Pour tenter d'évoquer un livre, d'écrire à son propos, quand ce n'est pas une habitude, il s'agit de le triturer un peu, de ne pas s'installer dans un regard en surplomb, mais peut-être tout simplement de laisser parler ce qui nous a parlé, ce qui est resté dans un après-coup, sans chercher à se montrer exhaustif.

Ce livre n'est pas un livre de recettes, pas plus qu'un n-ième traité sur la jouissance, ou encore un livret d'usage pratique ou de dénonciation de celle-ci. Il tente autre chose, autrement, et son volume de pages pas trop décourageant, son style alerte évite la sensation de se noyer en chemin d'une inondation théorique laborieuse et démonstrative...C'est déjà une approche intéressante sur la forme, d'autant que reprendre à partir du texte de Freud a le vif intérêt d'en souligner la justesse et la fraîcheur, tout en déployant d'autres pistes, sous la forme de variations, qui sont par définition des multiples phrases musicales produites autour d'un thème, variations mélodiques et harmoniques...

Nous sommes donc loin d'une démonstration ficelée , celles dont on se sent toujours un peu exclu, tel un spectateur endormi, agacé ou fasciné devant un scénario lu dans une langue obscure.

N.Braustein propose des variations sur le thème de la morale sexuelle civilisée, titre d'un texte écrit par Freud en 1908, plus connu sous le titre de "la vie sexuelle".

Les termes singuliers employés par Freud paraissent ne pas avoir pris une ride malgré leurs cent années, et les deux auteurs nous proposent de nous entraîner dans ces interrogations:

"Avons-nous la même morale sexuelle civilisée?" ou encore " la nervosité moderne est-elle la même?", et "que devient le malaise dans la civilisation?" en ayant à coeur de souligner à propos de Freud que "le tranchant de sa nouveauté ne s'est pas émoussé" tandis que les prétendues révolutions (dont la révolution sexuelle) ne sont que des circonvolutions, voire des régressions, comme un retour à un stade antérieur. Quant à la nervosité moderne, ses divers visages actuels nous sont familiers, de la précarité des liens à la dépression, des addictions connues ou nouvelles, de "ce qui se s'ingurgite ou se pense"....L'essentiel reste que les auteurs ne se laissent pas bercer par une petite mélodie grinçante, passéïste et mélancolique du "c'était mieux avant", et loin de s'adresser au cercle des fidèles, même si certains passages resteront obscurs aux néophytes, ils ouvrent des perspectives engagées, toute l'initiative restant clinique. "Il fallait surtout que les hypothèses soient confrontées aux faits de la vie psychique et donc sexuelle des intéressés..." " La question est: d'où viennent les analysants?" Car, sans eux, la psychanalyse ne serait qu'une théorie confinée à ses adeptes.

Du texte de Freud, je ne relèverai que quelques passages marquants abordés plus loin par les auteurs.

 

"...Tout a lieu dans la hâte et dans l'agitation, la nuit sert aux voyages et le jour aux affaires, les "voyages de détente" eux-mêmes deviennent une fatigue pour le système nerveux....Les nerfs sont à plat et on cherche à se détendre par l'accroissement des stimulations et par des plaisirs très épicés, ce qui ne fait que fatiguer davantage..."

" En nous référant à l'histoire de l'évolution de la pulsion sexuelle, nous pourrions donc distinguer trois stades de civilisation: un premier stade dans lequel l'activité de la pulsion sexuelle est libre; un deuxième stade où tout est réprimé dans la pulsion sexuelle, à l'exception de ce qui sert la reproduction et un troisième stade où la reproduction légitime est le seul but sexuel autorisé, ce troisième stade correspond à notre morale sexuelle civilisée."

 

Dans son texte, N.Braustein explique d'emblée que la division entre morale sexuelle naturelle et civilisée est dépassée tant l'approche de Freud s'est décalée à juste titre de l'idée d'une psychanalyse au service de la morale, l'analyse n'étant pas une discipline normative. Si elle elle s'occupe de discourir sur les pulsions (trieb) et leurs destins, au travers des fantasmes et des symptômes, c'est bien au contraire la civilisation qui tente d'imposer des renoncements pulsionnels. Les propos de N. Braustein est éclairant et alerte, notamment sur ce qu'on a l'habitude d'appeler régulièrement les nouvelles entités cliniques, la clinique contemporaine. Il est clair que si la psychanalyse s'emploie à écouter un sujet qui est porteur des marques de son époque, ce n'est pas dire que l'époque crée une nouvelle clinique. Il différencie avec pertinence deux concepts, la sexualité et la pulsion: " la sexualité a une histoire, a pour fondement la Loi universelle de l'inceste, la pulsion n'en a pas." "L'inconscient est une boussole qui marque toujours et invariablement le Nord: l'appétence à jouir....Le sexe n'appartient pas à la civilisation, celle-ci prétend l'apprivoiser, en le canalisant vers la sexualité. Mais la pulsion, à la différence de la sexualité, n'est ni naturelle, ni civilisée. Elle se situe au delà du principe de plaisir. Le sexe est jouissif et vit en dehors de l'histoire." Ce que Freud appelait la puissante et originelle mélodie des pulsions.Cette pulsion peut aussi se définir comme asexuée, ce qui rendrait inadéquate l'idée d'un choix d'objet orienté vers l'autre sexe. Cela laisse une marge nouvelle qui dénature toute propension aux préjugés de l'homophobie et du "racisexisme"...

