Une traversée spirituelle et psychanalytique

La quatrième de couverture me laissait dubitative, avec un mélange de désir de lire, et une sensation de jugement négatif a priori. Mais il faut se méfier de ses à priori.

"Le point de capiton d'une cure lacanienne, panser ses mots ou penser ses mots, rien n'étant écrit d'avance" ... Je craignais un livre un peu laborieux, un peu "obsessionnel", fait des " bondieuseries" d'une "bonne sœur" se penchant sur la théorie lacanienne, s'épargnant la question sexuelle, et s'évitant le réel par la croyance- et autres poncifs conventionnels sur la religion.

Il n'en est rien.

L'écriture un peu studieuse et précautionneuse au début, se lâche, se libère, et nous entraîne dans le voyage d'une cure, passionnant, déroutant, semé de surprises, avec ses douleurs, mais aussi ses mouvements, les échos ou relances provoqués par l'humour tranchant ou décalé de l'analyste. ( "les rêves sont de beaux jaunes d'oeufs, magnifiques!" )

Nous entrons dans l'histoire, dans la vie de cette femme attachante et érudite, née en 1933, date de l'avènement du troisième Reich. Elle jongle entre les pans de son histoire et les concepts qu'elle attrape pour éclairer son vécu, qu'elle triture et qu'elle éclaire. Les carences d'amour, l'absence d'hommes, l'angoisse de mort, la "menace de mort ou la rage de vivre" et l'écriture comme échappée belle. Elle n'a pas peur, ni d'écrire, ni de regarder ce que l'écriture dévoile, elle n'a pas peur de confronter sa foi aux fantasmes et aux vacillements de la cure: aspects complexes de son premier acte religieux, le sentiment de sentir une présence, mais aussi des questions en suspens auxquelles elle se confronte: " quête de la sécurité, du réconfort et de l'amour qui me faisait défaut? Compensation ou fuite d'un réel sur lequel je ne parvenais pas à prendre pied? Refuge illusoire dans un monde imaginaire qui me protégeait des mondanités de mon entourage et compensait, du même coup, un sentiment d'incommunicable solitude?..."

Rien n'échappe au scalpel de son écriture chirurgicale, précise, fluide, fragile et forte à la fois, peu marquée de sentiments pourtant, qui ré-invente encore et encore, met en cadence et en rythme son analyse dans un après-coup. Elle compose son livre comme une variation - les variations Goldberg de J.S. Bach, qui ont signé son retour au piano : "au commencement étaient l'insu", "l'Unbewust" jusqu'au temps de " la capacité créatrice du désir et de son insu, au-delà de l'enfermement dans le cercle des symptômes."

Elle nous entraîne dans la " béance de son désir en suspens."

Elle découvre au détour de son adolescence, dans une institution religieuse ou en colonie de vacances, une "autre famille", des Mères à l'esprit large, ou des résistantes. Ce milieu de vie lui devient plus familier que sa propre famille, mais dans un monde exclusivement féminin. Elle effleure pudiquement les " situations ambiguës, troubles, ravageuses" ou sa " terreur secrète" trait révélateur de sa "pudibonderie", " fragments jaillis de l'ombre". Un parcours qui la laisse encalminée aux portes du sexuel, " à son insu". On comprendra donc que sur ce point-là elle ne pourra pas aller au-delà.

Passionnée de musique et par la philosophie, pianiste comme sa mère, elle dit avec humour de son entrée au noviciat: " je n'avais pas entendu des voix, mais j'avais la certitude d'avoir trouvé ma voie."

Elle parle de fulgurance, de coup de foudre, de besoin inconscient d'identification, elle chemine dans les méandres de son choix; on peut s'émerveiller que son analyse ne la "conduira à n'évacuer aucune de ces hypothèses, ni leurs ambiguïtés." Mais aussi et surtout elle nous entraîne dans le choc de l'enfermement irréversible, au croisement de deux mondes, choisi, à son insu, mais pas seulement. L'angoisse qui surgit, elle l'apparente à un saut dans le vide. Elle ressent et évoque dans cet après-coup les pans de sa vie d'avant qu'elle laisse derrière elle, sa famille, la musique, le piano. (Avec lui, l'instrument, elle renouera bien plus tard, après le début de son analyse, il aura attendu 47 ans.)

Elle entreprend par la suite des études de philosophie sur une intuition de sa mère, qui pousse l'idée, alors qu'elle a jusqu'ici laissé sa fille "pousser seule", livrée à elle-même. Nous suivons pas à pas, au fil de sa vie et des signifiants qui la structure, ses cheminements de religieuse et de philosophe, sa tentative interrompue de travail sur le parcours d'Édith Stein, d'origine juive, convertie à la religion catholique puis devenue carmélite. Ou encore son voyage initiatique en Israël, sur fond de guerre du Kippour, ses découvertes cosmopolites entre le mur des lamentations et l'esplanade des mosquées, son " retour aux sources chrétiennes sur la terre de la Bible hébraïque": apprentissage de l'hébreu, découverte d'une vie communautaire de partage entre croyants de différentes appartenances religieuses et non-croyants, ponts tendus, émulation intellectuelle ressourçante, elle qui avait déjà une sensibilité exacerbée à la question juive.

