Danièle Epstein. Dérives adolescentes : de la délinquance au djihadisme. Préface d’Olivier Douville. Collection « Des travaux et des jours » Eres 200 p. 23 euros.

 

Il y a toujours un risque, celui de la causalité, celui du « c’est parce que.. » Si l’ouvrage de Danièle Epstein n’échappe pas totalement à cette critique, il retient notre attention par ce qu’il a de plus précieux, le fruit de son expérience de psychologue et de psychanalyste au sein de la « Protection Judiciaire de la jeunesse »(PJJ), fonction que l’auteur exerça de nombreuses années. Elle assura d’ailleurs, au sein de la PJJ , une forme de référence théorique pour les psychologues exerçant au sein de cette institution.

 

La question de l’engagement djihadiste des adolescents des banlieues pose évidemment question . Un certain nombre d’analystes dont Danièle Epstein cite les travaux, tentent d’éclairer ce phénomène . C’est le cas de Fethi Benslama, Olivier Douville qui a écrit l’introduction, Marc Nacht, Roland Gori etc. Il est clair qu’il serait tout à fait inexact de réduire l’engagement djihadiste à la grande détresse des banlieues ; de nombreuses études ont montré une complexité bien plus étendue du phénomène qui n’est d’ailleurs évidemment pas le seul fait de la France et bien différent sans doute à Paris et au Proche Orient.[1]

 

Mais si les faits ont montré que ceux-ci pouvaient bien provenir de divers milieux et pas toujours de jeunes des zones dites défavorisées, il ne s’agit pas non plus d’ignorer l’écho que cette propagande y rencontre. Danièle Epstein apporte ici une pierre à la réflexion tentée par d’autres analystes. Aucune n’est l’Explication ultime mais chacun tente d’apporter sa pierre à la compréhension du phénomène.

 

Au-delà même de ces dérives terroristes, c’est l’évolution de la société française dans son ensemble qui constitue l’objet de ce livre. Comme l’écrit D. Epstein : « Après plusieurs décennies de luttes, d’espoir, de désillusions, la raison comptable, la logique technocratique et la politique sécuritaire quadrillent nos fonctions, les « engrillent » et les évident au profit de protocoles standardisés, assassinant ce qui en fut l’esprit ».

 

Danièle Epstein évoque cette histoire édifiante qui se déroula il y a de cela quelques années : Madame Y directrice départementale de la PJJ lors d’une allocution « brillante » selon les mots de l’auteur, en vint pourtant à cette conclusion : « Le travail de Danièle Epstein est précieux » avant d’ajouter « il a toute sa place au musée de la PJJ , car cette réflexion est la marque d’une époque aujourd’hui révolue ». Sans doute avait-elle en tête, en prononçant ces paroles, la mise en œuvre dont elle se voyait l’exécutrice, d’une nouvelle orientation de son administration. Celle-ci fondée sur la RGPP, la Révision Générale des Politiques Publiques, devait en effet trancher dans les fonctions effectuées par l’État entre celles que ce dernier avait effectivement pour mission prioritaire d’assumer et ce qui pouvait être confié au privé. Objectif louable sans doute mais dont l’application déboucha avant tout sur une conception uniquement gestionnaire des tâches régaliennes. Tout, y compris la santé, entrèrent dans cette vision étroite des mécanismes régulateurs de la société.

 

On ne sait si Madame Y a finalement pris conscience du processus dans lequel elle s’était engagée, toujours est-il qu’à la veille d’une réunion de sa direction, elle devait se jeter par la fenêtre et prononcer ces mots : « La RGPP m’a tuée. »

 

Ce qui est important , me semble-t-il, dans le travail de Daniel Epstein, ce n’est pas tant la dénonciation de cette dérive qu’elle n’est pas, de loin, la première à faire hélas et ceci dans bien des secteurs, mais repose bien d’avantage sur l’analyse des ambiguïtés contenue dès le départ dans l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs, ordonnance qui a présidé à la création de la PJJ et son fonctionnement ultérieur.

 

Celle-ci , si elle inscrit la sanction l’acte délictueux de l’adolescent dans une visée éducative, ce qui est est à mettre à son actif , est loin de répondre de façon satisfaisante aux problèmes posés par la violence des mineurs. Le fait que beaucoup de postes de psychologues furent pendant de longues années occupés par des psychanalystes a permis que s’institue progressivement une autre approche bien différente prenant en compte la parole de l’adolescent délinquant.

 

Mais, on voit bien en relisant la loi, que le rôle assigné au psychologue dans ce cadre initial n’est pas celui qui guide la conduite des analystes et que ce rôle est avant tout de fournir un bilan psychologique au juge afin que celui-ci, par des mesures adaptées de « rééducation », conduise in fine l’adolescent sur le bon chemin. Si cet objectif n’est pas absent de l’horizon du psychanalyste, sa démarche vise surtout à permettre à l’adolescent de sortir d’une logique délinquante, en l’obligeant à rencontrer , bien malgré lui, un être humain décidé à entendre cette parole tout empreinte soit-elle de confusion et de rage.

 

Cette conception éducative, issue des réflexions du Conseil National de la Résistance, reste évidemment préférable à une action purement répressive. Cette dernière conduit inéluctablement à assimiler l’acte délinquant de l’adolescent ou du jeune adulte à un acte commis par un adulte. Mais bien que combattue, par les tenants du tout répressif , la vision éducative issue de l’ordonnance de 1945 constitue un pis-aller. Balayant le travail des analystes, résolvant l’ambiguïté du côté du savoir à tirer de l’adolescent, afin d’éclairer la décision du juge, l’évolution actuelle conduit à une impasse dont la société souffre aujourd’hui dans des domaines qu’elle pensait réformer voir transformer. Que les analystes aient été plus ou moins chassés des institutions et notamment de la PJJ en constitue sinon une des conséquences les plus visibles au moins l’indice éclairant d’une régression.

 

On se gardera bien de tirer des conclusions hâtives. Que peuvent, sinon au cas par cas, quelques professionnels formés à la réflexion psychanalytique face à cette violence qui surgit, incontrôlable. Par contre il n’est pas inutile, s’appuyant sur la place de la psychanalyse dans la société considérée comme un indicateur fiable de l’évolution des sociétés contemporaines, de constater que les solutions prônées aujourd’hui s’avèrent de plus en plus régressives , chaque étape de l’escalade répressive se révélant insuffisante en entraîne une autre dans la même voie en impasse et ceci dans un processus qui paraît sans fin. Les analystes ne peuvent que mettre en garde contre cette orientation aux relents inquiétants. C’est à ce titre que ce texte doit être pris en compte d’autant qu’il ajoute à cette réflexion d’autres éléments tout à fait pertinents concernant tant le phénomène de mode qu’a constitué un temps l’ethnopsychiatrie que cette persistance de l’enfant Roi qui semble constituer encore aujourd’hui et bien à tort, pour les enfants comme pour leurs parents et leur entourage, le maître mot de l’acte éducatif..

 

 

[1] . « L’Office européen souligne le nombre croissant de personnes connues pour des faits de terrorisme et qui ont, par ailleurs, des liens avec des formes graves de délinquance : sur 816 combattants étrangers identifiés durant les six premiers mois de 2016, 67 % avaient eu auparavant des activités criminelles (trafics de drogue, d’armes à feu, d’êtres humains). » Le monde du 5/12