Chantal Akerman n’a plus d’adresse.

Chantal Akerman n’a plus d’adresse.

 

Akerman, première approche

J’avais vu Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles, à sa sortie, et bizarrement en compagnie de ma mère qui, étant bonne ménagère s’écriait, exaspérée en voyant Delphine Seyrig nettoyer sa baignoire : « il y a longtemps que j’aurais fini ! ». Je ne sais plus si nous sommes restées jusqu’à la fin… Maman (qui est décédée depuis, ce qui me relie davantage à Chantal Akerman qui témoigne, dans son dernier film de sa relation avec sa mère, du vieillissement et de la disparition quasi progressive de celle-ci, avait beaucoup de Jeanne Dielman et cela devait l’agacer. Mais elle croyait qu’en étant extrêmement performante, elle pouvait échapper à cette occupation de tous les instants qui cependant laisse totalement vide. Peut-être son caractère colérique et ses crises fréquentes lui permettaient-elles, cependant, de libérer un peu de ses impulsions et révoltes, quand Jeanne Dielman retient tout jusqu’à l’impossible. Chantal Akerman elle-même, en se mettant en scène dans Saute ma ville (film inaugural) et en faisant un cinéma libre, qui cherche de toutes parts les points de fuite, a-t-elle longtemps pu éviter destruction et autodestruction dont elle n’ignorait pas la tentation cependant.

 

 La création, de toute évidence, et la réalisation imaginaire des fantasmes, tiennent en laisse les démons intérieurs. Jeanne Dielman, quant à elle, est faite comme un rat dans le piège de son labyrinthe et des cadres qui la guettent. 

 

 Si j’emploie cette image, c’est que le cinéma de Chantal Akerman, me fait penser aux dispositifs décrits par Deleuze et Guattari. Les philosophes (je ne sais plus dans quel texte) évoquent ce rat qui construit son piège (un territoire) et cherche ensuite les points de fuite, et les deux penseurs, jouant sur les mots, se préoccupent sans cesse de ces points ou lignes de fuite, et de ce qui ferait que ça fuit, qu’il y a des fuites dans le système et que, par conséquent, cela se déterritorialise. Il s’agirait à la fois d’arpenter le labyrinthe et de s’en sortir. La narratrice performeuse de Saute ma ville a quelque chose de ce rat qui, piégé, va trouver le moyen d’organiser des fuites (liquides qui coulent et sont répandus, dégât des eaux), et la fuite ultime, salvatrice, en l’occurrence fuite de gaz et suicide/explosion libère toutes les tensions.

Les cadres de Chantal Akerman, ses dispositifs de répétition et d’attente ne sont-ils pas toujours des constructions étouffantes, des territoires du quotidien qui, cependant, vont être transgressés (les frontières sont franchies, traversées) par des déplacements, disparitions, allers-retours, départs que met en scène, amplement, No home movie par exemple? Les plans fixes qui s’arrêtent sur un espace vide que le personnage vient de quitter créent ainsi, de façon énigmatique, une relation ambiguë avec le personnage : d’une part, celui-ci semble sans importance, puisqu’il passe hors champ et que la caméra ne le suit pas ; d’autre part, il a l’air de laisser le décor en plan, d’être celui qui est capable de bouger, de ne plus être là, affirmant une liberté un peu ironique. C’est un peu le furet, un personnage qui, malgré sa captivité serait encore capable de nous échapper, d’être imprévisible.

 

Un autre lien avec Deleuze viendrait du côté de Marcel Proust et les signes, étude dans laquelle Deleuze montre comment les éléments séparés, morcelés, ne sont réunis que par une tangente, par exemple le train, et bien sûr le temps. Les éléments de La Recherche ne sont pas directement métonymiques (contigus) et l’on peut passer d’une chose, d’un être à l’autre, sans qu’ils soient reliés logiquement, mais tous tiennent, cependant, à un fil, à une dimension qui les remet en relation. L’univers d’Akerman est très proche, me semble-t-il, de ce rhizome à la fois désordonné et tangentiel où tout se tient, organiquement, bien tout soit morcelé : ses images se déploient librement, dans la multiplicité, la prolifération, sans se soucier de logique (narrative, psychologique, etc.), mais cherchant, dans le labyrinthe des appartements ou des villes, des déplacements, une ligne de fuite, des rapports métonymiques ou des tangentes.

