Retour à Jitomir

« Pendant de nombreuses années, les gens de ma génération eurent la préoccupation de dissimuler leurs souvenirs, de les réprimer, ou pour employer un mot plus dur, de les supprimer. Il fut impossible de vivre après la Shoah autrement qu’en réduisant la mémoire au silence. La mémoire devint notre ennemi. C’est à chaque instant qu’on travailla à l’émousser, à la détourner, à l’engourdir, comme on le fait avec la douleur. »

« Le combat dura des années. Les gens apprirent à vivre sans souvenirs, à la façon dont on apprend à vivre quand on est amputé. »

« Je pensais, et pense toujours, que l’art seul a le pouvoir de sortir la souffrance de l’abîme. »

« Il m’a fallu me répéter à moi-même que l’expression conceptuelle appartenait, elle aussi, au vocabulaire des expressions humaines, et que nous n’avons pas d’autre choix que de l’humaniser et de la perfectionner. »

Aharon Appelfeld, 2006, L’héritage nu. Éditions de l’Olivier/Le Seuil. Écrivain, né à Czernowitz1 en Bucovine, le 16 février 1932, mort à Petah Tikva en Israël, le 4 janvier 2018.

 

« Heureuse époque où des siècles de civilisation chrétienne et philosophique n’avaient pas encore révélé, dans l’aventure hitlérienne, la fragilité de leurs œuvres. »

Emmanuel Lévinas, 1952, Ce « pauvre XIXe siècle », Éthique et esprit, difficile liberté. Paris, Albin Michel, 1963, p. 16. Philosophe, né à Kaunas en Lituanie, le 12 janvier 1906, mort à Paris en France, le 25 décembre 1995.

 

 

Si vous prenez ce livre entre vos mains, et entrez dans sa lecture, vous allez y découvrir une fiction : une « autofiction autobiographique », dit-on.

Elle raconte la longue marche au cours du 20e siècle, d’un enfant né en Ukraine, à Jitomir et qui, bien plus tard, survivant, rencontre une jeune femme née en Algérie, à Mostaganem.

Le 20e siècle est celui de deux grands totalitarismes exterminateurs.

Au début de celui-ci, Jitomir comptait près de 100 000 âmes. David Sirota, mon père, y est né.

Fin mars 1919, dans le quartier de la rue Tchoudnovskaïa de l’époque, où David habitait avec sa famille, un massacre de masse a eu lieu. Semyon Petliura était l’un des principaux inspirateurs du pogrom qui y fût perpétré durant les quelques jours où l’Armée Rouge avait abandonné la ville, pour la reprendre peu de jours après. En ce temps-là, la judéophobie y était monnaie courante. Les familles juives de cette région du monde s’attendaient chaque jour au prochain sinistre, annoncé ou pas. Du haut de ses 7 ans et demi, le petit Douvid, subitement orphelin, a aussitôt fui sa ville natale pour ne plus jamais désirer y revenir.

Quand vint la seconde guerre mondiale, Jitomir, parmi d’autres, fut mise à feu et à sang par les Nazis.

Via ce Retour à Jitomir, imaginant marcher dans les pas de mon père, j’ai créé ce récit montrant la capacité d’organisation d’une terreur sans limite que les plus égarés de ce XXe siècle ont infligé au plus grand nombre de leurs contemporains, provoquant des destructions massives de vies humaines et d’immenses dévastations matérielles. Nous continuons d’en payer le prix. Et notamment parce que, ces destructions, pour

les décennies suivantes dont les nôtres, ont autorisé chez bon nombre une levée des interdits fondamentaux, qui sont pourtant à l’origine des sociétés et États de droit. Ce sont, en effet, les plus maffieux et thanatophores des congénères de nos populations qui, s’affichant les plus forts, offrent aujourd’hui aux yeux des plus aveugles un modèle nihiliste d’identification et un horizon fallacieusement enviable.

Si le Nazisme a connu sa chute, il a laissé la place à quelques nostalgiques emplis de haines de soi refoulées, puis retournées contre les figures de l’autre.

Si le Soviétisme a trébuché, il n’a pas dit son dernier mot. Il a trouvé de nouveaux bonimenteurs qui n’hésitent pas à se dire disposés à se servir de l’arme atomique. Pour une seule allusion à cette annonce, qui est aussi projet de destruction de la planète Terre, ceux qui l’adressent devraient être immédiatement révoqués par leur entourage, sévèrement admonestés et condamnés à des travaux significatifs d’intérêt public — suggestion bien dérisoire, — et condamnés aussi à deux heures par jour de contemplation obligée d’une œuvre d’une infinie beauté, réalisée par un artiste ou choisie dans un site naturel, tout en étant accompagnés de quelqu’un sachant en parler.

Ce n’est pas parce que des dictateurs et les exécutants de « leurs basses œuvres », disposent des techniques hypermodernes capables de détruire tout ou partie du monde en appuyant de loin sur un seul bouton, qu’ils peuvent se sentir autorisés à le faire, drapés dans l’alibi mensonger des besoins des populations, alors que destruction massive et mort généralisée sont ainsi assurées au bout du chemin où ils veulent nous conduire, comme l’exilé Günther STERN (1902-1992), un Juif-Allemand ou un Allemand-Juif, plus connu sous le nom de Günther ANDERS, nous l’a écrit, il y a plusieurs décennies déjà. Devons-nous les laisser faire et nous rendre complices conscients de leur projet ?

Si Nazisme et Soviétisme ont des caractères communs, leurs fables pour se raconter sont bien différentes. Chacun de ces deux systèmes d’anesthésie des consciences par la terreur, ont en commun de s’être employé à tenter de dissoudre l’humanité en chaque être humain. À cette fin, ils ont hissé bien haut des imaginaires leurrant, en excitant la fascination pour le pire autant que le goût de l’odeur de la poudre ou de la mort répandue. Ils se sont montrés dirigés, depuis l’intérieur d’eux-mêmes, par une hostilité radicale à l’égard du vivant.

Quand ce type de système d’emprise politique s’installe pour une longue durée, vient le temps où ont disparu les citoyens ayant connu le monde d’avant. C’est alors que le normal devient anormal. Que l’anormal devient normal. Cette inversion du sens du jugement spirituel et moral est vertigineuse. Elle suspend et retourne contre lui-même le processus d’humanisation progressive, mais réversible, bien différent du processus d’hominisation qui est irréversible. Elle ramène l’individu à une période archaïque de l’histoire de l’humanité, celle d’avant l’apparition du langage parlé. Ce livre est un appel à développer notre humanité, un appel à apprendre à parler avec les autres, sans écran interposé, à faire reculer chaque jour davantage les limites de notre voisinage, un appel aux voyages, afin d’accéder à la capacité de se reconnaître comme semblables, au- delà du visible de nos différences minuscules qui parfois nous aveuglent. Bien qu’importantes et utiles, si nous savons rire de bon cœur de notre propre bêtise, nous ne saurions laisser s’installer en nous une inclination à l’auto-idéalisation de nos identités individuelles et collectives.

Bien qu’inactuel, cet ouvrage est sans doute d’une brûlante actualité.

Décembre 2023

Retour à Jitomir peut être commandé chez votre libraire ou via le site de l’éditeur : www.lemanuscrit.fr

André Sirota