Liens d'intérêts financiers entre comité d'experts du DSM-IV et l'industrie pharmaceutique

Liens d'intérêts financiers entre comité d'experts du DSM-IV et industrie pharmaceutique. (extraits)

Titre original : “Financial Ties between DSM-IV Panel Members and the Pharmaceutical Industry”

Lisa Cosgrovea, Sheldon Krimsky, Manisha Vijayaraghavana, Lisa Schneidera1

Psychotherapy and Psychosomatics, 2006 ; 75 : 154-160 (vol. 3, avril 2006) Traduction française : José Morel Cinq-Mars, Tristan Garcia-Fons avec la contribution de Francis Rousseau.

Introduction

Depuis deux décennies, les revues médicales ont commencé à formuler à l’égard des auteurs d’articles de recherches inédites des exigences de transparence concernant de possibles conflits d’intérêt (COI : conflict of interest). La prise de conscience croissante de l’importance de cette transparence dans les publications biomédicales se reflète par le nombre croissant de revues médicales qui ont adopté au cours des dix dernières années des politiques éditoriales de divulgation de COI et par le soutien recueilli par ces politiques au sein des associations professionnelles. Si des conflits d’intérêts financiers peuvent biaiser les résultats d’une étude (tel que démontré par des récentes recherches) il y a tout lieu de croire qu’ils peuvent aussi biaiser les recommandations d’un comité d’experts. L’importance de sauvegarder la confiance publique dans l’intégrité des comités consultatifs médicaux et scientifiques a été largement discutée. Cependant, la transparence concernant les COI financiers fait encore défaut dans certains domaines qui ignorent les procédures standards mises en place par de nombreuses publications médicales.

À ce jour il n’y a pas eu d’études examinant les relations entre l’industrie pharmaceutique et les scientifiques composants les comités d’experts ayant recommandé les modifications du Manuel Diagnostique et Statistique des Désordres Mentaux (DSM), cet important ouvrage médical utilisé pour le diagnostic des troubles mentaux. Les compagnies pharmaceutiques subventionnent largement les congrès, revues et recherches liés au contenu du DSM, car ce qui y est considéré comme susceptible d’être diagnostiqué a un impact direct sur les ventes des médicaments. Cette alliance « délicate »2 fut mise en évidence lorsqu’une publication très en vue rapporta combien il était difficile de trouver des psychiatres chercheurs qui puissent écrire un éditorial au sujet du traitement de la dépression mais qui n’aient pas de liens financiers avec des compagnies pharmaceutiques fabriquant des antidépresseurs.

Buts de l’étude

Continuellement revus depuis 1952 par l’APA (American Psychiatric Association), le DSM, actuellement dans sa sixième révision, est le manuel officiel de diagnostic psychiatrique aux Etats-Unis ; son système de classification est utilisé par les agences gouvernementales et par tous les professionnels de la santé mentale qui recherchent des remboursements selon la formule du tiers payant (third party reimbursement).

(Dans cette étude, nous recherchons les liens financiers qui existent ou ont existé entre les membres des comités consultatifs du DSM IV et du DSM IV TR avec l’industrie pharmaceutique qui fabrique les médicaments utilisés par les cliniciens pour le traitement des troubles mentaux. Nous avons évalué l’étendue et le type de liens financiers pour chacun des comités ayant à établir ou à revoir les catégories diagnostiques du DSM.

Méthodes

Le DSM est organisé en groupes de travail nommés « panels ». La plupart des panels se voient confier un type spécifique de trouble tel que « trouble de l’humeur ». Les membres de chaque commission ont une influence déterminante dans la décision d’ajouter un nouveau diagnostic ou d’en retirer un ancien lors d’une nouvelle édition du DSM. Concernant la plus récente édition du DSM (DSM IV) et son édition révisée (DSM IV-TR), nous avons compté 228 personnes ayant été associées au travail de révision et de modification de leur contenu. Une fois soustrait le personnel administratif, sont restés 170 membres experts répartis en 18 commissions différentes.

Chaque membre de commission a été soumis à une série de tests pour déterminer s’il (ou elle) avait été associé (e) avec une ou plusieurs compagnies pharmaceutiques dont l’activité pourrait potentiellement être affectée par les décisions ou les recommandations de la commission. Les tests comportaient la recherche de publications des membres dans des revues ayant des protocoles de divulgation de possibles COI, puis leurs noms ont été soumis aux moteurs de recherche internet et à la base de données Lexis-Nexis. Nous avons aussi examiné les noms des membres des commissions avec les données de l’Office américain des brevets et marques déposées (US Patent and Trademarks Office) afin de repérer les droits de propriété intellectuelle concernant des médicaments dont les ventes pourraient être affectées par les recommandations du DSM. Par exemple, l’approbation par la FDA3 du Safarem (fluoxetine hypochloride, un dérivé de ®Prozac) pour le traitement du « trouble dysphorique prémenstruel » a été subordonnée à l’avis des experts ayant conclu que le trouble dysphorique prémenstruel constituait une entité clinique qui devrait être incluse en tant que trouble mental dans le DSM.

