Qui était donc le Dr. Paul Federn ?

De Sigmund Freud à Paul Federn

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À partir de la lecture de

 

Cartes postales, notes ﺕ lettres de Sigmund Freud à Paul Federn (1905-1938). Traduit par Benjamin Lévy avec la collaboration de Christophe Woerle, Ithaque, 2018.

 

Luiz Eduardo Prado

 

D’emblée, saluons le courage de l’éditeur qui, par temps de crise, publie cette difficile correspondance, difficile dans la mesure où elle vient après les grandes, celles de Freud avec Ferenczi, avec Jung, avec Abraham, avec Jones ; aussi en vertu de son aridité. Ce courage a un bénéfice : après un certain nombre de livres courageux, qui diffusaient en France la pensée de psychanalystes peu connus dans l’Hexagone, Ithaque se hisse maintenant au niveau des éditeurs de ces grandes correspondances de Freud.

Ces lettres à Federn ne sont pas plus nombreuses que celles à Rank. La raison est simple. Tous les deux habitaient Vienne, ils côtoyaient Freud, se parlaient plutôt qu’ils ne s’écrivaient, et même de manière quotidienne. Ces lettres sont précédées d’une intéressante présentation de Florian Huissier au nom du groupe de recherches « Paul Federn et la psychothérapie des psychoses », à l’origine de cet ouvrage. Cette présentation se présente comme « Une vue panoramique sur les lettres de Sigmund Freud à Paul Federn », qui porte en sous-titre « Amitié, pratique psychanalytique et vie institutionnelle ». En effet, Federn a été un des bastions de Freud depuis leur connaissance en 1902. Lors de la déclaration de la tumeur de Freud et après l’éviction de Rank, Federn le remplaça et devint le représentant de Freud auprès de la Société viennoise de psychanalyse.

La publication de ces lettres semble être, en outre, une première mondiale. Les recherches sur le net montrent qu’aucune autre maison d’édition ne s’est donnée au travail pionnier auquel se sont livrés Ithaque et ce groupe de recherches à l’origine de cette publication. Après la première mondiale qui fut la publication de la correspondance entre Freud et Ferenczi, et le soin apporté à l’édition de la correspondance entre Freud et Rank, les éditeurs français se haussent donc au niveau d’excellence internationale avec la publication de ces lettres de Freud à Federn.

Ici, ce sont cent quarante lettres dont l’intérêt principal est la mise en lumière d’un Freud clinicien, quoique d’un genre inattendu. À titre d’exemple, prenons deux lettres cliniques de Freud d’un même mois de mars 1909, l’une adressée à Pfister, l’autre à Federn. La première, en date du 18, revendique pour le clinicien « l’imagination créatrice de fantasmes » et taquine Pfister du fait qu’il n’ait pas été suffisamment « hardi ». À partir du syntagme « saute dans le lac » extrait d’un rêve d’un patient, Freud évoque un fantasme d’enfantement, la légende de Moïse, celle de l’Immaculée Conception, l’organe génital de la mère, et leurs « prédécesseurs en psychanalystes, les directeurs de conscience catholiques et, enfin, l’équation classique, Dieu = père, Madone = mère, et le patient lui-même n’est autre que le Christ ». Rien de tel à l’adresse de Federn. En date du 30, une lettre succincte — « Mlle. Ella Köckheis aurait grand besoin de la ΨA pour faire décanter et liquider l’angoisse causée par la maladie mentale de son père. Elle semble faire preuve de fermeté et de compréhension. »

Pourquoi ce style toujours abrupt, télégraphique presque, sec au possible, des lettres à Federn ? Serait-ce que Freud espère séduire Pfister et qu’il se sent en territoire conquis avec Federn ? La lecture comparative des lettres aiguise notre questionnement. Il nous faudrait une édition complète des lettres de Freud, non pas selon leurs destinataires, mais simplement en ordre chronologique, où les feuillets des lettres se suivraient sans égard à leur adresse[1]. Plus, idéalement, une lecture correcte exigerait que les réponses des correspondants figurent entremêlées aux lettres, puisque Freud écrivait à plusieurs d’entre eux une même nuit, et puis, pour conclure ce projet utopique d’une édition idéale, ces lettres s’intercaleraient aux pages des textes théoriques, car tous furent écrits en même temps[2].

Parallèlement aux sèches lettres cliniques à Federn, d’autres apparaissent, tout aussi expéditives, mais plus développées, concernant les affaires courantes de la Société de psychanalyse. Ici, Freud argumente les positions souvent tranchées de Federn à l’égard de tel ou tel autre membre de leur cercle. Un certain nombre de lettres concernent Ferenczi, par exemple, désigné par Freud comme « haut fonctionnaire de la Société » même en 1933, d’où l’intérêt encore une fois de lire parallèlement les lettres adressées par exemple à Jones ou Eitingon à la même époque au sujet de leur ami de Budapest.

Un autre exemple est Wilhelm Reich, que Freud défend encore en 1930 auprès de Federn. C’est que Federn est un actif militant du Parti social démocrate allemand et Reich un militant communiste qui rend des services importants à la psychanalyse. C’est lui qui inaugure les conférences psychanalytiques pédagogiques à l’intention du mouvement ouvrier, et Freud l’apprécie[3].

