décès de Philippe Julien

Philippe Julien

Philippe Julien psychanalyste, écrivain, professeur de philosophie, ancien membre de l’Ecole freudienne de Paris, ainsi apparait-il sur les quatrième de couverture de ses ouvrages, nous a quitté le 4 septembre 2011 à l’âge de 86 ans, il était membre de la lettre lacanienne une école de la psychanalyse.
Il fut membre de l’Ecole freudienne de Paris. On trouve ses interventions dans les colloques à partir de 1973 (la mort en psychanalyse d’enfants, l’enfant mort 1/10/72) Congrès de la grande Motte,1975 Journée des cartels,1976 Strasbourg L’homme aux cervelles fraiches,1976, L’amour du père chez Freud, 1978 La transmission, Freud et Ferenczi, su et insu, débat entre Freud et Ferenczi, Savoir y faire ou savoir y être
Dans l’après coup de la dissolution de l’Ecole freudienne de Paris en 1980, Jean Allouch, Guy Le Gaufey, Philippe Julien, Erik Porge et Mayette Viltard créent l’AREL (association de recherche et d’étude sur le langage) et constituent le comité de rédaction de Littoral, première revue de psychanalyse après la fin de La Cause freudienne et dont le premier numéro sort au printemps 1981 avec un article de Philippe Julien sur les rapports de la théorie à la clinique analytique. Il interviendra dans les colloques de Littoral sur Le père , L’hainamoration de transfert, Quand l’inconscient se fait savoir…et sur des points concernant le religieux, la Trinité, la mystique…
Dans le numéro de septembre 1985 consacré à l’Action du public dans la psychanalyse il aborde les rapports entre intension et extension à partir des quatre discours élaborés par Lacan à partir de la matrice du pari de Pascal.
Peu de temps après, le17 novembre 1985, est crée L’Ecole lacanienne de psychanalyse qui choisit Littoral comme une de ses publications. L’E.L.P.est pour lui la possibilité de donner une chance nouvelle à de futurs passants.
Il devient alors directeur de la Collection Littoral dans laquelle il publie outre Jean Allouch, Francis Dupré, Muller et Richardson, Erik Porge, son important ouvrage sur le retour à Freud de Jacques Lacan.
Dans la revue Littoral il a écrit :
1981 N°1 et 2 La vérité parle, le savoir écrit
1982 N°5 Notes sur la trinité
1983 N°7/8 Le nom propre et la lettre
1983 N°9 Y a-t-il un discours de la mystique ?
1984 N°11/12 L’amour du père chez Freud
1984 N°14 Freud Lacan, une rencontre manquée
1985 N°15/16 Hainamoration et réalité psychique
1985 N°17 L’institution de la psychanalyse en sa publicité
1986 N°21 Lacan et la psychose
1987 N°23/24 Entre l’homme et la femme il y a l’a-mur
1988 N°25 Pinel, Esquirol, Freud, Lacan
1989 N°27/28 Cicéron, Kant, Freud : trois réponses à la folie des passions
1989 N°29 Refus et assentiments en psychanalyse
1992 N°36 Logiques de la négation
1994 N°39 A propos du livre de Moustapha Safouan, « La parole ou la mort »

Dans Fragments bulletin intérieur de l’Ecole Lacanienne de psychanalyse :
N°1 mai 1986 Exposition, déposition
N°4 juin1987 Le point aveugle de l’analyste et la passe aujourd’hui

Dans Le furet autre nom du bulletin interne de l’école lacanienne de psychanalyse :
N°5 avril 1996 L’art de la dénonciation

Ces articles sont la ponctuation du séminaire qu’il tenait chaque année et des colloques de l’école lacanienne de psychanalyse.
Les publications en sont l’aboutissement.