 

J’ai revu Jeanne Dielman, ce film encore très novateur, récemment (grâce aux DVD qui permettent de se projeter des films invisibles en salles) et j’ai été bouleversée, passionnée tout du long par l’agencement dramatique des gestes, le processus capté, plan par plan, qui permet de comprendre le désarroi du personnage, voire d’anticiper la crise finale, à travers la circulation dense des signifiants visuels et poétiques. C’est un film d’une grande tension dans lequel les enjeux psychologiques, idéologiques et moraux, se nouent finement, créant un drame contenu puis éclatant. On ne s’ennuie pas une minute tant l’image saisit continuellement des événements et des signes, une tragédie qui se lit dans le quotidien le plus banal. On est stupéfait de voir comment, dans la durée que la prise de vue installe, les gestes deviennent des actes, pétrir de la viande, cirer des chaussures, mettre la table, faire un lit, tout devient dense, signifiant, dramatique, théâtral, comme si chaque geste était une question de vie ou de mort qui émeut et fait parfois souffrir le spectateur autant et plus qu’un affrontement, une empoignade.

Séance au Ciné Doré

Plus récemment, j’ai eu la chance d’assister, à la cinémathèque de Madrid (un petit cinéma qui fait penser aux débuts de la cinémathèque française : passion et artisanat), à un hommage rendu à Chantal Akerman, décédée en octobre 2015.

J’avais manqué le dernier (on sait que le mot a pris un sens nouveau) film d’Akerman à sa sortie à Bordeaux, mais je n’ai pas regretté de le voir à Madrid, en version originale, sous-titrée en anglais et sous sous-titrée en espagnol ! Le son était parfois très confus, quoiqu’en français, et les deux lignes de sous-titres qui se superposaient à mes yeux, créant une sorte de bruit visuel, me faisaient perdre le fil. Heureusement, les dialogues n’étaient pas abondants et j’ai fini par entendre la plupart des répliques, en fermant parfois les yeux. De toute façon, c’est un film troublé, troublant, parfois trouble (à la vue et à l’oreille) et qui marie les langues (auditives, visuelles) de sorte que la réception est à la fois passionnante et difficile, et qu’il faut rester très tendu, très vigilant, pour bien entendre ce qui, peut-être, est dit dans une sorte d’incertitude linguistique (on parle, pour certains pays métis ou créolisés, d’« insécurité linguistique »). C’est un film qui parle un peu de partout et de nulle part : no home, no country, Babel.

 

Ce qui faisait le prix de cette projection surtout, était d’avoir proposé en complément de programme le premier film de Chantal Akerman, Saute ma ville, réalisé en 1968, si bien qu’on pouvait voir le premier et le dernier film de la cinéaste, ce soir-là. En fait, comme j’avais revu, il y a peu de temps Jeanne Dielman, il m’est apparu que ces films formaient un triptyque tout à fait éclairant.

D’autres fils évidemment, dès le titre, constituent un autre ensemble : News from home, en 1977 et Letters Home en 1986 qui, avec No home movie abordent la relation avec la mère, dans une correspondance qui rappelle le lien épistolaire entre Mmes de Sévigné et de Grignan. Il faudra donc revoir les trois films, afin de comprendre ce qui s’y tisse de la relation épistolaire, entre celle qui est à la maison et celle qui n’y est plus, entre la question de la lettre et la question de l’adresse, puisque, du reste, on y revient, Jeanne Dielman est, dans son titre, le film d’une adresse, à Bruxelles, adressée à qui ? Jeanne y lit à son fils, une lettre venue du Canada, très solennellement.

Le dernier film, No home movie, remplace la lettre par son avatar contemporain, Skype qui permet de correspondre aujourd’hui, sans délai, sans médiation, dans une sorte d’ubiquité. Le rapport entre la mère et la fille se noue ainsi, de façon privilégiée à la question de l’espace, des lieux : être ici, ailleurs, entre les lieux, nulle part, ou dans deux lieux à la fois, être à la maison et en dehors, loin, exilée, sans maison, et en même temps ici, partout en même temps. Le cinéma, plus que le courrier, et dans sa version domestique qu’est skype, permet, en apparence, de rapprocher vertigineusement les êtres et les lieux, si bien qu’on serait partout chez soi, même si on est très loin. Impression fausse, évidemment, puisqu’on pourra mesurer en même temps la distance, aussi bien matérielle que psychologique, le caractère inaccessible et énigmatique des personnes qu’on aime, qui s’éloignent, de façon irréversible et qui ont toujours été, irrémédiablement séparées.

 

Distance et proximité : le visage de la mère devient flou, elle est trop près, bien que trop loin. D’où regarder et avec quelle distance, pour être proche des êtres, leur parler, les aimer ? Vaut-il mieux aimer ou respecter ses parents ? Chantal dit à sa mère qu’il vaut mieux respecter ses parents que les aimer, selon un personnage souvent cité qui doit être une parente. Se tenir à distance respectueuse, dit-on.

