Camille Claudel. Propos sur le documentaire au sujet du tournage du film

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La parution en format DVD du film Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont s’assortit d’un documentaire de Sacha Wolff : Regard sur le tournage, qui m’amène à rouvrir le débat au-delà de celui que pouvait susciter, dans le film, l’interprétation des personnages de Camille et Paul Claudel (cf. ma critique sur le site Œdipe, mise à jour du 2 avril 2013). Dominique Chancé, en réponse, interrogeait l’intention du cinéaste, voici qu’il s’en explique.

Après un coup de fil de Juliette Binoche, l’idée de lui proposer Camille Claudel 1915 est venue à Bruno Dumont par la lecture du dossier d’hospitalisation (Jean-Paul Morel, Une mise au tombeau), il a alors conçu le projet pour son actrice. Le documentaire en revanche porte sur, disons, le « fond de décor» ou « fond d’écran », Bruno Dumont dit l’« environnement » dans lequel il veut situer (on ne dira pas son action mais) sa Camille Claudel. Il s’agirait d’approcher au plus près les conditions dans lesquelles elle est censée avoir été plongée durant son internement à Montdevergues. Bruno Dumont veut un (vrai) lieu d’accueil psychiatrique. Mettre Juliette-Camille en compagnie de « vraies-personnes-souffrant-de-maladie-mentale »… Problème : à quelle aune ce « vrai » est-il mesuré ? Les termes employés impliquent d’emblée un clivage, si ce n’est une échelle, entre les vrais résidents du lieu (qui ne joueraient pas) et les acteurs de passage qui jouent et seraient sains d’esprit. La vraie comédienne Juliette Binoche, elle, n’est pas « une vraie personne souffrant de maladie mentale », car elle joue, elle joue la folie… entre sa « personne » et son personnage, il y a du jeu, c’est donc pour de faux, pour de rire, dirait un enfant, même si elle pleure. Les vraies « personnes », soit les vraies malades mentales, on le verra, peuvent donner pour le film quelque chose « qu’aucun comédien ne peut faire, inimaginable, impossible ». Et ce contraste (ce n’est pas le seul) que l’on voit se fabriquer va être amplifié par le film. Car le projet du film n’est pas un documentaire sur l’asile, ni sur des fous, ni non plus avec des fous. Du reste, il n’était pas envisageable de tourner dans un hôpital psychiatrique contemporain où les neuroleptiques ont remplacé les camisoles, où le vacarme dont souffrait Camille Claudel est devenu silence. La clinique choisie, pour représenter dans le film le « Pensionnat » de l’asile de Montdevergues, abrite une Maison d’Accueil Spécialisée avec quelques-uns de ses résidents.

On les appelle là les résidents, faute de savoir comment les nommer, en les désignant ainsi localisés. (Les termes refoulés reviennent tout de même en boomerang car ils sont à la MAS ! comment a-t-on choisi cet acronyme ?) Les critères d’admission dans les MAS sont de déficience (mêlant psychose infantile et déficit d’origine génétique), soit des personnes en grande difficulté, nous dit-on, sans autonomie pour la vie quotidienne. Certaines sont marquées physiquement de disgrâce, ne disposant pas toujours de la parole (ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas dans le langage, de même l’infans) s’exprimant par cris, gémissements, borborygmes, certaines en proie à des gestes répétitifs, des stéréotypies. La psychiatrie a des noms de diagnostics au regard desquels paranoïas et schizophrénies semblent des « pathologies plus légères ». Les résidents retenus par le casting évoqueraient certains personnages que Camille Claudel aurait pu côtoyer dans son infortune. La reconstitution historique se limite à certains éléments du décor (salon, cuisine, etc.). Le documentaire sur le tournage ne montre rien concernant la vie quotidienne dans cet établissement de ceux qui, aujourd’hui, y séjournent. Comment ont-ils vécu, vu le film ? On ne peut pas le savoir.

Les « encadrants » ont discuté avant d’accepter la proposition du cinéaste. Chacun des interviewés pose le problème à sa manière là où il se sent concerné.

Le directeur médical : problème médical — ne pas nuire, ne pas mettre les personnes en difficulté. À quelles concessions a-t-il consenti ? Il n’en fait pas exactement la confession. Ses sujets de conflit ont-ils été surmontés ? Il ne le dit pas. Sa méfiance est justifiée. Il craint pour l’image de la psychiatrie qui sera donnée au public. Il a raison, car s’agit-il là de psychiatrie ?

La directrice a le souci des résidents (« respect total de la personne humaine »), elle met la ligne rouge à ce qu’ils ne deviennent pas des « bêtes de foire ». Ayant compris qu’ils vont servir les besoins du film, elle craint « l’instrumentalisation » mais se dit rassurée de jour en jour par ce qu’elle découvre de Bruno Dumont… Certes, les rapports personnels que Bruno Dumont établit avec chacun de ceux qu’il engage sont tout à fait respectueux, même plutôt cordiaux. Il ne force rien, est bien-veillant (aux aguets) au sens où il observe beaucoup, et quand il s’adresse à un résident pour lui proposer un rôle ou une figuration, il lui parle normalement, il ne l’infantilise pas. À ceux ou celles qui sont en mesure de donner ou refuser leur accord, il explique ce qu’il attend de jeu ou de placement. Il peut désigner chaque personne par son prénom. Dans l’essai de balade destiné à tester qui ira pour le tournage, il participe avec les personnels infirmiers à soutenir les personnes peu mobiles. À chaque moment, il adapte son scénario, sans perdre son fil, il est là pour ça.