1987,Colloque « Il court il court le sujet », Pinel, Esquirol, Freud, Lacan, le sujet en psychanalyse
1987 Séminaire La différence sexuelle
Outre Atlantique selon son expression il fut invité à parler de l’enseignement de Lacan en Argentine, au Brésil.
En 1987, invité à prendre la parole par des membres du Lacanian forum à New-Britain (Donna Lopez, François Péraldi,John Muller et William Richardson), il rencontra les équipes de centres accueillant des psychotiques.
1988 Séminaire Qu’est-ce qu’un père ?
1989 Colloque L’assentiment à la psychanalyse
1990 Colloque La connaissance paranoïaque, Connaissance ou savoir paranoïaque
1990/1991 Séminaire, Le symptôme de Lacan avec J.Attal et en groupe Le réel
1991/1992 Séminaire D’une clinique psychanalytique
1991 Journées Clinique psychanalytique à Bordeaux, Génération de la psychose, générations perdues
1991 Publication de Le manteau de Noé, essai sur la paternité, Desclée de Brouwer
1992/1993 Séminaire D’une clinique psychanalytique : homosexualités
1993 Colloque La folie à écrire, Ecrivez moi
1993/1994 Séminaire De la clinique analytique un déplacement de concepts (homosexualité)
1994/1995 Séminaire Actualité d’une pratique, le voile
1995 Colloque Un style passe
1995/1996 Séminaire L’hystérie cent après
1995(janv) Parution de Malaise dans la psychanalyse avec Moustapha Safouan et Christian Hoffmann
1995 (avril) Parution de L’étrange jouissance du prochain, Ethique et psychanalyse, seuil
1997 Parution de La féminité voilée, alliance conjugale et modernité, Desclée de Brouwer

"En 1997, l'Association Qu'est-ce qu'une école pour la psychanalyse ? (Q.E.P.) est fondée, sur la base de cette question.
En 2000, après dissolution de Q.E.P., est créée l' Association pour une école de la psychanalyse (A.P.E.P.) qui inscrit dans ses statuts la mise en place d'un dispositif de passe commun avec d'autres associations, dispositif qui, avec les cartels, constitue les conditions pour qu'effectivement advienne une école de la psychanalyse.
En 2003, prenant acte du fonctionnement du dispositif de passe, commun avec l' Ecole de psychanalyse Sigmund Freud (E.P.S.F.), du développement de cartels et d'un mouvement soutenu de travail orienté par sa référence à l'enseignement de Freud et de Lacan, l'A.P.E.P. décide de devenir : la lettre lacanienne, une école de la psychanalyse. Ecole est un nom d'association qui renvoie implicitement à Lacan, le premier à l'avoir introduit pour qualifier une association psychanalytique.
Les Cahiers pour une école est le nom de la revue de ces trois temps institutionnels.
Philippe Julien fut à plusieurs reprises membre du collège de la passe (…2006/2008).
Il commence son séminaire le 13 janvier 1997 en parlant des scissions dans le mouvement analytique.
En 2000 il participe au séminaire collectif de l’APEP et tient un séminaire sur la transmission : Se faire proche d’une étrange similitude.
2000 Publication de Tu quitteras ton père et ta mère Aubier où il pose la question des fondements psychiques et anthropologiques de la famille.
2000 Publication de Psychose, perversion, névrose, Eres
2002 Il est président de l’APEP et soutient l’organisation du colloque Psychanalyse et identité après la Shoah.
2000/2001 Séminaire La psychanalyse et le savoir clinique
2003/2004 Séminaire Psychanalyse et religion
2005 présentation du séminaire L’envers de la psychanalyse à la maison de l’Amérique latine dans le cadre du centre de recherche en psychanalyse et écriture dont il fait partie
2006 Il y donne trois conférences sur la psychose
2007 Il y fait deux conférences sur le pari de Pascal dans le séminaire L’objet de la psychanalyse et une sur Psychanalyse et religion
2008 Publication de La psychanalyse et le religieux, Freud, Jung, Lacan cerf
2009/2010 il fait deux conférences à la Maison des sciences de l’Homme sur Les homosexualités aujourd’hui.
Il a fait d’autres conférences et présentations de séminaires de Lacan dans le cadre du centre de recherche en écriture et psychanalyse.
2009 Séminaire L’intension fonde l’extension (3 conférences), c’est en raison de cette fondation qu’en 1961 Lacan va au-delà de Freud en inventant :
1-L’objet a
2-Une nouvelle définition de la névrose, de la perversion et de la psychose
3-Mais aujourd’hui, quel intensionnel de l’homosexualité doit fonder un nouvel extensionnel ?
2009 Il fait une conférence Le corps à l’épreuve du temps au Centre Sèvres

Dans Les Cahiers pour une école il a écrit :
1998 N°1 Précarité de l’institué
1999 N°2/3 La place et la lettre, et le nom de la lettre
2002 N°6 Le silence de Pie XII
N°9 Lacan après la Shoah
2005 N°12 A propos du livre d’Elisabeth Badinter Fausse route
2006 N°15 A propos du livre d’Eric Fassin Sur L’inversion de la question homosexuelle
2007 N°16 Le sens logique de la féminité
2008 N°17 La perversion de la sexualité
2009 N°18/19 Altérité du psychanalyste devenu analysant

