Histoire de la Psychanalyse. Masud Khan par E. Prado de Oliveira

Histoires de la psychanalyse

I

Masud Khan

 

Masud KhanSpeak of me as I am The life and work of Masud Khan

 

False self the life of Masud Khan

Pour mémoire. Mohammed Masud Reza Khan a été un des analystes les plus importants du 20e siècle. Le souvenir des titres de ses livres ou de ses articles réveille encore l’enthousiasme de ceux qui les ont lus. Le Soi caché, de 1976, traduit et publié par Jean-Bertrand Pontalis dans la célèbre collection Connaissance de l’inconscient, chez Gallimard, a connu un important succès d’estime, sa parution était prestigieuse ; figures de la perversion, publié en français en 1981, venait bouleverser et transformer radicalement l’approche de cette entité clinique, qui transformait la perversion en passion ; il  en alla de même pour Passion, solitude et folie, paru en 1985 en français.

Masud Khan publiait régulièrement dans la célèbre et prestigieuse Nouvelle revue de psychanalyse, catalyseur pendant longtemps du monde psychanalytique. Il publiait aussi régulièrement dans l’International Journal of Psychoanalysis, dont il était l’un des éditeurs et dans d’autres revues internationales. En France, Khan fut l’ami intime de Victor Smirnoff, de J-B Pontalis, d’André Green, de Wladimir Granoff et de Jacques Lacan, qu’il  reçu chez lui à Londres.

Maître d’une plume claire et concise, d’une sensibilité psychanalytique indiscutable, de grande capacité théorique, Khan ne se contentait pas d’écrire, mais était aussi éditeur de l’International Psychoanalytical Library, où il publiait les auteurs qu’il admirait, conseillait, épaulait, guidait des jeunes auteurs dans leurs primo publications. Il a été le correcteur des livres de Donald Winnicott, qui reconnaissait sa contribution à ses œuvres. Autant dire que Winnicott ne serait pas l’auteur qu’il est devenu sans cette collaboration avec son ancien patient.

Car Khan a fait sa troisième analyse avec Winnicott. Combien de temps ? Khan se vantait d’avoir été en analyse avec Winnicott pendant quinze ans et plus, Linda Hopkins, sa dernière biographe, le croit ; Roger Willoughby, plus sobre, réduit la durée de cette analyse à trois, voire deux ans ; Judy Cooper, la seule qui connut Khan de près, qui était son intime et dont la biographie a été validée par lui-même — on serait tenté de dire par Sa Majesté elle-même, car à la fin de sa vie, Khan s’est attribué le titre de Prince, Raja, et laissait entendre qu’il était proche de la famille royale britannique —, Cooper donc donne des dates précises, reprises par les deux premiers : Khan commença son analyse avec Winnicott en 1951. Sachant qu’en 1953 il présenta pour la première fois sa candidature comme membre de la Société britannique de psychanalyse, épaulée par Winnicott, et que cette même année ils ont commencé à publier ensemble, et  qu’à la même époque ce patient obtint de son analyste qu’il prenne aussi en analyse sa première épouse, allant même à lui céder quelques-unes de ses heures d’analyse, car Winnicott n’en disposait plus, sachant tout cela, Willoughby déduit que très tôt le cadre analytique n’existait plus vraiment entre ces deux collaborateurs. L’écart entre les versions quant à la durée de son analyse semble résumer la distance entre le mythe et la réalité dans la vie de Khan.

En tout état de cause, après une première tentative ratée, Winnicott continua à le soutenir fermement et, en 1955, avec l’appui tout aussi ferme d’Anna Freud, qui avait assuré une des supervisions de Khan, il fut élu full member de l’honorable Société britannique de psychanalyse, contrariant les votes négatifs du groupe kleinien.