Une lettre du 8 novembre 1936 ne peut être pleinement comprise que dans ce contexte. « D’après ce que j’ai appris, vous avez à nouveau des raisons de vous faire du souci pour l’avenir proche d’un de vos fils », écrit Freud à son ami Federn. Freud vient à leur secours. C’est que ce fils s’est fait encore arrêter pour ses activités militantes anti-fascistes. Les violents combats de rue à Vienne, qui compte un fort contingent de « rouges », ont commencé depuis 1931, lors d’une tentative de coup d’état fasciste. En 1936, Ernst, fils de Federn, militant comme son père, est accusé de haute trahison. L’appui que Freud apporta au père au bénéfice du fils acquiert ainsi un sens plus complexe et riche que celui de la simple générosité. En vérité, Ernst Federn, militant socialiste révolutionnaire, trotskyste en fait, venait de se faire arrêter pour la seconde fois cette même année. Condamné pour haute trahison, emprisonné dès 1937 et envoyé à Dachau, puis à Buchenwald, il fut libéré par les Alliés en 1945[4]. Il dut sa survie à des circonstances exceptionnelles. Il eut « la chance d'être veilleur de nuit puis de pouvoir se servir de la psychanalyse en s'occupant des détenus criminels ou en accompagnant dans la mort ceux qui étaient désignés pour l'extermination ». Il donna même  dans les camps des conférences psychanalytiques à ce sujet[5].

Ainsi, malgré sont excellence, cette publication des lettres de Freud à Federn n’est pas encore une édition annotée, ce dont souffre parfois sa présentation. Au contraire, un auteur comme Lacan fait l’éloge de la finesse clinique de Federn lorsqu’il établit la corrélation entre le sentiment du corps propre et l’étrangeté d’une certaine atteinte de l'objet comme tel (Le désir et son interprétation, (15.04.1958). Lacan fait l’éloge encore de la rigueur et de la finesse de son approche de la relation d’objet, mais outre ses alrges contributions au débat clinique, qui était en vérité Paul Federn ?

Descendant d’une famille illustre, son grand-père, Bunzlfedern, a été à Prague, un important Rabin, très libéral. Son père, qui germanisa son nom, fut Salomon Federn (1832-1920), célèbre médecin à Vienne, alors que sa mère, Ernestine Spitzer venait d’une famille de commerçants juifs. Parmi les plus connus patients de Salomon, il y avait toute la direction du Wiener Kredit Anstalt, importante banque d’Europe centrale. Longtemps, Ernestine milita pour l’émancipation des femmes.

Federn est né le 13 octobre 1871, à Vienne. Troisième garçon dans une fratrie qui en comptait déjà deux, il eut encore deux sœurs et un frère. Adolescent, il souffrait de crises dépressives qui attiraient l’attention de ses amis. Parallèlement, il les enchantait avec ses dons de pickpocket. Il était capable de chaparder n’importe quoi dans les poches de n’importe qui, n’importe où.

Il fit son service militaire dans la chevalerie viennoise. Son père décida qu’il devait être médecin, alors que personnellement il aurait mieux aimé étudier la biologie. Il se forma en 1895 à l’Université de Vienne et servit sept ans à l’Allgemeines Krankenhaus, l’Hôpital général, de cette ville. Il ouvrit son propre cabinet en 1902[6].

Paul Federn rencontra sa future femme, Wilma Bauer, alors qu’il faisait la cour à sa sœur aînée. Wilma était alors âgée de onze ans, Quand elle en eut vingt-et-un, et lui trente-deux, ils se sont mariés. Elle venait d’une famille protestante, écrivait des poèmes et des pièces de théâtre que Federn lui interdisait de publier, car il n’aurait pas supporté d’être jaloux. Ils eurent trois enfants, une fille et deux garçons. Sa vie durant, elle a souffert d’une « condition cardiaque », alors qu’il souffrait de sa dépression latente.

Alors que Federn s’installait comme médecin en 1902, il connut Freud, grâce à Hermann Nothnagel, leur médecin-chef à tous deux. Impressionné par Freud, en 1903, il devint le cinquième membre de la Société psychologique des mercredis[7]. Après cette rencontre, sa dépression s’amenuisa, mais l’idée du suicide ne disparut pas pour autant[8]. Federn a toujours été loyal à Freud. Alors même que leurs idées divergeaient, il amenuisait leurs différences, mettant celles de son aîné en valeur. En quelque sorte, Federn s’interdisait de « publier » ses propres idées autant qu’il interdisait à sa femme de publier ses poèmes et ses pièces de théâtre, une des rares interdictions qu’elle accepta de sa part. Pour le reste, leur fils Ernst se souvient qu’on l’appelait « Mussolina » et leur père de « Roi Victor-Emmanuel », pour caractériser leur couple.