Dans la revue Essaim il a écrit :

N°1, 1996, De la communauté analytique issue de l’enseignement de Lacan, Situation de la psychanalyse en France
N°2, 1998, Incidences cliniques, lecture de Consoler et classifier de Jan Goldstein
N°15, 2005, La clinique en question, Une pathologie sans pathos

Il a aussi écrit dans la revue La Clinique lacanienne :
N°1 Actualité d’une clinique lacanienne
N°2 1997 L’hystérie, Le procès de Freud
N°4 2000 Les homosexualités, L’enjeu d’une autre culture
N°5 Du symptôme au sinthome, la psychose lacanienne
N°9 2005 La phobie, une protection contre l’angoisse
N°12 2007 Le sens logique de la féminité

Dans la revue Insistance N°1, 2006, Le schofar, du sens à la signification

Il était membre du comité scientifique de Biblia et y a écrit trois articles, A quoi sert la loi ?, Qu’est-ce qu’avoir un père ? Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ?

Il a aussi écrit dans la revue Etudes

Cette bibliographie n’est pas exhaustive mais impressionniste du travail de Philippe Julien.
Tous ces interventions tracent les lignes de force de son travail, le devenir analyste et la passe, le contrôle, la clinique psychanalytique, l’écriture et la création (dimension qui tenait une grande place dans sa vie), psychanalyse et religion, la question du corps…
Il s’intéressait aux questions actuelles posées à la société comme la procréation assistée, l’adoption, la conjugalité et la famille, l’homosexualité, les familles homoparentales…ce qu’attestent ses interventions dans plusieurs ouvrages collectifs :
1995 Vérité scientifique, vérité psychique et droit à la filiation, Eres
1996 Moments cartésiens de la psychanalyse, Eres
1997 Revue Dialogue, Lien social et lien conjugal
1999 Devenir père, devenir mère, naissance et parentalité, Eres
Problématique adolescente dans la cure, Point hors ligne, Eres
2000 revue du GRAPE, Les parents difficiles, Eres
2006 Limites du corps, le corps comme limite, Eres

C’était un homme jovial mais secret et solitaire, il pouvait parfois être caustique. Il fut un passeur de la psychanalyse lacanienne dans la psychanalyse en intension, un lecteur et un enseignant passionné, rigoureux et didactique de l’œuvre lacanienne dans la psychanalyse en extension.

Bernard ROLAND le 17/09/2011

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Lettre ouverte en hommage à Philippe Julien

Philippe, permettez-moi de vous prénommer ainsi, vous dont le patronyme redoublait un prénom, pas n’importe lequel.
Julien. Julianus en latin.
Très répandu dès l’Antiquité, dans la plupart des régions de l’Empire romain. Nom de deux empereurs, dont le célèbre Julien l’Apostat.
Au IVème siècle, il tente de combattre le christianisme en train de triompher…
Quel paradoxe ou bien non, pour vous qui aurez été un « ecclésial » avant d’en venir à la psychanalyse !

