêve, il lit dans une vitrine le titre d'un livre sur une fleur, le cyclamen, fleur préférée de sa femme, celle qu'elle lui reproche de ne pas lui offrir assez souvent.
Il passe d'une fleur, quelque chose à offrir, à quelque chose qui peut être planté. Mais comment ne pas lire dans ce "Zyclamen" – que Freud emploie de préférence à "Apenveilchen" – non pas le "signifiant" cyclamen, mais le mot avec toutes ses connotations, dont le radical cycle, le cercle, l'anneau, l'anneau préputial ? Suivent diverses associations d'idées dont celle de l'arrachage évoque précisément la circoncision. L'arrachage des pages d'un livre par Freud enfant et sa jeune sœur – une scène que Freud qualifie de souvenir-écran sans voir qu'il s'agit de la circoncision. L'arrachage des feuilles d'un artichaut (la fleur favorite de Freud) rassemble les deux images du gland et du prépuce. La première de ces associations rassemble les idées d'anniversaire et d'absence d'amour7 (le même phénomène se produit chez le docteur Olievenstein, cf. notre étude).
Dans ce qu'il appelle un "plaidoyer passionné en faveur de ma liberté d'agir à ma guise, de vivre ma vie comme il me plaît." (le droit de rester intact), Freud s'élève contre la rigueur du judaïsme, la circoncision est très indirectement critiquée sous la forme d'un auto-reproche : le prix élevé de ses fantaisies. Le prépuce est la corolle du phallus mais il ne peut l'offrir à sa femme puisqu'il en a été privé. Son livre est un hommage aux mutilés qui y trouveront une image en couleur de leur prépuce, voire le prépuce lui-même embaumé et enchâssé.
Le livre du rêve fait aussi allusion à la monographie de Freud sur la coca et ses vertus analgésiques. Si bien que les acharnés de la circoncision pourront au moins anesthésier leurs pauvres victimes.
Enfin, écrire un livre n'est pas arracher mais coller ensemble des pages. Nous en arrivons au principal vœu réalisé par le rêve : recoller, restaurer le prépuce de Freud, l'instrument de la sexualité infantile, laquelle est, avec l'inconscient, sa grande découverte.
"Le père mort"
"Ces choses défendues
"Vers lesquelles tu te traînes
"Et qui seront à toi
"Lorsque tu fermeras
"Les yeux de l'oppression."
Léo Ferré
Il faut lire ce rêve dans la lettre à Fliess du 2 novembre 18968 plutôt que dans "La science des rêves" qui omet un détail majeur qui seul permet l'interprétation. Freud voit en rêve une affiche :
"ON EST PRIÉ DE FERMER LES YEUX",
avec la certitude qu'il faut prendre l'expression aux deux sens, propre et figuré. Il écrit à son ami :
"J'ai tout de suite reconnu l'endroit : c'est la boutique du coiffeur où je vais tous les jours."
Freud reconnaît tout de suite le lieu précisément parce que c'est un endroit où, dans la vie, il ne va jamais : la synagogue. Il n'y est allé que le jour de sa circoncision, scène dont le souvenir est à jamais amnésié et gravé dans son inconscient, d'où le sentiment de réalité éprouvé par le rêveur. La boutique du coiffeur est un lieu réservé aux hommes, comme celui de la circoncision. On y manie des lames et on y trouve des fauteuils, comme pour la circoncision où il faut nécessairement le fauteuil du parrain qui tient l'enfant et un fauteuil vide, celui d'Élie.
Comment ne pas associer la paupière des yeux et la lèvre préputiale ? Si bien que l'affiche prend valeur d'exhortation à recalotter le gland et à protester contre la circoncision dont nous savons par ailleurs que Freud la réprouve. Comment serait-il possible de fermer les yeux du défunt s'il avait été privé de ses paupières ? Cela serait également impossible sans fermer les yeux sur la circoncision dont le père est responsable.
Mais le rêve assure parfaitement sa fonction de gardien du sommeil ; il fait sarcastiquement semblant de passer sous silence la faute du père bien davantage que celles que se complaît à se reprocher l'endeuillé. En fait, le rêveur se réjouit du décès de son bourreau avec une ironie mordante et se félicite de ne pas lui avoir offert un enterrement de première classe. L'enterrement du père étant une excellente occasion de manifester contre celui du prépuce du fils, le vœu réalisé par le rêve est de protester contre la circoncision, publiquement et par voie d'affichage.
C'est le deuxième rêve de Freud au sujet de la circoncision où il voit une feuille de papier (prépuce-parchemin) avec une image dans le premier, une phrase écrite dans le deuxième. C'est un rêve répétitif – preuve d'un traumatisme grave – dans lequel il revit et transcende l'horreur de sa mutilation en la dénonçant publiquement mais en rêve... Les plus hardis y verront un rêve de parricide œdipien.