Federn participa à la Première Guerre, en soutenant l’Allemagne de toutes ses forces. Encouragé par un de ses frères, économiste, il investit tout son argent dans les Bons de Guerre autrichiens. Par la suite, il ne s’est jamais tout à fait récupéré financièrement, ayant toujours eu un rapport particulier à l’argent. Il négligeait par exemple de se faire payer ses séances.
Federn avait une activité politique importante. Avec sa sœur, Else Federn, assistante sociale, ils participèrent de la création du Werkbundsiedlung Wien, liés aux jardins populaires de la ville, occupant les terres environnantes pour y établir des coopératives agricoles, luttant contre la famine et le chômage endémiques après la guerre. Encore aujourd’hui un parc est nommé en son honneur à Vienne, l’Else-Federn-Par[9].
Leur deuxième sœur, Etta Federn-Kohlhass, aussi connue comme Marietta Federn, Etta Federn-Kirmsse, ou Esperanza, publia sous tous ces pseudonymes ses propres livres et ses traductions. Figure importante du syndicalisme anarchiste, en Allemagne et en Espagne, elle lutta dans la Guerre civile avant de participer à la Résistance française[10].
Les Federn étaient très proches des Eckstein, traditionnelle famille juive socialiste, et des Freud. L’imbrication de ces familles était remarquable. Fritz Eckstein, richissime industriel, était un compagnon de Freud lors de ses parties de tarot ; ils étaient aussi membre du B’nai B’rith. Therese Eckstein Schlesinger, fille de Fritz et sœur de Emma Eckstein, était une des fondatrices du Parti social-démocrate autrichien et germanophile convaincue. À cette époque, le pangermanisme était une idéologie de gauche, opposée aux Habsbourg, favorisant la séparation de l’Église et de l’État. Emma était la célèbre Irma, patiente de Freud. Elle était aussi farouche militante, devint brièvement psychanalyste et publia en 1904 un petit livre sur L’éducation sexuelle des enfants, qui ne mentionne pas Freud, mais que celui-ci loua[11].
C’est dans cette constellation de militantisme que Federn publia son premier livre, en 1919, Sur la psychologie de la révolution. La société sans père. Quelques uns de ses livres ultérieurs expriment encore ses préoccupations politiques et sociales, Das Ärtzlich Volksbuch (Livre médical du peuple) (1924) et Das Psychoanalytiische Volksbuch (Livre psychanalytique du peuple) (1926)[12]. Depuis 1918, Federn était un militant social-démocrate, membre de sa Section médicale du Parti, ayant eu des fonctions électives. Un certain nombre des premiers psychanalystes, dont Helene Deutsch, Siegfried Bernfeld, Otto Fenichel ou Wilhelm Reich, et d’autres, étaient des « militants » en politique et en psychanalyse. Partout, dans une dizaine de villes, des cliniques psychanalytiques ouvertes au peuple furent crées. Freud appréciait ce mouvement, peut-être en souvenir de ses années de lycée, quand il se sentait attiré par « quelques idées extrêmes ».

En 1938, Federn émigra aux États-Unis, laissant son fils dans un camp d’internement. Un an après la libération d’Ernst, en 1946, Paul Federn a été reconnu analyste didacticien de l’Institut psychanalytique de New York. En 1950, il se suicida d’une balle dans la poitrine, assis à son fauteuil d’analyste.

 

 

[1] Voir la formidable Edición crítica de la Correspondencia de Freud establecida por orden cronológico en cinq volumes dirigée par Nicolas Caparrós, commencée à Quipú Ediciones. et reprise par l’Editorial Biblioteca Nueva, Imago, toujours à Madrid.

[2] Voir mon L’Invention de la psychanalyse. Freud, Rank, Ferenczi, Campagne Première, 2014, en ce qui concerne les seules lettres référentes à l’autoanalyse et à l’analyse mutuelle, ainsi qu’aux textes théoriques liées à elles.

[3] Voir E. A. Danto, Freud’s Free Clinics. Psychoanalysis and Social Justice 1918-1938, Columbia University Press, 2007. . 

[4]http://www.shapell.org/manuscript/sigmund-freud-treason-hitler-ww2-1936.

[5] E. Roudinesco, Le Monde, 5 juillet 2007.

[6] F. Alexander, S. Eisenstein, M. Grotjahn, Psychoanalytic Pioneers. A History of psychoanalysis as seen through the lives and the works of its most eminents teachers, thinkers and clinicians, New York, Londres, Basic Books, 1966.

[7] E. Federn, Témoin de la psychanalyse. De Vienne à Vienne via Buchenwald et les États-Unis, Paris, PUF, 1994, tard. M.-V. Tran Van Khai.

[8] D. Lester et R. Stockton, Suicide and the Holocaust, New Jersey, Nova Science Publishers, 2005.

[9] https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Else_Federn.

[10] https://en.wikipedia.org/wiki/Etta_Federn. Il est intéressant de mentionner que leurs noms n’apparaissent nullement ailleurs.

[11] https://en.wikipedia.org/wiki/Emma_Eckstein.

[12] Volks« du peuple » me semble une traduction plus fidèle aux mouvements sociaux de l’époque, desquels Federn participait, que le « populaire », retenu par la présentation française de ces lettres.