L’Histoire ne s’arrête pas là. Saint Julien, dit l’Hospitalier, fait l’objet d’une fabuleuse légende du moyen âge, dont Flaubert tire un conte.
En effet, le grand chasseur colérique avait rencontré un jour un cerf qui lui avait prédit qu’il tuerait ses parents. C’est ce qui arriva et Julien horrifié par son crime, se réfugia au bord d’un fleuve où il se fit passeur et construisit une maison d’accueil pour les voyageurs. Un jour de tempête, l’un d’eux, un lépreux, lui demanda de passer sur l’autre rive. Julien accepta, parvint à traverser et son passager se révéla alors être le Christ venu lui pardonner.
Eclipsé par suite, ce prénom incluant son usage patronymique resurgit à la Renaissance.
La Rome antique, le retour à l’art gréco-latin dans la flambée de la Renaissance dont l’Esthétique succède à celle du moyen âge et marque le début des « Temps modernes », la reprise par Flaubert d’une légende, version transfigurée d’Œdipe, croisent des anamorphoses avec la religion et ses mythes, l’Histoire de la seconde guerre mondiale, Hitler, la Shoah, la résistance et les passeurs, Freud : la naissance de la Psychanalyse. Ces courants majeurs dans l’Histoire de la pensée, les révolutions de l’Art, des sciences, des Lettres, apposèrent-ils le sceau de votre naissance et votre renaissance dans l’héritage et la filiation de la psychanalyse, jalonnant votre chemin entre fatum et Tucha jusqu’à savoir quitter père et mère ? Le onzième commandement dont vous vous faisiez l’auteur sur l’autel d’une laïque profanation : « Tu quitteras ton père et ta mère. »
J’associe : étoffe d’un personnage, résonance avec la joie, plus précisément la jubilation, comme l’enfant face au regard lui renvoyant son image en miroir? Probablement. Cette image que l’on ne cesse de découvrir et redécouvrir toute une vie durant, qui se forme, se transforme tandis qu’on l’oublie aussi, parfois, souvent. Aussi souvent que, dérobée ou se dérobant, ravie du ravissement de Lol V. Stein, elle se fait autre, enveloppe du corps propre, sans fixité, toujours à ressaisir dans d’autres regards ? Papillonnante ? Vous et votre nœud papillon quelques fois arboré pour grandes et grandes petites occasions : style de trait ou trait de style ?
En écho : étoffes, soies, fourrures, parures…A votre regard attentif cela n’échappait, ni à vos commentaires taquins, dans un sillage affectif, courtoisement adressés aux femmes, qui s’en paraient…
Narcisse s’enchante, jubile, déchante. Echo donne de la voix.
La jubilation, encore, hors image. Ce fut à n’en pas douter un des traits de votre style, une position d’existence, cette façon bien à vous de vous délecter d’ironie, prêchant le vrai pour le faux ou le faux pour le vrai, en mi-dire façon Lacan, pratiquant avec aisance la métonymie, la litote, l’antonymie, quelques fois l’hyperbole en gaudriole, sérieux masqué de comique, farceur désopilant en contrepoint du plus grand sérieux jusqu’à la gravité.…Qui pouvait vraiment savoir, percer à jour cette personnalité, artiste de figures et pirouettes, acteur inouï du vaudeville à la dramaturgie sur un fond, au fond très grave ?
Comment ne pas alors reprendre le littéral d’un littoral ? Je le réécris à ma façon depuis ce que j’entendais et captais de votre présence, de votre parole, de vos mots et traits d’esprit mais encore : votre acharnement à faire du lien, tant et plus…
J’eus-lien. Vous l’aurez été : perpétuel passeur, faisant lien d’un rien, d’un peu, d’un trop, jetant ponts et passerelles pour traverser ou faire traverser, pour passer ou faire passer.
Toute votre vie d’analyste durant, opiniâtrement, vous vous êtes attaché à la question du lien social comme discours pouvant prévaloir entre les membres d’une communauté analytique, soutenant sans relâche que ce lien, parmi les quatre discours repérés et formalisés par Lacan, relevait du discours de l’Hystérie. Sujet divisé, en place d’agent, ordonnant/coordonnant le rapport entre vérité et savoir. Le savoir comme production, résultante de l’objet a, cet objet si sauvage, cause de tant de ravages et tant de désirs…
Comment, à notre tour ne pas tendre cette passerelle pour, dans son après-coup,  accompagner votre passage de vie à trépas? Rendre hommage au pont jeté entre une généalogie de la morale et la généalogie d’une éthique de la psychanalyse poussée loin, aussi loin que possible, jusqu’au dernier soupir. Wo es war, soll ich werden.
Wo es war, sind Sie werden? Qui peut savoir ? Mehr Lust ou mehr Licht ? Vous emportez le secret en votre dernière demeure.
Wo es war, soll ich werden : toujours prégnant, vous imprégnant, imprégnant ceux qui vous écoutaient.
C’est aussi ce qui vous représentait, autant comme signifiant que lettre adressée, sur mode d’une inénarrable persévérance entre infinitude et finitude, ou bien serait-ce l’inverse ? De la finitude à l’infinitude qui vous survit…
Avec des mots, de vous, de Freud, de Lacan, d’autres encore, de nous autres, ces quelques autres, je vous revois, vous entends toujours, du public au privé dans leur réversion, séminariste impénitent, tenant séminaire après séminaire, ne répondant jamais aux questions qui vous étaient posées, absorbé dans vos propos. Surdité de feinte délibérée ? Réponse du berger à la bergère : il n’y a pas de réponse à votre question car il n’y a pas de réponse.
Wo es war, soll ich werden : c’est tout ce que l’on peut dire.
Cependant, ces questions, ce n’était pas faute que vous-même en posiez, au sein de certaines réunions publiques, les posant et les reposant : envers du même ou de l’Autre en vous ; ça ne répondait pas, pas toujours, mais vous poursuiviez, insistiez et insistiez comme si précisément, là aussi, vous transmettiez : l’insu que sait de l’une bévue s’aile-amour jusqu’à l’a-mur ? S’ailer de l’amour plutôt que le recéler ou le sceller comme un pacte de mort? Pacte faustien : Zeus, Cupidon, Vénus, Junon, Prométhée, Apollon, Aphrodite, Psyché …Socrate contre Narcisse se fait l’allié d’Eros, au grand dam d’Agamemnon : on demande, on demande, on voudrait bien savoir, aimer ou être aimé, on demande encore.
Et rien ne vient. Entrechats, jeu de dupes, funambule sur ce fil ténu d’une psychanalyse toujours en mouvement, en questionnement, en attente de réponses à des questions sans fin, jamais clôturées.

