Attaques sur Freud ou la philosophie au bulldozer Libération 3 05 2010

Libération 3 05 2010

Attaques sur Freud ou la philosophie au bulldozer

Par ETIENNE BALIBAR, ALAIN BADIOU, MICHEL DEGUY, JEAN-LUC NANCY

Ce qui nous gêne dans le récent assaut mené contre Freud n’est pas qu’on nous propose critique et discussion, tant historique que théorique. C’est plutôt qu’en vérité la charge massive et qui se veut accablante fait disparaître son objet même. «Freud», ce n’est ni simplement une vie, ni simplement une doctrine, ni simplement une éventuelle secrète contradiction des deux. Freud, c’est un travail de pensée, c’est un effort - particulièrement complexe, difficile, jamais assuré de ses résultats (moins sans doute que la grande majorité des penseurs, théoriciens, philosophes, comme on voudra les nommer) - et c’est un effort tel qu’il n’a pas cessé d’ouvrir, au-delà de Freud lui-même, un foisonnement de recherches dont les motifs ont été de très diverses manières de demander : «Au fond, de quoi s’agit-il ? Comment peut-on travailler plus avant cette immense friche ?»

Nous n’entrons pas ici dans le débat technique, historique, épistémologique. D’autres sont mieux qualifiés pour le faire. Ce que nous voulons dire est plus large. En effet, il en va de même pour Freud que pour Kant au gré de M.Onfray qui croit avoir hérité du marteau de Nietzsche (auquel d’ailleurs, heureusement, Nietzsche ne se réduit pas). On prélève, figé, ce qui sert la thèse et on ignore avec superbe tout ce qui chez l’auteur et après lui a déplacé, compliqué voire transformé la donne. Mais en vérité, c’est la philosophie tout entière qui est soumise à ce traitement. Faisant jouer un ressort bien connu, on dénonce la domination des «grands» et l’abaissement où ils ont tenu les «petits», vifs et joyeux trublions de l’austère célébration de l’«être», de la «vérité» et de toutes autres machines à brimer les corps et à favoriser les passions tristes. On sera donc hédoniste (un «isme» de plus, c’est peu prudent, mais on n’y prend pas garde) et on secouera d’un rire dionysiaque la raide ordonnance apollinienne de ce qui se donne comme «la» philosophie. Nietzsche, pourtant, est bien loin de seulement opposer Dionysos et Apollon : mais ici comme ailleurs, on ne va pas se compliquer les choses, il faut seulement frapper.

On ne veut rien savoir de ceci, que les philosophes n’ont jamais cessé d’interroger, de mettre en question, de déconstruire ou de remettre en jeu «la» philosophie elle-même. En vérité, la philosophie, loin d’être succession de quelques «vues» ou «systèmes», est toujours d’abord relance - et relance sans garantie - d’un questionnement sur elle-même. Cela s’atteste avec chaque «grande» pensée. C’est pourquoi il n’est jamais simplement possible de déclarer qu’on tient la vraie, la bonne «philosophie».

Encore moins est-il possible de réduire une œuvre de pensée à néant lorsqu’elle a fait ses preuves de fécondité - bien entendu, avec toutes les difficultés, incertitudes, apories ou défaillances que cette même fécondité fera déceler. Mais notre déglingueur n’en a cure : ce qui lui importe, c’est de dénoncer, de déboulonner et de danser gaiement sur les statues qu’il suppose effondrées. Comme il se doit, cela fait du bruit, cela attire les chalands et avec eux ce qu’on appelle les médias ravis de trouver du scandale aussi dans les imposantes demeures de la «pure pensée».

Comme il est entendu que le mal est désormais toujours plus ou moins fasciste (ou «totalitaire») c’est de fascisme qu’on accusera le penseur, lorsqu’on trouve un biais opportun pour le faire. Mais là aussi, le ressort est bien connu : on sait d’avance qu’on ne pourra mieux démolir un auteur, récent ou ancien, qu’en le traitant de fasciste. Le procédé a lui-même quelque chose de - ne disons pas «fasciste» mais au moins doctrinaire, réducteur et oppresseur. Car on n’est pas au large, dans cet espace réputé libertaire : le garde-chiourme et l’anathème y sont postés partout.