 

Triptyque

Entre Jeanne Dielman, Saute ma ville et No home movie,  de nombreux éléments riment : l’appartement, les portes, la cuisine, pièce centrale (foyer optique, ouverture de diaphragme ?), cadre plus ou moins ouvert sur un travail et les va et vient d’une femme, mère, ou fille, dans un rapport de service et de transmission.

Dans le diptyque Saute ma ville, Jeanne Dielman, le rapport mère/fille s’éclaire violemment, tant il apparaît que le premier film est un anti-Jeanne Dielman. La cinéaste s’y représente de façon extrêmement drôle et agitée dans sa cuisine. Elle prépare quelque chose dont on devine assez vite que ce sera un suicide (ce qui fait écho à la fin récente de Chantal Akerman). On peut dire qu’elle avait prévu depuis le début et préparé minutieusement quoique imaginairement sa sortie, comme si dès son premier film, il n’avait été question que de cela (mais en fait, on ne sait pas. Ce fut peut-être tout autre chose et sans continuité) : faire un cinéma suicidaire qui permette d’exister, se suicider imaginairement pour que le cinéma soit possible comme liberté.

Dans cette cuisine, le personnage clownesque s’agite, comme en accéléré, dans un espace très étroit qu’elle colmate avec du scotch et fait une sorte d’anti cuisine totalement transgressive. Elle chante, faisant la bande-son et la musique du film à elle toute seule. Elle cire les chaussures de façon burlesque, se barbouillant de cirage jusqu’au mollet avec rudesse, comme si elle était une chaussure du haut en bas. On commence à rire jaune, en découvrant cette sorte de cruauté pour soi-même, cette violence, et l’on pense également à Jeanne Dielman qui cire par deux fois les chaussures de son fils, avec une attention scrupuleuse dans laquelle se dit toute sa passion (dans les deux sens). C’est d’ailleurs à l’occasion de ce geste que la première fêlure apparaît. On sent que la deuxième fois, elle n’y met pas le même cœur et tout son corps, toute sa physionomie indiquent qu’il va se passer ou s’est déjà passé quelque chose. De fait, un acte manqué vient signaler que le trouble s’est installé : la brosse lui échappe des mains et tombe.

 

Tous les gestes appliqués, aliénés, de Jeanne Dielman, son silence, sa retenue, sont inversés dans Saute ma ville, dans un ordre un peu déconcertant, comme si la liberté extrême du premier film, un court-métrage, avait permis de regarder autrement, peut-être regarder l’autre (une figure maternelle) tranquillement, en prenant son temps, parce que tout avait déjà explosé et qu’on est, pour soi-même, délivré. Jeanne Dielman refait calmement, intérieurement, le chemin de Saute ma ville, nous livrant le drame d’avant, le lent processus de la répétition, de l’enfermement et la maturation d’une révolte qui va également éclater. En effet, tout en étant l’inverse, les deux films finissent également violemment, par la mort ; mais après avoir exploré la piste du suicide, la cinéaste fait l’hypothèse du meurtre. Dans Jeanne Dielman, la femme apparemment si soumise, si silencieuse et parfaite, passive, totalement occupée, laisse échapper un soupir, une jouissance peut-être qui la surprend, ou un désarroi, et tue l’un de ces clients qu’elle reçoit bien sagement chaque semaine, laissant exploser son désir et sa révolte.

 

Dans le premier film, la révolte joyeuse et douloureuse d’une jeune fille pleine de vitalité et de furie, aboutit à un suicide bien organisé, qui est en même temps une explosion : le gaz va faire sauter la ville qu’on ne voit jamais et qu’on imagine détestée par le personnage. Ce sont sans doute les plus vivants et les plus désirants qui ont envie de mourir et de tuer,  paradoxalement, pour se libérer d’obstacles qui pèsent trop lourdement sur leur désir. Dans les deux films, quelque chose de très contenu (le corps de la cinéaste elle-même, dans la cuisine qu’il occupe entièrement, ou le reste du monde, dans la pensée de Jeanne Dielman qui en est toute occupée) doit éclater, se libérer, comme une pulsion irrépressible, une mort/naissance. Jeanne Dielman reste en attente, libérée et incertaine. On ne sait pas si elle sortira jamais de son silence et de sa folie. La cinéaste-comédienne, ou performeuse chante à tue-tête, et pousse un cri joyeux : « saute ma ville ». Il n’y manque qu’un point d’exclamation. Et d’emblée, la liberté apparaît dans cette curieuse syntaxe. On ne dirait pas cela en français. Cela rappelle « saute mouton », c’est un peu elliptique, aussi rapide que « et que ça saute ! », en plus énigmatique et vif.