Retour à vos séminaires, des années durant, sans répit, attelé à votre désir intraitable. Mais oui, j’oubliais, c’est intraitable de ne pas céder sur son désir…
Votre auditoire vous écoutait, capté : silence quasi religieux. Vous déclamiez. Verbe haut, ton sentencieux, coupures pour un crescendo en précipité d’accents de passion, flux dans les octaves, et d’un registre à l’autre, sans perdre le fil ou le reprenant comme on reprend un souffle, cette invariable scansion. « Voilà ! ». Je l’entends encore. « Voilà ! », répété parfois plusieurs fois et dont le destinataire semblait être autant votre public que vous-même ou cet Autre en vous que vous barriez d’énoncés en énonciations. Pour ceux appendus à vos mots, en attente d’une révélation, d’une résolution de l’énigme, le « voilà » assené jetait lumière et ombre, levée du voile ou chute en nouveau voilage, drapé opacifiant ce que l’on avait cru saisir un instant, fulgurance d’une compréhension tôt ou tard obscurcie.
Relance. « Voilà », disiez-vous. « Eh bien, non, voyez-vous, ce n’est pas ça ! ».
Tout comme la vérité se dérobe, la vérité vraie disait Lacan, vous repreniez la mesure : « Eh bien non, ce n’est pas ça. » Dramatisation du suspens, Echo a fini de pleurer Narcisse mais fait entendre l’écho : haussement de la voix. « CHE VUOI ? »… « Voilà la question : Che vuoi ? Que me veux-tu ? ». Vous le répétiez, l’asseniez, orchestrant la partition de votre litanie, virtuose des croches, demi croches, noires, blanches, baryton de la scène : « Que me veut l’Autre ? ». « « Non, pas mon semblable, pas mon alter ego mais l’Autre, mon voisin prochain, mon Prochain proche et lointain, étranger comme l’étranger en nous qui fait notre altérité…Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Puis soprano, en moderato, comme empreint d’un soupçon de nostalgie (mémoire de Lacan ?), paisible, inspiré, recueilli: « Eh, bien, voyez-vous, ce que Lacan ne cessa de nous faire entendre, ce qu’il ne cessa d’avancer, ce sur quoi il insista et insista… ».
Je laisse à celles, ceux qui ont la mémoire de vos séminaires la liberté de compléter cette partition inachevable, dans le passé et le présent et pour l’avenir ou la liberté de ce qu’il n’y a pas lieu de compléter, ouvrant plutôt sur un « encore et toujours à venir ».
Propos suspendus à jamais comme le sujet de la vérité, celle de l’inconscient : courez, courez, vous ne sauriez l’attraper.
Je vous ai connu très jeune, quand je faisais mes « premières classes » à l’école de la psychanalyse. Vous et quelques autres : les cinq du Littoral, du nom de la revue préexistant à la fondation de l’Ecole Lacanienne de Psychanalyse (ELP). Cinq membres d’une histoire familiale, familialiste, « familionnaire »?
Ils étaient cinq comme on compte des unités; pas des unités de valeur versus cursus mais des valeurs d’unités, comptables sans pour autant faire ni Un ni union. Cependant liés, famille recomposée issue d’un éclatement après la dissolution de l’Ecole Freudienne? Quoi qu’il en eût été, ils firent nombre de fil en aiguille autour de Littoral, à partir du premier congrès de l’ELP puis par suite…
Il y a beaucoup de suites…peu à peu, je pus me compter parmi eux et plus tard nous nous sommes retrouvés dans ces suites, plus roturières que princières, au travail ensemble, notamment au sein du conseil d’administration de l’Association Pour une Ecole de la Psychanalyse (APEP). Je me targuais en tant que présidente obligée à mes obligations, de connaître votre date de naissance. Curieusement, j’ai fini par l’oublier au fil du temps et du mouvement qui nous porta vers la fondation de la Lettre lacanienne.
