Le serpent. M. Nacht par Jacques Zins

Marc Nacht

LE SERPENT

 

Cette histoire de deux enfants, Léon et Pierre-Marie, qui, destinée somme toute banale, vont devenir adultes, pose la question : a-t-on un devoir de mémoire envers soi-même ? Devoir de mémoire oublié et peut-être même devoir de mémoire oubliée ? « Quand on revient de loin, on se pose » ce « loin » serait-il Pitchi Poï, nom donné par les Juifs à cet endroit inconnu, lointain où les déportaient les convois ? Il pouvait désigner aussi quelque chose qui avait ni queue ni tête, sens dessus dessous, un peu comme Bélial, le serpent de l’histoire. La mémoire peut être à double fond. « Il était guidé… par sa propre trace dans un passé lointain, celle dont il avait fait la découverte tardive… Cela c’était imposé comme une évidence dont le sens lui était resté longtemps caché. »

Paradoxe ou inversion : Pierre Marie est un prénom qui sonne goy alors que Léon est souvent usité chez les Juifs. Les deux entendent l’histoire de Qrinquedu, bûcheron résistant, disparu après le combat contre les nazis et qu’ils retrouvent des années plus tard, adolescents déniaisés, à Marseille. De la résistance aux nazis jusqu’en Palestine, Qrinquedu, qui se fait désormais appeler Dan, leur rend conte de ses aventures « guidé par sa propre trace dans un passé lointain » ; un héritage masqué par un tel silence que la chaîne du récit sera la quête de cette identité finalement revendiquée. Elle chemine entre trois guerres dont celle du père ; guerre par défaut, si l’on peut dire, mais combat essentiel : Dan est fils de Jacob-Israël, celui qui a jouté contre l’ange, envoyé de l’Imprononçable.

Le sens du récit du narrateur serpente dans son histoire, allant jusqu’au bout d’une digression pour revenir au sens originel. Décapitée, la partie morte du serpent-mère, illicite, est un poison mortel qui cause la mort de Marguerite, la compagne de Qrinquedu, et renvoie à la circoncision de celui-ci. Du saucisson au prépuce, Marguerite finit par avaler la couleuvre avec laquelle elle passait les nuits d’absence de Qrinquedu.

Sceau d’un héritage identitaire, le médaillon marqué du signe du serpent, l’Ayin, porte à la fois l’attribut de la tribu perdue, le silence du père et le signe d’une succession, « ce qui est légué, montré et caché d’un même geste ». Léon et Pierre-Marie reçoivent le récit d’une judéité héritée en silence : le rafiot de Brindisi ; le Dante, ne nomme-t-il pas l’appartenance ancienne à la tribu perdue, en contraction de Dan et de ante. C’est ainsi qu’il se nommait déjà avant.

Qrinquedu les mène donc naturellement en bateau, après la tentative d’élimination des Juifs d’Europe, vers la terre d’où est partie la tribu Dan et où Qrinquedu-Dan recevra la reproduction de l’arche d’alliance des mains de Mustapha, en restitution à David de la préemption des Philistins. Une des branches de l’ayin, une des composantes et symbole de la tribu perdue, laisse ainsi, en restitution, la place à Dan fils de Jacob le combattant ; « sceau si intemporel qu’aucune flamme exterminatrice ne pouvait jamais en effacer l’empreinte ». Marque d’une présence immortelle, infinie, « ce qui était dans le lointain des temps nous regardait de l’avenir ».

L’écriture est dense, contractée, allégée par l’humour qui serpente entre les significations multiples, comme un texte hébraïque. Elle demande une attention soutenue, une lecture attentive. On ne peut s’affranchir de retours au sens du récit. Il faut lire et relire pour découvrir et redécouvrir le cheminement du roman qui coulisse dans la reconstitution d’éléments perdus qui se recomposent jusqu’à la dislocation finale. Pour une nouvelle continuité ? « L’imprononçable relevait de l’intemporel ».

On relira et on reliera.

 

Jacques Zins

30 janvier 2017