Voilà pourquoi nous disons qu’il n’y a pas eu discussion ni critique de Freud, pas plus que de Kant ni de bien d’autres ni pour finir de la philosophie. Il y a un phénomène, un prurit idéologique dont on pourrait d’ailleurs retracer les provenances. Ce n’est même pas que tout soit simplement faux ou condamnable : nous ne parlons d’aucun de ces points de vue. Nous disons seulement qu’on se moque des gens et qu’il est temps de le dire.

La philosophie connaît aujourd’hui une vogue qui favorise ses images publiques, voire publicitaires, ses publications alléchantes, l’idée de quelques recettes possibles de «sagesse». Il faut d’autant plus se méfier de ce que toutes les vogues libèrent : complaisance, ambiance de foire, grandes gueules. On nous répondra sans doute que nous ne représentons qu’une mince élite nantie, confite dans l’Université, dans la belle âme et le discours savant. Toujours les petits contre les grands et certaine idée du «peuple» (joyeux) contre les (tristes) «doctes». Non, nous ne sommes ni plus tristes ni plus doctes que le docteur démolisseur. Nous pensons que l’esprit public mérite mieux que d’être assourdi par le fracas de ses bulldozers et qu’il faut lui permettre de retrouver le sens de l’audition.

Oui, Freud avait un goût pour le fascisme

Par MICHEL ONFRAY philosophe

En dehors de l’insulte désormais convenue qui consiste à criminaliser la lecture critique de Freud et de la psychanalyse pour en faire une «réactivation des thèses d’extrême droite», un plaidoyer antisémite, on n’aura rien vu, lu ou entendu de sérieux contre les arguments que je développe dans les six cents pages de mon Crépuscule d'une idole. Ces analysés qui soignent (!) assimilent ma personne à Hitler, s’adonnent à une psychanalyse sauvage et traînent ma mère dans la boue, ridiculisent mon père et crachent sur mon enfance, sans parler du mépris affiché pour le «penseur du bocage normand»… Sinon quoi ?

Je souhaiterais consacrer un bref développement à une seule question : la politique de Freud. Car, je trouve pour le moins étonnant que des gens qui ont eu recours ad nauseam à l’argument fallacieux du compagnonnage avec l’extrême droite fassent de moi, dont on connaît l’engagement théorique et pratique à gauche, un suppôt du fascisme…

C’est pourtant Freud qui rédige cette dédicace de Pourquoi la guerre ?«A Benito Mussolini, avec le salut respectueux d'un vieil homme qui reconnaît en la personne du dirigeant un héros de la culture. Vienne, 26 avril 1933.» Ce texte, qu’il fait parvenir au dictateur en main propre, via un ami italien commun, explique que, puisqu’on n’en finira jamais avec la pulsion de mort, il vaut mieux composer avec et faire confiance au chef (Führer en allemand, Duce en italien) pour mener les masses qui, sinon, s’abandonnent aux pulsions les plus délétères. Cette thèse est développée dans Psychologie des masses et analyse du moi. Ironie, disent les marchands de légende - genre Dieudonné probablement… Qui a des sympathies pour l’extrême droite, Freud ou moi ?

C’est Freud qui écrit dans une lettre à Jeanne Lampl-de Groot (le 10 février 1933) qu’il travaille à Pourquoi la guerre ?, un bref échange de lettres avec Albert Einstein, puis affirme que les thèses pacifistes de son interlocuteur sont des «sottises»… Qui défend le bellicisme, Freud ou moi ?

C’est le même Freud qui écrit à plusieurs reprises contre le communisme, le marxisme, le bolchevisme, pour les critiquer, sans jamais consacrer un seul développement critique d’une égale longueur au fascisme ou au national-socialisme qui sévissent autour de lui. Lire ou relire Malaise dans la civilisation et l'Avenir d'une illusion. Qui manifeste un antimarxisme agréable aux oreilles fascistes, Freud ou moi ?