Je vous ai aussi connu dans un contexte un peu plus privé : intersection de zones et frontières en terre inexplorée pour moi, sauf à travers des textes. La passe, cette fameuse passe inventée par Lacan. Elle aura toujours été pour vous un point d’horizon et au-delà de votre propre nomination au temps de l’Ecole Freudienne et peut-être précisément parce que cette nomination, un retour d’interrogations constantes sur le devenant/devenu analyste.
Et c’est ainsi qu’elle fut au rendez-vous d’un rendez-vous choisi de mon fait, pétri d’une obstination, précoce, à en savoir quelque chose. J’avais tant et tant et tout lu, ou presque,
tant et tant vécu, ou presque, tant su par cœur chaque mot du texte sur la passe élaboré par l’ELP que j’avais fini par fusionner avec ses lettres, m’y reconnaissant, chacune faisant sens à chaque tournant : fausse reconnaissance, formation de l’inconscient, acting out, identification au précepte comme on s’identifie à un symptôme ? Entre doute et certitude, il me fallait m’en ouvrir à quelqu’un. Et ce fut vous. Ce ne fut pas un choix hasardeux. Je raconte une histoire… en effet-s. Effets de destinées croisées et de sens. En excès. Ce fut un rendez-vous manqué, comme tout rendez-vous. Ce ne pouvait être autrement…
Je vous avais déjà rencontré ou bien tout cela s’est-il passé plus tard ? La mémoire me trahit comme la mort qui trahit chacun, chacune, qui pourtant la connaît et l’attend au rendez-vous d’une inconnue indomptable, tout comme le désir indomptable : rendez-vous dans les habitacles, pierres tombales, résidence ultime, dernier tracé d’une route désormais sans exil. Et vous étiez au rendez-vous ce jour là, matinée pluvieuse, brouillée des eaux mêlées de ceux qui pleuraient un cher disparu. Vous étiez là, un peu en retrait, encore présent à celui qui vint vous dire sa folie. Trop tard. Au-delà de la douleur, une délivrance ? Pour qui ? Vous aviez su le dire à celle qui fut sa compagne et vous êtes venu au dernier rendez-vous, dans le respect et la mémoire d’un être mort trop jeune…
Combien vous ai-je remercié du fond du cœur d’avoir su être là, dans un acte déterminé, là où on ne rencontre pas beaucoup de psychanalystes rendant un dernier hommage à un patient fugitif mais ayant passé votre porte, déposant, posant son ultime bagage, passé par là…
Ce passant par-là, là où ça peut se dire jusque dans l’extrême de la déraison, me ramène encore à vous, perpétuel passeur des égarés, des errants, des voyageurs partis au long cours d’une insolite traversée entre enfer et faire. En faire acte de désir plutôt que profession de foi.
Passant, passeur, passé, vous qui étiez hanté par la mort, qui (vous) demandiez en fréquence resserrée avec le temps, qui viendrait pour les derniers adieux. Nous sommes venus en votre dernière demeure. Au-delà du symbolique et de ses rituels, de l’Imaginaire et d’un récit
où l’histoire vient se loger, fiction narrative, narration fictive, seul le réel peut encore donner voix, chair et corps en hommage à l’homme que vous avez été, séminariste, psychanalyste, auteur, acteur, homme de cœur. Ce que vous avez été et que vous restez et serez, de génération en génération. La psychanalyse ne se transmet pas, déplorait Lacan : elle doit s’inventer et se réinventer chaque fois, pour chacun, en chaque nouvel acte. Si elle ne se transmet pas, elle peut au moins perdurer tant que tout n’est pas encore perdu.
Je vous ai perdu, nous vous avons perdu mais rien n’est perdu : vous êtes passé de l’autre côté, empruntant la passerelle qui vous a conduit depuis votre histoire, notre histoire à l’Histoire, ne serait-ce que celle de la psychanalyse.
Je n’oublierai pas de ne pas oublier jusqu’au temps venu de vous rejoindre parmi ceux qui hantent nos mémoires.

Valérie Osganian
Septembre 2011-09-21 

«  A ceux qui, mordus par la psychanalyse ont fait de l’inconscient la proie des chiens de leur pensée… »

Localisation: Paris

Bernard Roland/Valérie Osganian