Sur Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole

Freud et le désir de scientificité

A propos de l’ouvrage de Michel Onfray,

Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne

par Baudouin Jurdant

L’ouvrage de Michel Onfray est loin d’être inintéressant. On peut s’indigner d’un ton travaillé par l’ironie, le sarcasme, le mépris, un ton souvent accusateur qui n’entend faire aucune concession aux prétentions freudiennes. Serait-ce un ouvrage inspiré par la haine ? Ce n’est certainement pas le mot juste. Il s’agirait plutôt du témoignage intellectuel d’une déception. Après avoir considéré Freud comme un penseur digne d’intérêt, Michel Onfray, une fois l’oeuvre lue dans son intégralité, se déclare déçu, voire trompé, par ces 6000 pages dont il rend compte.

Avant d’aborder le contenu de ses propos, une remarque sur l’écriture de Michel Onfray. Le texte se lit facilement, la langue est claire, le style frappé au coin du bon sens, marqué quand même par ce qu’on pourrait appeler un usage excessif des points de suspension : environ un tiers des paragraphes du texte se termine par des points de supension, sans compter tous ceux qui se trouvent à l’intérieur des paragraphes. Cet abus typographique n’est pas sans signification. Les points de suspension sont là pour « faire penser ». Ils suggèrent. Ils insinuent. Là où l’écriture s’arrête, la pensée du lecteur est invitée à poursuivre, à se prolonger dans des interrogations latentes qui ne manqueront pas de surgir dans le sillage des phrases qui viennent d’être lues. Michel Onfray se déclare volontiers philosophe. Il a sans doute écrit pour nous faire réfléchir en mettant en cause notre adhésion à la psychanalyse issue de l’oeuvre de Freud. La démarche est parfaitement légitime. Réussit-il à nous faire penser ? Oui !

Il faut attendre la conclusion de ce gros ouvrage pour lire la réponse de l’auteur à une question qui ne peut manquer de tarabuster le lecteur au fil du texte : « Comment expliquer le succès de Freud, du freudisme et de la psychanalyse pendant un siècle ? » (p. 554) En effet, tout au long des pages, Michel Onfray nous décrit un Freud « humain, trop humain », certes ! rempli de défauts, autoritaire voire tyrannique, âpre au gain, menteur, magouilleur, imbu de lui-même et surtout très solitaire. Comment un homme seul, coincé dans une situation de départ médiocre aussi bien sur le plan intellectuel que sur le plan économique, comment cet homme seul a-t-il pu à ce point conquérir le monde ? Quelle est la recette de ce succès hors du commun ? Et il ne s’agit pas ici d’un emballement éphémère, une sorte de feu de paille médiatique. Freud nous offre l’exemple, assez unique en son genre, d’une oeuvre qui dure, qui continue à être périodiquement questionnée, analysée, méticuleusement décortiquée, radicalement contestée, reprise à nouveau, réinterprêtée, traduite et retraduite, mobilisant d’étranges passions.

Michel Onfray est prudent. Il va évoquer plusieurs raisons qui, selon lui, ont contribué à donner à l’œuvre de Freud une résonnance inhabituelle. On peut les résumer de la façon suivante, en respectant d’ailleurs les formulations propres à l’auteur :

1°  « Freud fait entrer le sexe dans la pensée occidentale par la grande porte alors que l’Europe chrétienne le refoule depuis un millénaire » (p.554). Mais alors pourquoi pas Richard von Krafft-Ebing, Havelock Ellis et bien d’autres qui, à la même époque et à partir de conditions initiales bien plus prometteuses, n’ont pas hésité à faire entrer le sexe dans le domaine de la pensée, ou tout au moins à développer un savoir, voire une science (la sexologie par exemple) sur ce thème ?

2° La création « d’une organisation militante extrêmement hiérarchisée, construite sur le mode de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. » (p.557) Cet argument veut nous faire croire qu’il s’agissait d’une stratégie délibérée de la part de Freud qui aurait, en outre, acquis à sa cause, la petite horde de ses premiers partisans, tous juifs (sauf Jung), promus par l’auteur au titre d’apôtres. Peu vraisemblable.