C’est également le même Freud qui, un an après l’arrivée de Hitler au pouvoir, écrit ceci dans Moïse ou le monothéisme : «Examinons d'abord un trait de caractère qui, chez les juifs, prédomine dans leurs rapports avec leurs prochains : il est certain qu'ils ont d'eux-mêmes une opinion particulièrement favorable, qu'ils se trouvent plus nobles, plus élevés que les autres» (page 143, édition Idées Gallimard). Freud développe également la thèse selon laquelle Moïse n’est pas juif, mais égyptien et que, conséquemment, le peuple juif n’a été qu’un peuple d’Egyptiens. Qui flirte avec l’antisémitisme, Freud ou moi ?

C’est une fois de plus Freud qui propose dans Pourquoi la guerre ? d’«éduquer une couche supérieure d'hommes pensants de façon autonome, inaccessibles à l'intimidation et luttant pour la vérité, auxquels reviendrait la direction des masses non autonomes» (chap. XIX, p. 79). Le même écrit un peu plus loin : «Aujourd'hui déjà les races non cultivées et les couches attardées de la population se multiplient davantage que celles hautement cultivées» (XIX, 80-81). Croit-on que cet éloge d’hommes supérieurs appelés à diriger les masses constitue un plaidoyer démocratique ? Qui est suspect d’élitisme fasciste, qui défend l’aristocratie d’une caste destinée à guider le peuple inculte, Freud ou moi ?

C’est toujours Freud qui dit sa sympathie pour le régime austro-fasciste du chancelier Dollfuss. Qu’on lise, dans la Famille Freud au jour le jour. Souvenir de Paula Fischl, un livre publié aux PUF avec l’imprimatur du psychanalyste Alain de Mijolla, dans la collection qu’il dirige : «Le gouvernement autrichien est certes "un régime plus ou moins fasciste", déclare Freud à Max Schur, son ami médecin ; malgré tout, selon le souvenir que Martin, le fils de Freud, conserve, des dizaines d'années plus tard, "il avait toutes nos sympathies". Le massacre que fait le Heimwehr parmi les ouvriers de Vienne laisse Freud indifférent» (p. 75) - pour preuve, la correspondance avec Eitingon. A Vienne, la répression fasciste du Chancelier contre les sociodémocrates fera entre 1 500 et 2 000 morts mitraillés, bombardés, pendus. Qui est le complice concret du fascisme historique, Freud ou moi ?

C'est encore et toujours Freud qui travaille avec les émissaires de l'institut Göring afin que la psychanalyse puisse continuer à exister sous le régime national-socialiste. Lisons pour ce faire Elisabeth Roudinesco qui écrit dans Retour sur la question juive (p. 136) que cette compromission de Freud avec le IIIe Reich se proposait de «favoriser une politique de collaboration (sic) avec le nouveau régime». Qui manifeste des sympathies pour le nazisme, Freud ou moi ?

C’est pour finir le même Freud (je dois l’information à M. Borch-Jacobsen) qui fait l’objet dans ces termes de la supplique adressée au Duce par Giovacchino Forzano le 14 mai 1938, trois jours après l’Anschluss, afin d’obtenir un visa d’exil pour son protégé : «Je recommande à Votre Excellence un glorieux vieil homme de 82 ans qui admire grandement Votre Excellence : Freud, un juif.» Qui admirait grandement Mussolini, Freud ou moi ?

On peut continuer à me traîner dans la boue, la preuve sera ainsi faite que la haine n’est pas de mon côté et que, aurait-on été psychanalysé, on n’en reste pas moins prisonnier des passions tristes qui conduisent une bonne part de l’humanité. Mais pour ceux qui voudraient débattre, voici ma proposition sur la seule question de la politique freudienne. Je peux aussi envisager d’autres thématiques en cas de besoin…