Invention dans le langage

Akerman invente sa syntaxe dès son premier film, dans les mots, le langage, parfois un peu bizarre qu’elle emploie, entre les langues, un français qui n’est pas tout à fait celui de France, du belge, du néerlandais, de l’anglais. Dans le dernier film au titre anglais, on entend de l’hébreu, de l’espagnol, du français ou du belge et de l’anglais. Avec tout cela, il y a bien de quoi innover dans la langue.

 

 Ainsi, le titre No home movie est singulier. Je ne sais pas si on dit cela en anglais. Ne dirait-on pas plutôt homeless, pour désigner celui qui n’a pas de maison, pas de patrie éventuellement ? On dit familièrement « a no home » pour un « sans domicile fixe ». Dans le rapport entre les langues, l’expression reste ouverte, polysémique. On peut y entendre : un film sans maison, un film SDF, à la fois démuni et très libre, nomade. Pourtant, il se passe entièrement « à la maison » (home) et dans la maison, mais c’est le film d’une femme qui a quitté la maison et ne cesse de bouger, d’aller d’un pays à l’autre, de New-York à Bruxelles, Paris, Israël, etc. La mère elle-même n’est plus dans sa maison et évoque d’autres lieux que la famille, au cours de ses exils successifs a dû quitter.

 

On comprend la relation douloureuse, nostalgique de l’enfant à sa mère, au foyer, à la maison, « home », quittée, retrouvée, quittée à nouveau, sans que jamais elle puisse retrouver une intimité. Elle bouge tout le temps. Si quelqu’un échappe au cadre, c’est bien Chantal Akerman qui ne cesse de passer, alors qu’elle impose ses cadres rigoureux, lourds, terribles souvent, à ses images, à ses personnages et encore plus au spectateur qui est prisonnier de ces cadres (les personnages peuvent en sortir, mais le cadre reste, dominant, fixe, et le spectateur doit attendre que quelqu’un s’y présente à nouveau.

Chantal Akerman, qui occupe pleinement le cadre dans le premier film, le fait exploser (on passe au noir et on devine le reste, on se libère même de l’image). C’est comme si, dès le début, elle était trop grande, trop volumineuse, pour l’espace qui lui aurait été imparti et pour être de ce côté là de la caméra. Il lui faut nécessairement filmer, se tenir hors du cadre pour ex-sister avec le cinéma ; parfois, elle est des deux côtés, à la fois réalisatrice et actrice, trouvant derrière la caméra la liberté de mouvement qui se trouve réduite dans le champ.

Dans No home movie, elle échappe tout le temps, un peu fantomatique : on l’entend, elle passe comme le furet, disparaît très vite, comme si elle ne pouvait, ne devait jamais être « captive » (titre d’un de ses films, d’après La Prisonnière de Proust). C’est un film étrange, du reste que La Captive, dans lequel la femme désirée et retenue prisonnière est d’une irréductible liberté, tandis que son geôlier est captif de son désir et de sa prisonnière, attaché de façon obsessionnelle à ses pas. Chantal Akerman vit son cinéma avec ses cadres et ses hors champ comme une question essentielle autour de l’ex-sistence (ce qui tient hors et peut-être ne vit que d’être à la fois dans le champ et hors du champ, échappe, comme Jeanne Dielman quand elle sort de son appartement, ou Chantal Akerman, personnage, qui sort des cadres précipitamment, dans son pantalon rose plein de fantaisie, ou qui emplit tellement le cadre (dans Saute ma ville) qu’elle le fait éclater littéralement. Elle ex-siste donc, entre présence et absence, dans ce jeu du fort/da qui est au centre de No home movie.

 

Les signifiants des titres suggèrent d’autres pistes. Ma ville/movie/ma vie, mouvement, comme un masculin « movie » pour un féminin « ma vie » ou « ma ville » (celle qui saute ou qu’on saute, parce qu’on est pressé ou qu’on ne va pas s’arrêter sur cette case-là). Comment mettre du mouvement, du film, dans « ma vie », et dans la maison ? Ce mot « movie », plus que « cinéma », « film, » dit essentiellement le mouvement : moves, ça bouge. Si Bresson préférait le mot « cinématographe », insistant sur la dimension d’écriture, peut-être une dimension de construction, le terme « movie » insiste sur le mouvement. Et ce mot sonne bizarrement dans ces films où les plans sont terriblement fixes et les personnages souvent en proie à un rite, à des gestes stéréotypés et appliqués, répétitifs, à un mode de vie peu vivant comme dans Jeanne Dielman. La mère de la cinéaste, quant à elle, est souvent assise, bien qu’on la voie également se lever, parfois difficilement, mettre son manteau, assez lourdement, pour aller faire un tour avec sa dame de compagnie. C’est un personnage qui reste, qui ne change pas, qui est la permanence et la fixité.