Les membres des commissions ont été examinés pour toutes relations avec l’industrie pharmaceutique entre 1989 (le DSM IV a été publié en 1994) et 2004. L’utilisation de techniques diverses d’investigation pour recueillir des données publiées ou mises en ligne sur les liens financiers, nous a permis d’éviter une méthodologie qui aurait reposé uniquement sur des données fournies par les experts eux-mêmes (par exemple, par enquête directe auprès des membres des commissions).

Les liens d’intérêt financier retenus pour cette étude comprennent : avoir perçu des honoraires ou détenir des actions dans une compagnie pharmaceutique, être directeur d’une start-up, membres du comité scientifique ou du conseil d’administration d’une compagnie pharmaceutique, être expert pour un litige mettant en cause une compagnie pharmaceutique, détenir un brevet ou un copyright, avoir reçu des cadeaux d’une compagnie pharmaceutique incluant des voyages, des subventions, des contrats et du matériel de recherche. Nous utilisons le terme d’intérêt financier pour décrire les relations entre les membres des commissions et l’industrie pharmaceutique plutôt que le terme de « conflit d’intérêt » (coi) car cette dernière expression implique déjà une interprétation du lien. Ainsi nous avons choisi de ne pas définir ce que serait un coi (conflit d’intérêt). Nous avons préféré identifier différentes catégories d’« intérêts financiers » et réservé notre jugement quant à savoir s’ils représentaient un conflit d’intérêt réel, perçu ou potentiel. Notre approche est conforme avec celle d’autres publications qui font une distinction entre la mise en évidence d’« intérêts financiers » et le jugement de « conflit d’intérêt ». Plus spécifiquement, il y a moins de désaccord à propos de ce qui constitue un « intérêt financier » qu’il n’y en a à propos de ce qui constitue un « conflit d’intérêt ».

Bien que notre méthodologie nous ait permis de déterminer certains liens financiers entre les membres du panel DSM et l'industrie pharmaceutique durant la période analysée, elle ne nous a pas permis d’établir des relations de cause à effet concernant ces liens. Nous n’avons pas pu déterminer si, et jusqu’à quel point, l’association d’un individu avec l’industrie pharmaceutique avait influencé ou non son comportement dans les jurys du DSM ou si, inversement, sa participation au DSM avait influencé ses liens ultérieurs avec l’industrie pharmaceutique. Certains liens financiers ont pu avoir lieu avant, pendant ou après la publication des volumes du DSM.

Fiabilité inter-juges

Notre méthodologie a plutôt tendance à produire une sous-évaluation qu’une surévaluation des intérêts financiers des membres des panels.

Résultats

Parmi les 170 membres des panels du DSM, 95 (56 %) présentaient au moins un des onze types de liens financiers possibles avec une compagnie de l’industrie pharmaceutique. La figure 1 montre le pourcentage de membres des panels des DSM IV et IV-TR ayant des liens financiers avec de compagnies pharmaceutiques. Sauf indication contraire, les pourcentages donnés pour chaque catégorie du DSM incluent les membres des éditions de 1994 et de 2000. Dans 6 commissions sur 18, des liens avec l’industrie pharmaceutique ont été trouvés chez plus de 80 % des membres. Ces liens concernent 100 % des membres du groupe de travail « Troubles de l’humeur » (n = 8) et du groupe « Schizophrénie et désordres psychotiques » (n = 7), ainsi que 81 % du groupe « Troubles anxieux » (n = 16), 83 % du groupe « Troubles de l’alimentation » (n = 6), 88 % du groupe « Troubles kinesthésiques liés à la prise de médicaments » (n = 8) et 83 % du groupe « Troubles dysphoriques prémenstruels » (n = 6). Les catégories de maladies mentales désignées par « Troubles de l’humeur » et « Schizophrénie et autres troubles psychotiques » sont les deux principales catégories pour lesquelles un traitement psychotrope est habituellement proposé, alors qu’il est beaucoup plus rare que des individus diagnostiqués « Troubles liées à des substances » (17 %, n = 6) se voient proposer un traitement de cette nature (sauf s’il est associé à un autre trouble de type « trouble de l’humeur ».)

Parmi les membres des panels ayant des liens avec l’industrie pharmaceutique (n = 95), 76 % avaient reçu des subventions de recherche, 40 % des revenus comme consultants, 29 % travaillaient dans la communication, et 25 % percevaient des honoraires d’un autre type. Plus de la moitié des membres ayant un lien financier présentaient plus d’un type de relation financière l’engageant auprès d’une compagnie. Onze membres avaient 5 types de liens. Quand plusieurs possibilités de codification pouvaient s’appliquer à un même lien, seul le plus précis était retenu. Par exemple, quand un membre était employé dans la communication d’une compagnie, tâche pour laquelle il recevait des honoraires, il était seulement codé SB. Par conséquent, les pourcentages présentés dans la figure 4 constituent une estimation a minima des membres des panels ayant noué de multiples liens économiques avec l’industrie pharmaceutique.