Pour que Khan devienne training analyst, seule position où il pouvait enfin pleinement rayonner et très bien gagner sa vie, Winnicott et Anna Freud ont dû le soutenir encore quatre fois entre les mois de novembre 1955 et novembre 1959, quand il fut accepté parmi les Saints des Saints. Les trois premières fois, les kleiniens avaient réussi à lui  barrer la route. La dernière fois, Khan avait un patient admis à la formation, qui souhaitait poursuivre avec lui son analyse. Il ne restait à la Société qu’à entériner le fait qu’il était de fait training analyst.

Masud Khan a fait sa première analyse avec Ella Sharpe, importante analyste spécialisée dans Shakespeare, dont le travail est longuement commenté par Lacan dans plusieurs de ses séminaires. Cette analyse n’a duré qu’une seule année, 1947, en raison du décès soudain d’Ella Sharpe . Khan reprit immédiatement une analyse avec John Rickman, très important analyste dans l’histoire du mouvement psychanalytique, analysé successivement par Ferenczi et Freud,. Héros de la dernière guerre , Lacan dit de lui qu’il était « une des rares personnes qui aient eu un petit peu d'originalité théorique dans le milieu depuis la mort de Freud ». Cette fois l’analyse de Khan dura environ quatre ans, jusqu’à 1951, mais là encore, Rickman meurt soudainement d’une crise cardiaque, allongé contre un arbre a Hyde Park.

C’est à partir de là que Khan demande une analyse à Winnicott, son superviseur, dont il craint  la mort à chaque séance, ce qui l’amène à se lever pour vérifier l’état de son analyste chaque fois qu’il roupille. Winnicott en effet avait déjà fait une première crise cardiaque au cours de leur supervision et ce peu avant de prendre Khan en analyse. Pour le reste, l’histoire des supervisions de Khan semble assez confuse, entre Melanie Klein, Anna Freud, Sylvia Payne et les intromissions du Comité de formation de leur Société.

Est-ce la raison pour laquelle il ne peut commencer à publier ses livres qu’à partir du moment où meurt Winnicott, en 1971, comme le soutiennent ses biographes ? Khan lui-même mourra en 1989, dix-huit ans plus tard. Ce seront autant d’années d’enfer dans sa vie. Après avoir connu une telle ascension, les temps sont venus de la chute. Mais sait-on quand commença-t-elle, au juste ? Fut-ce en 1965, lors de la mort de Max Gitelson, président de la toute-puissante IPA ? Granoff est alors désespéré. Il comptait sur Gitelson pour que l’Association psychanalytique de France soit admisse à l’IPA. Khan écrit à Granoff pour le tranquilliser. Dans cette lettre, il se vante de son amitié avec le défunt et de ses liens à l’intérieur de l’IPA. Granoff, croyant bien faire, transmet une copie de la lettre à la veuve de Gitelson. Qui en est furieuse, car Khan y mentait copieusement. Elle transmet toute l’affaire à la direction de l’IPA et exige des excuses publiques de la part de Khan. Tout cela est ridicule, tout le monde en convient, mais Khan doit s’en excuser. Pour la première fois, il est traité en public de menteur et reçoit un avertissement : aucune conséquence n’en sera tirée par l’IPA, mais il n’en va pas de même pour la Société britannique et pour l’enseignement qu’il y dispense. À partir de là, la communauté devient plus attentive aux mensonges et aux fabulations de Khan, nombreux et fréquents. Les développements de cette histoire sont assez instructifs quant au fonctionnement de ces institutions et au sujet de la façon d’être de Khan. Hopkins la raconte avec un talent d’excellente romancière et de théoricienne avertie, car à chaque fois elle parvient à lier un épisode de la vie de Khan à ce qu’il écrit.

Il y va de même pour d’autres épisodes qui sont survenus après la mort de Winnicott : Khan soulève en public la question de l’impuissance sexuelle de son ancien analyste et ami ; Khan vole une montre dans une boutique à Genève et est mis en prison ; Khan boit de plus en plus ; de plus en plus, il s’engage dans des relations sexuelles avec ses patientes. Rien de tout cela ne l’empêche de publier, ses travaux ainsi que ceux d’autres auteurs. C’est aussi à cette période qu’il publie Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, de Lacan.