 

Le mouvement

Mais le cinéma est l’art d’introduire le changement, faire bouger, exploser, ouvrir le cadre, faire sortir, couper, dans une vie qui serait tellement répétitive, comme un masque figé, sur un veuvage éternel (celui de Jeanne, celui de la mère aussi). Le visage de la mère, précisément, est extrêmement mobile, sur skype, et les ajustements de la distance lui confèrent encore plus de vie, le jeu de passage d’un cadre, d’une pièce à l’autre, donnent également du mouvement : c’est le travail du montage.

L’arbre sur lequel s’ouvre le film est également un spectacle cinématographique total, donnant à saisir une présence très émouvante, un suspens poignant dans lequel le mouvement, avec ce qu’il a de plus violent, de plus terrible, secoue ce petit arbre à la fois si fragile (déjà en partie déplumé) et si fort, résistant au vent. Cet arbre (qui est peut-être une métaphore de la mère) ex-siste à son rocher, à son lieu, un peu suspendu dans le vide, le nulle part, le hors sens, planté au bord du réel, au bord du rien. Cela vit et l’on est captivé par ce moment intense, tragique et beau.

 Le cinéma regarde les choses et les êtres de la même manière, dans un cadre qui n’est peut-être pas très rassurant, malgré son caractère réaliste et commun. Ce cadre épingle les êtres comme des papillons à l’intérieur d’un tableau. Les personnages s’y débattent (Chantal Akerman dans la cuisine de Saute ma ville), Jeanne Dielman, comme cet arbre, contre vent et marées, dans une sorte d’hystérie ici ou de calme inquiétant ailleurs, parce que la lutte est intérieure. 

            Le mouvement est dedans, à sentir dans les déplacements très fins, presque imperceptibles tout autant que dans les gestes violents. Le changement de la mère dans le temps du vieillissement (mais également du rire, de la mobilité des expressions), comme le changement de Jeanne Dielman dans le trouble et sa décision finale, sont des forces aussi violentes que le vent qui secoue l’arbre, même si on ne le voit pas. Il faut accommoder, trouver le bon angle, regarder avec patience, à travers les répétitions, pour découvrir ces mouvements ravageurs et/ou salvateurs.

Movie, c’est peut-être la pulsion, l’énergie, le rythme tant intérieur qu’extérieur, de sorte que la composition est plus musicale, rythmique, avec un travail de sauts, d’ellipses comme dans un jeu de marelle, plutôt qu’un travail d’architecture ou de raccord plastique.

Curieusement, c’est pour acheter des boutons introuvables que Jeanne Dielman sort, afin de réparer un veston que lui a envoyé sa sœur, de Montréal. Comme il vient d’ailleurs, le bouton devient irremplaçable. Ainsi, le bouton est l’objet d’une quête infinie, l’occasion pour le personnage de parler et de raconter enfin un peu de son histoire, de marcher longuement à travers la ville, de faire des rencontres. Vouloir recoudre, c’est voyager, bouger. Mais le bouton ne sera pas trouvé et la liberté qu’il procure, de se déplacer, restera. Il est plus intéressant, en l’occurrence de manquer et de courir la ville pour chercher ce bouton que de le trouver et de refermer la béance. Le montage, dans ce sens, désigne davantage les blancs, les coupures, les séparations, qu’il ne recolle ou recoud, boutonne le film.

 

C’est d’ailleurs avec une paire de ciseaux que Jeanne Dielman tue son client. Elle ouvre, coupe. Ces ciseaux lui ont d’abord servi à couper une ficelle bien résistante qui enfermait un paquet à l’intérieur duquel se trouvait une chemise de nuit (intimité, féminité) commandée par catalogue et qui visiblement a été guetté toute la journée comme seule possibilité de courrier déposé dans la boîte, seule chose adressée à Jeanne Dielman, par elle-même. Le récit organise toute une circulation entre ce paquet bien fermé, la chemise de nuit, les ciseaux de cuisine déplacés, loin de leur lieu d’origine et de fonctionnalité qu’est la cuisine, la ficelle et finalement le cou de cet homme où Jeanne Dielman va planter ces ciseaux, comme pour faire crever un abcès. On ne saura pas si c’est pour avoir supporté sans plaisir (avec quelques soupirs feints) un sinistre accouplement payé, ou à l’inverse si c’est pour avoir laissé échapper une jouissance, de façon inattendue et difficilement supportable (ce que des soupirs et des mouvements de tête trahiraient) qu’elle tue cet homme. Le trouble et le désordre naissent, associés à la coupure. Cut.