Le rêve du "papier d'étain froissé"
"Ce que vous savez de meilleur, vous ne pouvez pas le dire aux enfants."9
Le début de ce rêve, qui se termine en cauchemar, est de lecture vraiment directe mais les associations de Freud ne font qu'inconsciemment allusion à la circoncision.
"Le vieux Brücke doit m'avoir imposé une tâche quelconque. Et – CHOSE BIEN ÉTRANGE - cette tâche consiste dans la préparation de mon propre corps, bassin et jambes ; je vois cette partie de mon corps devant moi, comme dans la salle de dissection, sans cependant avoir la sensation que cette partie manque à mon corps, et sans le moindre sentiment d'horreur. Louise N… se trouve là et travaille avec moi. Le bassin est vidé, on le voit tantôt d'en haut, tantôt d'en bas, les deux aspects se mêlent. On aperçoit de grosses tubérosités couleur chair (qui me rappellent, dans le rêve, des hémorroïdes). Il fallait aussi en dégager soigneusement quelque chose qui était posé dessus et ressemblait à du papier d'aluminium froissé. Alors je fus de nouveau en possession de mes jambes…"
C'est le plus limpide des cauchemars de Freud au sujet de la circoncision ("préparation de la partie inférieure de mon propre corps"). Les épaisses protubérances de chair rouge" sont le gland de Freud et le "quelque chose qui était posé dessus et qui ressemblait à du papier d'aluminium froissé" ne peut être que le prépuce "qui devait être soigneusement ôté". Et retrouver l’usage de ses jambes est recouvrer l'usage de son pénis. Freud insiste plusieurs fois sur l'étrangeté de ce rêve. L'événement de la veille qui a déclenché le rêve est justement "l'étrange roman dans lequel l'identité d'une personne est préservée à travers une série de générations étalées sur deux mille ans", si bien que cette association renvoie clairement à la soi-disant identité juive. Mais il pense aussi que le rêve "représente mon idée que peut-être les enfants obtiendront ce qui a été dénié aux pères", soit un vœu inconscient d'abolition de la circoncision.
Aussi, son principal commentaire :
"La préparation de mon propre corps, qui m'est ordonnée (notre parenthèse : par Dieu) dans le rêve, est donc l'auto-analyse nécessaire dans la communication de mes rêves."10
n'est qu'une rationalisation qui empêche précisément l'auto-analyse qui aurait consisté à voir que la soi-disant "préparation" (à la vie juive) "imposée" par "le vieux Brücke" (son propre père, Dieu) est sa propre circoncision. L'usage du terme "préparation" désigne le rituel nécessaire pour devenir un juif autorisé à se servir de son sexe (se marier).
Nous n'avons pas retranscrit ici la suite du rêve. Il semble qu'elle renvoie à ce qui a précédé la circoncision : être porté par quelqu'un, franchir les portes de la pièce de la circoncision. Les deux enfants tout à la fin peuvent faire allusion aux deux frères de Freud qui aura assisté horrifié à leur circoncision et se reproche d'avoir "passé dessus" les deux planches en bois (leurs deux prépuces) pour sortir (accéder à la vie juive).
Les cinq rêves témoignent du traumatisme de la circoncision chez Freud. Ils sont des cris du cœur de ce qu'il n'a jamais osé dire, à savoir que la circoncision est une torture barbare et insensée.
ARTICLE LIE
1 Bertaux-Navoiseau M. (DOC) Circoncision et amnésie traumatique, Sigmund Freud et Leonard Cohen "se vengent" de leur père, Morice Benin de sa mère, Jean-Jacques Goldman s'en sort mieux (mis à jour 17.05.2023) | Michel Hervé Bertaux-Navoiseau - Academia.edu
2 Freud S. Lettre à André Breton du 6 décembre 1932.
3 "The scenes themselves which lie at the bottom of the story:" Julius, circumcision, and the castration complex. Psychoanalytic review, 1994 81 (4), 603-25.
4 La science des rêves. 1900. Paris : PUF ; 2003. O.C., IV, p. 310, 490-3.
5 La science des rêves. 1900. Paris : PUF ; 2003. O.C., IV, p. 381.
6 La science des rêves. 1900. Paris : PUF ; 2003. O.C., IV, p. 205-213.
7 Cf. L’interprétation des rêves. Paris : PUF, 1976. p. 153, deuxième paragraphe de l’Analyse.
8 Naissance de la psychanalyse, lettre n° 50. Paris : PUF ; 1956. p. 151.
9 Une des associations de Freud à propos de ce rêve.
10 Une deuxième association de Freud.
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