3° La psychanalyse s’est présentée « comme une religion dans une époque d'après la religion. » (p. 561) Là également, l’argument est faible. Faire appel au succès populaire de la psychanalyse pour dire que celle-ci met en place une religion non-religieuse me semble un peu trop simple. Qu’est-ce qu’une « religion d’après la religion » ? Une religion sans dieu ? sans foi ? sans rites ? une religion quasiment invisible ? la religion d’un seul prophète ? Sa référence au psychanalysme de Robert Castel ne convainc pas. Certes, il y a beaucoup d’adeptes qui, par le langage qu’ils utilisent, les références qu’ils affichent, la culture tacite qu’ils prétendent partager, pourraient nous renvoyer à l’idée d’une appartenance commune. Mais aucune croyance précise ne me semble susceptible de l’illustrer, ni à dire vrai, aucune « idéologie » si l’on veut bien donner à ce terme le sens qui convient, à savoir : un système d’idées et de valeurs qui nous fait accéder d’une manière particulère et cohérente, non pas à la vérité, mais à la réalité.

4° Le succès de la psychanalyse serait en partie dû à « l'adéquation entre le nihilisme freudien et le nihilisme de l'époque ». Cet argument ne dit pas autre chose que Freud est bien de son temps. Faire comme si le nihilisme de Freud s’était développé par soi-même pour rencontrer ensuite le nihilisme d’une époque qui aurait vu en lui l’expression la plus adéquate de l’esprit du temps, me semble peu plausible.

5° La psychanalyse devrait son succès à « sa médiatisation post-soixante-huitarde par l'entremise du freudo-marxisme » (p. 568). Le freudo-marxisme existait bien avant mai 68. On pourrait même défendre l’idée que mai 68 a déclenché un coup d’arrêt à la propagation médiatique de cette idéologie. Là aussi, les raisons invoquées par Michel Onfray ne me semblent pas convaincantes.

Toutes ces raisons sont plausibles et discutables comme en convient l’auteur quand il avoue qu’elles « n’épuisent pas le sujet qui constituerait à lui seul une suite à cet ouvrage. » (p. 554)

On pourrait pourtant dire que Michel Onfray a manqué de peu ce qui pourrait être considéré comme la raison principale de ce succès et qui, en même temps, justifie que les reproches biographiques que l’on peut formuler à l’encontre de Freud, puissent sans mal passer au second plan.

Lacan formule très clairement ce qu’il en est quand il écrit que la psychanalyse nous désigne « une voie qui ne s’est jamais détachée des idéaux du scientisme, puisqu’on l’appelle ainsi, et que la marque qu’elle en porte, n’est pas contingente mais lui reste essentielle. » (Ecrits, Paris, 1966, p. 857). Oui : de nouveau le scientisme de Freud qui, contrairement à ce qu’en disent la plupart des psychanalystes, n’est pas une tare ou une faiblesse du discours freudien mais bien l’un de ses aspects essentiels. Cette référence au scientisme de Freud est évoquée à maintes reprises dans le livre de Michel Onfray qui traite ce désir de scientificité bien à la légère, se moquant d’un homme qui veut faire des découvertes et qui se situe constamment, et à juste titre, dans la tradition des sciences de la nature. Cette légèreté de l’auteur vis-à-vis de ce qui, pour Freud, était sans doute le plus important à ses yeux, s’explique d’autant mieux qu’elle est directement impliquée par la thèse centrale de son essai, à savoir que Freud n’est rien d’autre qu’un philosophe. Reprenant à son compte le jugement nietzschéen selon lequel « toute philosophie est la confession autobiographique de son auteur » (p.51), Onfray annonce la couleur : « Je propose également de montrer les assises éminemment biographiques, subjectives, individuelles du freudisme malgré ses prétentions à l’universel, à l’objectivité et à la scientificité. (…) Freud n’est pas un homme de science, il n’a rien produit qui relève de l’universel, sa doctrine est une création existentielle fabriquée sur mesure pour vivre avec ses fantasmes, ses obsessions, son monde intérieur, tourmenté et ravagé par l’inceste. Freud est un philosophe, ce qui n’est pas rien, mais ce jugement, il le récusait avec la violence de ceux qui, par leur colère, posent le doigt au bon endroit : le lieu de la douleur existentielle. » (p. 50)

Un peu plus loin, Onfray insiste : « Que signifie, chez lui, cette ardente passion à refuser la philosophie et les philosophes — dont il est ? Parce qu’il serait ce qu’il ne voudrait pas qu’on sache : un philosophe, juste un philosophe, seulement un philosophe, rien qu’un philosophe ? » (p. 51) Au fond tout est dit dans l’expression très simple de cette thèse que l’auteur ne va pas cesser, au fil des pages, d’essayer de démontrer. Il s’agit d’inscrire Freud dans la philosophie. La stratégie est bonne car si l’auteur réussissait à nous convaincre, c’en serait vite fini de Freud et de cette « philosophie » qui ne tient pas, qui est bancale, pleine de contradictions et d’incohérences. Rien de plus facile que de les exhiber, de les tourner en ridicule en y voyant des « tourments existentiels » inavoués. Freud philosophe ? Il faut être bien mauvais philosophe pour y croire.