 

On retrouve Jeanne Dielman, non rhabillée (elle qu’on a vue sans cesse entrain de se reboutonner comme pour nier son déshabillage de prostituée, éviter tout laisser aller, toute béance et toujours recréer le masque de la femme convenable) en train de méditer, assise à la table de la salle à manger. Elle a cessé de pétrir de la viande, mais on sent qu’elle pétrit une pensée. Les métaphores pourraient dire comment toute cette cuisine finit là : elle se met à table, non pour manger, certes, mais pour laisser parler son acte, avouer enfin ce qu’elle a sur le cœur, solitude et désespoir.

Problèmes de syntaxe : pas de raccords, cuts, changement brusque, allez, on passe à autre chose. Il y a beaucoup d’ellipses dans No home movie, des ruptures, peu de construction mais des avancées par bonds, d’une case à l’autre : plus tard, plus tard, ensuite, ailleurs. Les qualités d’images s’emboîtent et se suivent : skype, plus ou moins net, filmage de documentaire, filmage plus fictionnel, intime, portraits, laisser aller ou cadre rigide. Beaucoup de plans fixes donc, et de séparations, de distances. Et, dans une sorte d’entre deux, intervient un long travelling, un paysage qui défile, un mouvement pur, une sorte de trait qui, à la fois, fait sentir la distance (entre la mère et la fille, entre les lieux et les histoires), et relie. De droite à gauche (si ma mémoire est bonne), comme si on revenait en arrière. Le mouvement dès lors, n’est pas seulement ce qui éloigne : partir faire un film, aller habiter ailleurs, mais ce qui rejoint deux images, deux personnes.

 

Liens et déliaison

Car No home movie est un film sur la relation, entre Chantal et sa mère qui vieillit, qui est malade puis qui va bientôt mourir et dont la narratrice recueille des témoignages, avec qui elle dialogue, retrace des bouts d’histoire, comme une fille qui raconte à sa mère ou avec sa mère, ce qu’a été son histoire, leur histoire.

. Bizarrement, elles ne sont pas toujours d’accord et Chantal raconte davantage que sa mère qui semble avoir beaucoup oublié ou n’avoir pas su ce qu’Elly (si c’est bien ce prénom), a su et a confié à Chantal. Mais les deux femmes ne s’affrontent pas, ne cherchent pas non plus de synthèse. La mère est accueillante, étonnée, chaleureuse, acceptant les histoires que lui raconte sa fille, en riant, séduite. Il n’y a pas vraiment de raccord, mais des points de vue qui se juxtaposent et laissent subsister distance et altérité.

Avec skype, la distance est abolie, dit la narratrice : on est ensemble alors qu’on est très loin. Le monde entier est présent dans la simultanéité. Mais malgré skype, la distance entre les êtres se creuse, et celle entre les histoires, entre les moments de la vie : oubli, déni, absence, mort.

Comment être là ? Comment recoller ? Ne faut-il pas plutôt laisser jouer les images comme des pièces non jointes, qui sont en tension, en rencontre, en suspens de sens ? Il s’agit moins d’architecturer (il y a assez de portes, de volumes clos et de murs pour ça) que de faire bouger, faire aller vers. Il faut rappeler, puisque Chantal Akerman est une lectrice de Proust que le modèle du créateur n’est pas la cathédrale, malgré ce que l’on dit souvent et malgré la structure forte des portails d’entrée et de sortie, mais les robes de Fortuny qui ne séparent pas le buste du reste du corps en morceaux, et unissent le corps dans une ligne et une individualité unique (« Je bâtirais mon livre, je n’ose dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe », déclare le narrateur proustien (À La recherche du temps perdu, édition Quarto, p. 2390-91). Akerman laisse également les images aller de l’une à l’autre, d’une façon qui n’est pas toujours fluide mais organique, poétique, souvent métaphorique, dans le suspens du regard qui attend, reste, cherche, contemple longuement, commence à découvrir quelque chose, continue, arrive à une autre proposition en cherchant l’unité plus vaste qui se transmet, passe d’un cadre à l’autre et d’un film à l’autre.