Le livre de Roger Willoughby est plus précis que celui de Linda Hopkins. Il examine et discute le récit de chaque événement de la vie de Khan. Hopkins écrit mieux que ce dernier et surtout elle donne souvent la parole à ceux qui ont participé à la vie de Khan, à ses collègues analystes comme à ses patients ou à ses supervisés, transcrivant de manière assez extensive des entretiens qu’elle prend soin de réaliser avec eux pour éclairer chaque épisode ou passage important de la vie de Khan. Ces deux auteurs soulignent les liens entre ce que vit Khan et la théorie qu’il élabore.

Depuis quelque temps la Société britannique a été saisie par le mari d’une de ses patientes en formation analytique de plaintes relatives à ses transgressions sexuelles quand, en 1977, ses dirigeants décident d’enlever à Khan sa qualité de training analyst. Il ne peut plus recevoir des analystes en supervision et il ne peut plus recevoir de patients qui demandent une analyse didactique. C’est un coup important, à la fois symbolique et financier. Les instances dirigeantes de la Société ne souhaitent pas aller au-delà de ces mesures, car Khan est souffrant. Un cancer du larynx s’est déclaré depuis quelque temps et l’état de Khan est grave. Mais c’est une situation absurde, car les analystes semblent se soucier davantage de leur formation que de leurs patients. Les conséquences pour sa clientèle ont été catastrophiques. L’analyste en formation dont le mari déposa plainte a dû quitter la Société, une autre préféra poursuivre son analyse, mais dut abandonner sa formation dans ce groupe du moins, un autre  encore renonça complètement à la poursuuite de sa démarche.

Peu de temps après, toutes les responsabilités éditoriales de Khan lui furent enlevées et il réagit en menaçant de mort les responsables de la Société. Il se retira de la vie sociale londonienne et ne garda comme amis que ses anciennes connaissances parisiennes et californiennes. Après sa tentative de reprendre une analyse avec Anna Freud, c’est avec son ami Robert Stoller, en Californie, qu’il tenta de reprendre une analyse, mais celle-ci fut de courte durée. Enfin, alors que paraissait son dernier livre, When Spring Comes, la Société britannique de psychanalyse décida de l’expulser de ses cadres, en raison de ses propos antisémites. L’année d’après, il mourait. Quelque soit le jugement que l’on porte sur ces dérives, rien de tout cela n'entame la richesse de son apport clinique.

Le livre de Judy Copper porte le titre que Masud aurait voulu comme épitaphe : Parlez de moi tel que je suis. C’est une ligne de l’Othello, de Shakespeare. Dans la traduction française de François Victor-Hugo (Paris, Librio, 1996), voici comme elle apparaît.

 « Doucement, vous ! Un mot ou deux avant que vous partiez ! J’ai rendu à l’État quelques services ; on le sait, n’en parlons plus. Je vous en prie, dans vos lettres, quand vous raconterez ces faits lamentables, parlez de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, mais n’aggravez rien. Alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse, mais qui n’a que trop aimé ! »

Ces trois livres racontent une même histoire avec des talents différents. Ils se complètent et se lisent comme des romans théoriques, dans la meilleure tradition du romantisme allemand. Leur lecture est éclairante au sujet d’un thème qui ne cesse de nous hanter : la coexistence de la folie et de la sagesse, de l’ordre et du délabrement, de la créativité et de la destructivité.

Speak of me as I am

The Life and Work of Masud Khan

Judy Cooper

Karnac Books, Londres, 1993

 

Masud Khan

The Myth and the Reality

Roger Willoughby

Londres, Free Association Books, 2005

 

False Self

The Life of Masud Khan

Linda Hopkins

New York, Other Books, 2006

Londres, Karnac Books, 2008

Luiz Eduardo Prado de Oliveira