La question complexe que l'auteur laisse ouverte est bien celle d'une éventuelle transformation de la névrose ordinaire freudienne en une perversion ordinaire ou une psychose ordinaire, termes actuels employés par certains auteurs, liées dès lors à une nouvelle permissivité de l'exercice de la pulsion sexuelle, comme une ordonnance à jouir? 

Il évoque une trouvaille surprenante pour étayer son propos: l'addiction moderne serait une a-diction, une privation de paroles. Il reste interrogatif quant au passage du refoulement à l'injonction de jouir, de la censure à l'exhibition quasi pornographique, la sexualité étant parvenu à saturer l'espace visuel, loin du champ de la parole et du langage. 

Serait-ce donc, dans le fil chronologique, le discours du maître (Freud, à partir de 1900), du capitalisme (Lacan, vers 1950) et le discours du marché ( à partir de 2000) qui exerceraient, peu ou prou, et à posteriori, une influence sur la clinique, au point d'en ébranler les assises et de faire surgir cette nouvelle clinique dont on parle tant?

Même si son argument tangue parfois sans choisir entre ces nouvelles cliniques et l'idée de ne pas recourir à une terminologie de plus qui n'apporterait rien, il tente d'éclairer encore son propos. Loin de prôner le retour à l'interdit absolu ou au père, il laisse ouverte l'idée des conséquences d'une oblitération du désir. "L'un des rejetons de la sexualité moderne est l'anorexie sexuelle de sujets qui se trouvent davantage empiffrés que satisfaits...", ce que revendiquent d'ailleurs les a-sexuels, nouvelle communauté en vogue et en augmentation sur la Toile.

Il arrive enfin, entre autre, à ce parallèle entre psychothérapie et psychanalyse, la première offrirait une satisfaction à la demande là où la seconde aborderait les rivages de l'inconscient. L'une serait écran de télévision, l'autre écran de rêve...Ce n'est sans doute pas le cas de toutes les psychothérapies, mais certes souvent de certaines si démonstratives et saturantes dont le développement personnel. Est-ce cette saturation dont parle l'auteur qui m'a fait ne même pas voir le Courbet de la couverture, comme voilé à mes yeux? Je médite encore...

 

J.Nassif revient d'emblée sur un point qu'il me paraît souhaitable de souligner: " les demandes parviennent au psychanalyste presque toujours quand il est déjà trop tard." Cette demande de satisfaction immédiate aboutit aujourd'hui à ce fait désolant: on vient à la psychanalyse en dernier recours, après avoir écumé toutes formes d'aides, médicamenteuses et thérapeutiques. L'analyse a pour mérite d'être donc bien dans le transfert de paroles et non de marchandises.

"L'analyste se montre désireux de soigner par la diction, obtenant de son patient qu'il se sèvre de ses addictions." 

Sur la nouvelle clinique, J. Nassif est plus décisif et cinglant: l'origine de ces nouvelles terminologies est pour lui bien plus du côté des analystes que du social. "...Ces psychanalystes qui prétendent avoir affaire à de "nouvelles pathologies" dans leur cabinet sont eux-mêmes les premiers à devoir dénoncer comme incapables de continuer à occuper leur place, étant restés fixés à une théorie de la cure psychanalytique qu'ils préfèrent ne pas avoir à faire évoluer, appartenant eux-mêmes à des institutions qui considèrent la théorie comme infrangible..."

Le champ reste donc à l'évidence ouvert dans les institutions analytiques, à condition de ne pas délivrer un "diplôme de fin d'études", qui installe dans la suffisance, tout en permettant d'imaginer s'ériger en modèle d'identification. L'auteur rappelle à point qu'il n'existe que des actes analytiques, une fonction d'analyste, et une place dans laquelle il ne s'agit pas de s'enraciner, comme "touché par la grâce du signifiant lacanien"...

Une belle idée développée dès lors reprend le terme d'a-diction, celle des patients comme celle des prescripteurs, comme devant renouer avec l'état d'in-fans, celui où nous n'avions pas la possibilité de répliquer par des mots, même si déjà marqué par la différence sexuelle, ce temps de la curiosité, ce temps où la scène primitive était voilée...

L'éventail présenté reste marqué de ce qui m'a le plus parlé, mais le texte recèle bien d'autres questions ouvertes qui laisse la possibilité d'envisager diverses pistes de pensées, sans nous disperser pour autant.

Des variations variées donc, mais qui ne perdent pas leur fil rouge, leur mélodie et leur thème....