Le travelling, à la toute fin du film, je me suis enfin dit que c’était peut-être le désert (compris comme une métaphore de la solitude et de la désertification de la vie, selon plusieurs articles) et plus particulièrement une image d’Israël dont il est question plusieurs fois dans le dialogue, comme pays, comme histoire, et comme métonymie du passé d’une famille juive qui a dû s’exiler de Pologne et qui a, malgré tout, été arrêtée, la mère ayant été internée à Auschwitz, où ses propres parents sont morts : une famille qui a souffert de persécution, et où l’on parle encore quelques bribes d’hébreu, où l’on a encore la mémoire de certaines fêtes, même si le père a rompu avec sa judaïté à la mort de son propre père.

Alors, on comprend que, peut-être, le travelling sur un paysage de désert (réel et métaphorique, celui d’une « traversée du désert » pour celui qui souffre et qui est loin de chez soi) ou d’Israël (historique et symbolique, qui porte toute l’histoire de cette famille et de cette cinéaste née de ces exils, de ces pogroms, de ces morts et de ces catastrophes) est le lien.

 

No homme movie

Le film est donc le film d’une apatride, d’une exilée, un film lui-même exilé, sans patrie. C’est un film de nostalgie à l’égard de la maison et de la mère. Mais c’est également un film sans père, puisque aussi bien, la patrie est la terre de nos pères. Ce père est mort depuis longtemps et ce dont on en dit, entre mère et fille, en fait un personnage de rupture. C’est celui qui a rompu avec l’histoire de la famille et avec l’héritage juif, ce que Chantal semble regretter, insistant, à l’inverse sur les fêtes juives, la langue hébraïque qui lui revient. En outre, ce père a retiré Chantal de l’école alors qu’elle s’y plaisait : « si elle est si bonne, c’est que cette école ne vaut pas grand chose ! ») On se dit que le père ne tenait pas sa fille en très haute estime et n’était pas très soucieux de son bonheur et de son destin. Il a créé lui-même un certain désert, en rejetant toute une partie de sa propre histoire et en retirant Chantal de l’école où elle brillait et s’épanouissait. Il y a un désert qui vient de l’histoire et un désert qui vient de l’oubli de l’histoire. Ce désert fait le lien, il faut le parcourir (travel, travelling) pour dire quelque chose de cette histoire à laquelle Chantal Akerman et sa mère ex-sistent : situées par elle et hors d’elle. Ce film sans aucun homme, dit l’absence du père et la difficulté du symbolique, le déni d’histoire et situe, à l’encontre de cette figure plutôt négative, évoquée en creux, le désir d’histoire, de lien, de transmission, de savoir et de judaïté, du côté des femmes.

 

La vérité semble indécidable : qu’est-ce qui fait souffrir, la distance trop grande ou la proximité ? La rupture ou la permanence et les traditions. Faut-il recoudre ou ouvrir ? Le cinéma vit-il de ses coupures et de la séparation entre les plans fixes, ou des travellings rares et libérateurs ? Qu’est-ce que tous ces cadres de porte ? Est-ce le labyrinthe de la maison, pièce par pièce, le morcellement de l’être et de l’existence d’une porte à l’autre, une espèce de passage dans lequel les personnages disparaissent en laissant là le cadre vide, le décor qui seul s’éternise ? Ou bien est-ce la véritable permanence qui est en même temps cadre et ouverture, entre deux par où l’on peut saisir un moment de vie et d’intimité ?

Le cinéma de Chantal Akerman est très énigmatique, silencieux, lourd mais également comique, souvent gaguesque, grinçant, mais également transgressif, libéré, polysémique autant que polyglotte. Il laisse passer les signifiants, les lapsus, les objets qui introduisent une dimension ludique et poétique, font du film un processus de non maîtrise qui capte plus qu’il ne capture, ce qui veut bien s’y faire attraper, captive sans enfermer le regard du spectateur et les personnages.

On s’attache à ce parcours complexe et très intime dont le dernier film No home movie semble donner de nombreuses clés autobiographiques et surtout une véritable poétique permettant de revenir sur les autres films de la cinéaste. Par exemple, le jeu entre les lieux échangés, autour de la psychanalyse, dans Un divan à New York, s’éclaire du travail de distance et de mise en relation entre les lieux, dans le dernier film.

Je ne sais pas si Chantal Akerman a fait une analyse ou si elle s’est contentée de s’en amuser, bien qu’elle ait, selon ses biographes souffert constamment de dépressions et de mélancolie. Elle donne beaucoup à voir et à entendre de cette souffrance, de la névrose et d’un inconscient qui laisse échapper bien des traits, malgré la contention des cadres, dans ces espaces où l’encadrement  est si grand, le langage si maigre, si difficile, l’histoire lente à retrouver contre la fuite et le déni. On a envie de tout revoir parce que ces cadres et ces plans fixes commencent à laisser entendre quelque chose de cette intimité et de ce mouvement passionné qui se transmettent si librement, malgré tout, si audacieusement, dans ces films, à saute image.