Cette expérience sera aussi celle de rencontres et de la surprise du sentiment amoureux, amour passionné et impossible avec un de ses amis proches, frère dominicain. Elle découvre sa capacité à aimer et être aimée tout en acceptant l'impossible et la contradiction de cet inattendu. Mais elle va en payer le prix cher, bien que cela ne soit pas dit ou écrit tel que je l'énonce, j'accepte de prendre le risque de me tromper en l'écrivant. Alors qu'elle décide de rester à Jérusalem et d'en faire la demande à la haute hiérarchie de son institution, sa demande est refusée, accompagnée de ces mots laconiques en guise de réponse: " vous n'êtes pas faite pour Jérusalem. Vous y êtes trop heureuse!" Fin de non-recevoir atroce et criante. Il est impossible d'aller vers son désir, il y a toujours quelqu'un pour vous en empêcher.

La révolte et le choc dévastateur qui en résultent la pousseront à s'isoler, puis à quitter l'institution à laquelle elle appartenait, enfin de prendre la décision bien des années plus tard d'entreprendre une analyse.

Avec ce refus irrévocable, une nouvelle chute, une déchirure inattendue s'ouvre; elle va réactiver son angoisse répétée de perte liée à l'absence, scène qui va se jouer dans le transfert pendant des années.

Son parcours sera fait de moments répétitifs de cette sensation de perte irrémédiable, de solitude absolue où il est impossible de faire appel à quiconque.

Elle le nomme dans sa signification freudienne "Hilflosigkeit", ce qu'elle traduit par "détresse originaire liée à la perte de l'aide."

Le texte se poursuit avec une mise en perspective de son histoire au détour de son étude de la vie d'Édith Stein, sur laquelle elle se penche de nouveau après ses études, lors d'un tour de son analyse, avec dépassement de cette incapacité à aller au bout de ses projets, cette fâcheuse tendance à abandonner. Le texte y perd un peu de sa légèreté et de sa fluidité. Mais cette digression, ce retour d'écriture dans l'après-coup de l'analyse, est nécessaire à l'auteur afin de signer son texte. Il lui permet d'accoster, par le biais d'une autre, dont le tissage historique est parfois si proche ou similaire du sien par certains points, les questions très complexes de son choix identitaire, du judéo-christianisme - confrontation à la question juive et ses relations au christianisme - des fossés insondables entre les religions. Ou encore celle de la vocation, de Dieu, de la mort, toutes permettant d'approcher le concept de Réel.

Son mémoire avorté avait d'ailleurs pour titre "itinéraire spirituel d'Édith Stein". Édith Stein a rompu avec sa famille en épousant la religion catholique, puis en intégrant l'ordre du Carmel. Elle-même a rencontré la religion juive et une terre de cultures en Israël. Édith est morte de s'appeler Stein, en 1942, dans les camps de la mort d'Auschwitz-Birkenau.

La mort et la solution finale tentant d'éradiquer la différence.

La vocation, entre ce qui ne peut se dire et ne saurait pas plus d'écrire, échappant à toute tentative de savoir, dépassant le champ de l'interprétation, loin des certitudes dogmatiques et d'une croyance sacralisée, d'une vérité s'érigeant en absolu, ou d'une révélation mystique. Un acte touchant les limites de l’inattendue, l'impalpable. Une décision qu'elle dit bornée par "un avant, dont le point de départ s'avère insaisissable; un après, dont les conséquences sont imprévisibles." (P. 180.)

Ce qui la conduit à ces questions justes: " le dieu des juifs, le dieu des chrétiens, le dieu des musulmans serait-il voué à n'être qu'un malentendu? Et si ce Dieu était l'Insu?"

Il lui faut ce passage par le parcours spirituel d'Édith Stein pour prendre le risque et avoir le courage de questionner sa propre vocation, au bord de l'impossible.

 

À la fin de l'analyse, la "bonne sœur" est morte, écrit-elle, mais elle continue de croire, elle est libre, capable d'ouvrir de nouvelles portes au travers d'un regard autre sur sa propre histoire, l'accès à la "bonne chance qui se profile à l'horizon de son désir et de son insu", ainsi que la perte de l'amour de transfert. Elle nous offre la métaphore d'une cabane de pêcheur sur le fronton de laquelle est écrit: ne cède pas sur ton désir... Le seul geste qui compte étant de se mettre en marche.

 

 

Ce texte est une belle découverte, écrit comme un roman, teinté de philosophie, de références à Sainte Thérèse d'Avila ou encore Baruch Spinoza, en passant par Edmund Husserl. Lors de cette traversée, elle tente d'approcher les concepts trouvés sur le trajet de son expérience analytique, notion à laquelle elle se réfère souvent: l'importance de penser à partir de son expérience. Enfin, c'est le livre d'une renaissance et d'une autre vie.

Contrairement à ce qu'écrit Denis Diderot, dans Jacques le fataliste et son maître, "tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut", elle révèle dans son expérience combien le langage nous structure à notre insu; "c'est avec des bêtises que nous allons faire l'analyse et que nous entrons dans le nouveau sujet qui est celui de l'inconscient."