Limites de l’étude

Les résultats de cette étude doivent être interprétés à la lumière de plusieurs facteurs restrictifs. D’abord, il est raisonnable de s’attendre à ce que certains types de liens économiques n’aient pas été détectés par notre méthode. Par exemple, les experts qui interviennent en cas de litige sont difficiles à détecter par les moyens d’analyse habituels. Ensuite, notre méthode est insuffisante pour déterminer le niveau du lien, et la période où il s’est instauré. Dans la plupart des situations examinées, le montant de la rémunération par les compagnies pharmaceutiques n’a pas été révélé. Par ailleurs, les divulgations recueillies concernaient uniquement le fait qu’une personne était actuellement ou avait été le bénéficiaire d’une aide de l’industrie. Même dans les revues qui font état de chiffres importants de divulgations de liens concernant les auteurs, aucune donnée précise n’est jamais fournie. À titre d’exemple, voici une formulation : « Dr X a reçu des honoraires et des subventions de recherche de la compagnie Y et de la Compagnie Z et il a aussi travaillé comme porte-parole de leur bureau ». Parce qu’il n’a pas été possible de quantifier ces relations ou de déterminer le moment exact où elles ont eu lieu seules des conclusions qualitatives peuvent être tirées de cette étude des liens entre membres des panels du DSM et les industries pharmaceutiques. Aucune conclusion ne peut non plus être tirée sur l’impact éventuel de ces relations sur le comportement des membres des panels. Toutefois, on peut avoir des inquiétudes éthiques concernant ces relations quelles qu’aient été les sommes perçues et le moment d’établissement du lien financier. Une relation financière instituée pendant ou juste avant la participation en tant qu’expert d’une commission, peut influencer ou être considérée comme influençant les résultats du groupe de travail du DSM. D’un autre côté, si l’association avec le groupe pharmaceutique intervient après que le travail de commission ait eu lieu, les membres du panel peuvent être perçus comme utilisant leur prestige pour conclure des arrangements lucratifs avec l’industrie pharmaceutique. Dans ce dernier cas la confiance publique dans l’indépendance de la science médicale peut être érodée lorsque d’anciens membres de panels, reconnus comme maître à penser, exercent leur influence sur les pratiques de prescription à travers des activités de consultants, de conférences et de participation dans des ateliers de formation commandités par des industries.

Commentaires

Recevoir des subsides d’une compagnie pharmaceutique ne devrait pas automatiquement éliminer une personne de la possibilité de participer à un panel du DSM. Toutefois, le public et les professionnels de santé mentale ont le droit de connaître ces liens, parce que les compagnies pharmaceutiques ont un intérêt direct sur la détermination des troubles mentaux intégrés dans le DSM. La transparence en ce domaine est particulièrement importante lorsque les liens financiers entre un chercheur et l’industrie pharmaceutique sont multiples et permanents, car il y a alors une plus grande probabilité que l’industrie des médicaments exerce une influence indue sur le DSM. Comme nous l’indiquions précédemment, les groupes de travail du DSM qui présentent les liens les plus serrés avec les industries pharmaceutiques sont ceux qui travaillent dans les champs diagnostiques (e.g. troubles de l’humeur et désordres psychotiques) où l’approche psychopharmacologique constitue le traitement standard. Étant donné l’extrême rentabilité du marché des psychotropes, les connexions établies dans notre étude entre le DSM et l’industrie pharmaceutique sont une source d’inquiétude. Par exemple, les antidépresseurs et les neuroleptiques se situaient en 2004 au 4° et 5° rang parmi les catégories de traitements médicamenteux les plus utilisés, avec respectivement des ventes annuelles totalisant 20,3 et 14,1 milliards de dollars US [24]. À lui seul, un antidépresseur, la venlafaxine (Effexor, Wyeth Lélderlé) a atteint un niveau de vente de 3,7 milliards de dollars américains en 2004. Le marché des neuroleptiques est reconnu pour être l’un des principaux domaines thérapeutiques en expansion avec des ventes de 8,5 milliards de dollars US, et des ventes de 18,7 milliards prévues pour 2007. Par conséquent nous recommandons que l’APA instaure une politique de transparence pour les membres des panels du DSM qui ont des liens avec l’industrie des médicaments. Ceci serait cohérent avec la tendance à une plus grande transparence des comités consultatifs fédéraux. Une meilleure connaissance de la réalité des conflits d’intérêts concernant les membres des panels représente un enjeu important dans le domaine de la santé publique.

La transparence devrait aussi être appliquée aux publications.

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Note 1

À l'extérieur des Etats-Unis le système officiel de classification des maladies mentales est l’International Statistical Classification of Diseases and related Health Problems, 10th Revision (ICD-10). Selon le DSM-IVTR, la préparation du DSM IV a été coordonnée de façon rapprochée avec la préparation du chapitre V « Troubles mentaux et du comportement » du ICD.

  • 1.

    University of Massachusetts, Boston, Mass., and Tufts University, Medford, Mass.

  • 2.

    Comme on dit « être en délicatesse avec.. » NdTr .

  • 3.

    Federal Drugs Agency : agence fédérale des médicaments. NdTr