Il y a souvent de la violence dans le propos de Michel Onfray, celle de « ceux qui, par leur colère, posent le doigt au bon endroit » comme il le dit. Et en effet, tout en l’évoquant en permanence, il récuse entièrement ce désir de scientificité, qui se trouve au coeur de l’entreprise freudienne. Mais, ce faisant, il ne comprend plus rien. Eh oui ! il y a chez Freud cette « volonté de faire science » comme le disait très justement Isabelle Stengers, sans comprendre elle non plus, qu’il ne s’agit pas là d’un caprice analogue à celui qui pousse les astrologues à parer leurs discours de formules énigmatiques ou qui incite les économistes à proclamer leur grande familiarité avec les équations mathématiques les plus complexes, mais que c’est bien d’un désir qu’il est question, et que la science en est bien la cause et non pas l’objet. C’est pour cela qu’il semble préférable de le baptiser « désir de scientificité » plutôt que « volonté de faire science ».

Ce désir de scientificité ne peut se soutenir d’aucune légitimité après coup au nom des résultats qui pourraient en provenir, des découvertes qui pourraient s’ensuivre, des satisfactions (institutionnelles ou autres — le prix Nobel par exemple !) qu’on pourrait imaginer en découler. Ce désir, on ne peut le repérer ni chez les scientifiques — ils n’en ont pas besoin pour pratiquer leur science ­— ni chez les philosophes qui n’en ont pas plus besoin pour philosopher. Il ne faut pas non plus y voir ce « désir naturel de savoir » qui nous introduit à la Métaphysique d’Aristote. Ce désir nous renvoie effectivement au scientisme car ce n’est qu’à travers cette idéologie singulière associée au nom de Félix Le Dantec à l’aube du XXe siècle que la science a pu intégrer son concept limite, la butée sur laquelle elle ne peut que trébucher à jamais et ceci malgré l’espoir que nourrissait Freud lui-même de la voir triompher de ce dernier bastion de l’ignorance humaine : l’inconscient.

C'est dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient que l'on trouve l'une des définitions les plus pertinentes, quant à ce propos, de l'inconscient : « Ces adversaires de l'inconscient n'avaient jamais observé l'effet d'une suggestion post-hypnotique, et les preuves que je tirais de mes analyses de névropathes non hypnotisés les plongeaient dans le plus grand étonnement. Il ne leur était jamais venu à l'idée que l'inconscient fût une chose que l'on ignore absolument, mais à laquelle cependant des arguments péremptoires nous obligent à conclure... »

Sigmund Freud (1905), Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, traduit par Marie Bonaparte et M. Nathan, édition électronique réalisée au Québec à partir de l'édition Gallimard, 1971, p.144.

C’est bien en tant qu’il nous désigne comment chacun d’entre nous, personnellement, se sent parfois agi par ce qu’il ne sait absolument pas, que l’inconscient nous renvoie à un concept dont la véritable nature est épistémologique plutôt que biologique ou psychobiologique comme Freud lui-même a pu le croire passionnément au nom de son immersion dans le scientisme de l’époque.

Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que ce concept se soit frayé une voie chez Freud à travers son contact avec des patients névrosés. La névrose n'est-elle pas avant tout une maladie du savoir justement, de ce savoir que nous avons de nous-même et qui, comme tout savoir, nous vient de l'extérieur de nous-même : de nos parents, nos professeurs, nos maîtres, nos partenaires sexuels ou autres, nos amis, nos ennemis, etc.

On trouve une très belle illustration de ce point dans un passage du roman de Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne (10/18, 2006, p. 369) : « Et pourtant je le savais, car cela existe : un savoir que l'on instille à un enfant sans défense, goutte après goutte, jour après jour, sans qu'il remarque le moins du monde ce savoir silencieux toujours grandissant. Le savoir invisible se répand en lui comme un poison sournois, s'infiltre dans les tissus du corps et de l'âme et détermine la couleur et les nuances de sa vie. A partir de ce savoir agissant incognito, dont la puissance résidait dans son caractère secret, naquit en moi un réseau invisible, indétectable, fait d'attentes inflexibles et impitoyables envers moi, tissé par les cruelles araignées d'une ambition née de la peur. Combien de fois, avec quel désespoir et dans quel comique grotesque me suis-je plus tard débattu en moi pour me libérer — rien que pour m'emmêler plus encore ! Il était impossible de me défendre contre ta présence en moi…[…] …ma vie a été déterminée par un empoisonnement maternel. »