 

 

Négation et affirmation

« No home movie », cela pourrait également signifier « pas du home movie », pas du « home cinéma », c’est-à-dire, pas un cinéma de confort, qu’on regarde bien installé à la maison, en DVD, dans une sorte de format pratique. C’est un home movie parce que la maison et l’intimité sont au cœur de son dispositif, mais en même temps un no home movie parce qu’il récuse les facilités du format familier, convenu, des films de loisirs — Bertold Brecht aurait dit « de digestion ».

Le film de Chantal Akerman est « no ». Il est d’abord refus, tentative d’échapper, résistance, même à ce qu’il pourrait être profondément : le film fait à la maison, en famille. Il lui faut être no home cinéma pour être home movie, de façon artisanale, simple, personnelle. Mais peut-être est-il encore refus de cette dimension, parce qu’il cherche à atteindre quelque chose de collectif et d’universel, au-delà du familier, du familial, de la maison singulière. L’histoire collective joue un grand rôle dans l’histoire familiale, alors c’est du « no home », c’est à tout le monde. Et comme cette histoire est une histoire d’exil et d’errance, c’est encore plus « no home » : SDF.

C’est un cinéma qui dit non et qui, par la négation, dit une chose et son contraire en même temps : je vous parle de cela et je le nie, c’est là et en même temps, cela n’a pas lieu d’être. Je suggère tout ce qu’il pourrait y avoir d’intéressant à faire un « home movie » et en même temps, je vous dis tout ce que j’évite que cela devienne. C’est un tiraillement, une tension très dramatique, très vivante, à la fois douloureuse et fertile, parce qu’elle redouble le thème par son envers.

 

Dans les articles que j’ai parcourus rapidement, le témoignage de Claire Atherton, la monteuse (sœur de Sonia Atherton, musicienne et artiste sur laquelle Akerman a fait un film) est précieux. Ces trois femmes constituent du reste une famille artistique, autour de la judéité (écouter les enregistrements magnifiques de musique juive par Sonia Atherton). Claire Atherton parle de ce titre qui reste ouvert et évoque l’arbre secoué par le vent.

 

On parle souvent dans ces articles de « documentaire » et curieusement, le mot ne m’était absolument pas venu à l’esprit. Je n’ai pas du tout vu un documentaire sur une mère ou sur une relation entre une mère et sa fille, mais quelque chose qui relève davantage du poème, de l’essai, d’une œuvre d’art cinématographique, qui ouvre à la méditation autant qu’à une approche sensorielle. Cela raconte une histoire ou montre une pièce de théâtre, de scène en scène, comme un work in progress, construisant tout en déconstruisant, cherchant à atteindre une forme ou un portrait qui ne se finirait jamais idéalement, parce que la personne resterait vivante, in-finie, inachevée. Mais peut-être est-ce un documentaire, si la vie est cette quête de forme, qui ne s’achève jamais. La filmer au plus près de la réalité quotidienne fait sens et œuvre, au-delà de l’aléatoire, de l’inorganisation. Cette tension-là rappelle la quête d’Anaïs Nin qui, dans son Journal confond complètement la vie et la création, si bien que raconter la vie est lui donner forme et que le journal devient le roman, l’œuvre, la totalité dans laquelle la vie se reprend et devient significative. Cette confusion-là est névrotique, c’est celle de l’autofiction d’un Doubrovsky également, mais elle est également novatrice, parce qu’elle met en question les genres, rend poreuses les frontières, dans un constant passage (transgression), un nomadisme créatif.

 

 

7 juin 2016

Dominique Chancé

Les textes en caractère gras sont choisis comme ponctuation par la rédaction. Le titre et les intertitres sont de Dominique Chancé

 

No home movie est actuellement dans les salles. Par ailleurs une rétrospective des films de Chantal Ackerman débute actuellement à Bordeaux à l’Utopia

CHANTAL AKERMAN, UN HOMMAGE AU LONG COURS

Du 16/06/16 au 19/07/16

Chantal Akerman nous a quittés en Octobre dernier. Cinéaste unique, libre, radicale, ses films sont à revoir ou découvrir en prenant le temps ; comme les longs travellings et les plans-séquences caractéristiques de son œuvre. À partir de cette gazette, nous allons vous proposer à chaque fois deux films disponibles dans sa vaste filmographie. Les titres choisis auront une thématique commune

 

 

On pourra lire en complément l’article de jean-Michel Frodon sur la vie et l’œuvre de Chantal Ackerman : http://www.slate.fr/story/107905/chantal-akerman-mort