Le psychologue dit avoir eu une « attitude de retrait ». Puis il observe des effets positifs. On imagine facilement que la présence de Bruno Dumont ainsi que celle de la sympathique Juliette-Camille, de l’équipe technique, les propositions de jeu, les questions à débattre, tout cela apporte un air neuf, un bénéfique désordre dans l’établissement (personne n’avance que cela eût pu avoir une vertu thérapeutique), que cette « expérience » — joli terme employé par une des personnes qui y participe — amuse, chasse l’ennui, remplit le vide… En particulier, le documentaire montre ce qui arrive à Alexandra. Pour le film, elle se lève tôt le matin, contrairement à ses habitudes. Elle vient avec enthousiasme répéter six fois la scène où elle touche Camille, se fait repousser, puis consoler hors caméra. Il y a cependant une « sixième fois qui est de trop » (peut-être celle où surgit le cri anachronique : « dégage ! ») qui ne finit plus avec un grand sourire mais avec de vraies larmes, pas des larmes de cinéma.

Le personnel se fait partie prenante du projet. Et voilà les infirmières ou éducatrices costumées en religieuses, trop contentes de participer au tournage… Fausse bonne idée. La sécurité du cinéaste était assurée (« On se faisait un monde… plus que la réalité n’a été », dit Juliette Binoche) et les « autorités médicales » étaient rassurées : les accompagnants (soignants et encadrants) étant là, à eux de fixer la limite. Sous l’œil de la caméra, les gentilles bonnes sœurs font du cinéma. Mais le documentaire laisse voir comment, en même temps, elles « font la mise en scène », elles habillent les résidents choisis pour le film (coiffures, perruques, costumes), elles les placent, les tiennent, les retiennent, les poussent, les rassurent, « c’est vachement bien », constate Bruno Dumont…

L’épisode théâtre met en abyme l’écart par lequel, sur une scène, des résidents interprètent un personnage (Dom Juan, Charlotte), ceux-là savent qu’ils jouent. Et cependant ce Dom Juan a-t-il l’intention de nous faire rire ? Son jeu maladroit est irrésistiblement comique comme une parodie… cependant les sentiments qui là nous portent à rire ne sont pas bien nets.

Bruno Dumont non seulement « accepte », comme il dit, la réalité de ces personnes mais c’est précisément ce qui l’intéresse, leur façon de se déplacer, leurs grimaces, leur bouche édentée, leur regard vide, leur bave, leurs bruits de gorge, leur « état pur », comme le dit Marie-Josée : « Le résident ne fait pas du cinéma… même s’il en fait. » Le scénario se nourrit alors de ce que le cinéaste assimile de ces personnes qui deviennent ses personnages. Il ne leur demande rien, il pose sa caméra. Il y a une esthétisation dans l’effroi qu’ils peuvent susciter, amplifiée par les prises de vue : « C’est des cris, de la douleur, du temps, de l’ennui… de la non parole », selon Bruno Dumont, les « malades mentales contemporaines disent l’ancien et quelque chose qui est toujours là », elles mettraient le spectateur dans « la réalité d’un internement ».

Et à la maladie mentale qu’il considère comme une forme béante, il oppose la parole, la puissance phénoménale « à aller dans les profondeurs de leur être » de ces intellectuels exceptionnels que sont Camille et Paul Claudel. Ce manichéisme esthétique est choquant puisque l’on peut être fou et très intelligent, très puissant dans le maniement de la parole… la preuve !!! Les cas « exceptionnels » sont légion, et la beauté n’est pas moins incompatible avec la folie. Le documentaire (comme le film) place Juliette Binoche dans la lumière, nimbée de soleil. Dans cet environnement de cris et de gémissements, elle seule parle, noue une complicité avec les sœurs, libre adaptation. Si son âge est le même que celui de Camille Claudel au moment de son internement, il reste que l’artiste déchue n’était pas seulement déstabilisée comme l’actrice peut l’être et en jouer, elle était physiquement délabrée, édentée, détruite, elle était dans le gouffre.

Mais le scénario a bien consisté à fabriquer ce violent contraste qui pose la lumineuse star sur fond d’une sombre galerie de portraits à la Géricault. 

Le cinéaste dit : « Il y a toujours quelqu’un qui va venir m’expliquer que ce n’est pas bien… De temps en temps, on fait des trucs bizarres. » Non, la question n’est pas en termes de bien ni de mal. Bizarre ? Vous avez dit… Oui, il est bizarre que ce soit ce qui a été recherché pour faire « vrai » qui n’est pas juste !

Commentaire :Bonjour Danielle Arnoux, Monique Boudet m'a envoyé le lien avec la page "Oedipe" et j'ai donc pris connaissance de votre texte à propos du "film sur le film de Bruno Dumont". Je souscris tout à fait à ce que vous y formulez. Les résidents de la "MAS", même s'ils ont été abordés avec respect par le réalisateur n'en font pas moins ici office de monstres, de "freaks" qui vont inspirer au spectateur frayeur et répulsion, formant un fond sombre qui fait ressortir le rayonnement de Camille Claudel/Juliette Binoche, éveillant l'indignation qu'on l'ait jetée dans cet enfer digne de Dante, non seulement pour l'éloigner, la séparer, mais encore pour lui faire expier sa faute, les fous dont elle doit partager le quotidien étant en somme les agents de cette punition, parce qu'ils font horreur. Certes le propos de Bruno Dumont n'était pas de traiter de la psychiatrie et de l'image de la folie, mais en ne dépassant pas cette notion de "vrais malades" il reste prisonnier du discours commun sur les fous et la folie et sa démarche nous apparaît sur ce point comme éthiquement contestable. Bien cordialement Daniel Fischer