Or aucun savoir ne peut exister dans l'espace de notre conscience sans poser le problème de son statut : est-il vrai ou faux ? Or, dans un monde où, à tort ou à raison, la dimension de vérité d’un discours passe forcément par une référence à la science — c’est de cette exigence incontournable qu’il est question dans le scientisme — il est normal que la scientificité soit engagée dans la mise à l’épreuve de ce savoir que nous avons de nous-mêmes. Suis-je à l’aise dans le savoir que j’ai de moi-même ou non ? Comment se nomme la souffrance de celui qui ne se trouve pas bien dans le savoir qu’il a de lui-même ?

Le névrosé est quelqu’un qui a mal au savoir, à ce savoir particulier qui définit à ses propres yeux sa propre identité et la psychanalyse est bien le seul traitement susceptible de mettre ce savoir en question voire de le changer, de le transformer en lui faisant subir une révolution paradigmatique.

Certes, cela ne fait pas de la psychanalyse une science dont les scientifiques seraient les psychanalystes. Mais l’expérience que le névrosé fait de l’analyse et qui peut le conduire à cette transformation profonde du savoir qu’il a de lui-même au nom de « découvertes » qu’il ne peut partager qu’avec son psychanalyste, cette expérience singulière possède indubitablement une dimension authentiquement scientifique, au sens le plus strict du terme. Car la science ne nous désigne pas autre chose que précisément cela : la transformation, orientée vers plus de vérité (et non de bonheur), d’un savoir quel que soit l’« objet » de ce savoir.

On me rétorquera sans doute que si la découverte freudienne peut se ramener à la simplicité d’un tel questionnement épistémologique, pourquoi en fallait-il passer par toute cette machinerie conceptuelle mise en scène dans le texte freudien et si complaisemment dénoncée par Michel Onfray : pulsions, refoulements primaire et secondaire, stades oral, anal, génital, castration, complexe d’Oedipe, envie du pénis, etc. ? Machinerie complexe constamment revisitée et bousculée dans une multiplicité d’interprétations savantes divergentes, voire dissidentes, qui se proposent les unes après les autres pour restaurer la pertinence conjoncturelle de la problématique freudienne. Ces reconfigurations multiples sont parfois étranges : qu’on se souvienne par exemple de T. R. Miles qui a écrit tout un ouvrage pour rendre la psychanalyse enfin scientifique en en éliminant le concept central, à savoir l’inconscient.1

Si la problématique freudienne a pu se maintenir à travers le temps — et le livre de Michel Onfray ne manquera pas de contribuer à cette curieuse perénnité — c’est bien parce que Freud a réussi mieux que quiconque à « thématiser » l’inconscient, cette butée interne à l’aventure scientifique de notre temps, pour faire en sorte que le désir de scientificité puisse effectivement marquer pour n’importe qui le questionnement du savoir qui lui a été donné de lui-même.

Pour mieux comprendre cet aspect de l’oeuvre freudienne, il me semble nécessaire de relire Jean Ladrière quand il nous rappelle que « ... toute entreprise culturelle (et toute entreprise scientifique en particulier) est animée par une intentionnalité constituante, qui n'est pas explicite, ou ne l'est en tout cas que très partiellement, mais qui peut être rendue apparente par thématisation. » Chez Freud, cette « intentionnalité constituante » correspond au désir de scientificité. Elle est implicite, mais comme le dit Ladrière, c’est à travers une thématisation particulière qu’elle peut être révélée et qui, chez Freud, passe par les deux axes centraux de sa pensée : la différence des sexes et la mort, Eros et Thanatos. Que ce soit à partir de là que l’on puisse avoir à répondre du désir de scientificité dont certains d’entre nous sont encombrés malgré eux par le scientisme ambiant n’est pas surprenant. Aussi bien la différence des sexes que la mort définissent une limite absolue à l’exploration scientifique du monde. Mais ce sont des thèmes (on pourrait user du mot « themata » cher à Gerald Holton pour désigner les soubassements de la pensée scientifique2) particulièrement appropriés pour lancer l’analysant dans une exploration par la parole du savoir de lui-même qu’il entreprend de rendre réfutable.

  • 1.

    T.R. Miles, Eliminating the unconscious, Londres, Pergamon Press, 1966.

  • 2.

    Gerald Holton, Thematic Origins of Scientific Thought, Cambridge, Harvard University Press, 1988.