Des fondations inéluctables mais explosives

Pierre Bruno nous propose un livre intitulé :

« Lacan passeur de Marx, l'invention du symptôme. »

Gérard Bonnet nous en propose un autre :

« Les Idéaux Fondamentaux. Des fondations inéluctables mais explosives. »

Ces deux livres de belle qualité participent du prix oedipe 2010.

On ne s'attend pas avant de les lire à une quelconque « complicité ».

Le rapprochement s'impose quand il apparaît que l'un et l'autre traitent au fond du même sujet et que leurs conclusions ne sont peut-être pas aussi éloignées que nous pourrions l'imaginer.

Leur démarche d'abord, a un goût de « frérocité » qui saute aux yeux comme brillance aveuglante, dont il nous faut faire notre miel sans nous laisser aveugler.

Cette brillance aveuglante s'impose dans un premier temps comme la clé de voûte qui pourrait enfin tenir l'ensemble.

Le lecteur se refusera à jouer scolaire en ânonnant péniblement les signifiants qui s'organisent.

La clé de voûte : celle qui pourrait manquer à la structure, la voilà bien plantée.

Elle s'accompagne d'applaudissements et de soulagements.

Toutes ces pierres brinquebalantes qui finissaient par donner le tournis, trouvent ce qui les stabilise. On peut croire pendant quelques secondes au miracle en s'écriant : « mais voilà ce qui manquait ».

Le naïf, qui nous constitue, dévoile le bienheureux.

Ne croyez surtout pas que l'instance surmoïque se montre menaçante.

Bien au contraire, elle dévoile sa forfaiture en laissant sous-entendre que cette clé de voûte pourrait jouer le rôle du symptôme qui vient nouer le réel, le symbolique et l'imaginaire. Une avancée du côté de la preuve, du côté de ce qui nous fait nous contorsionner du côté de la science « plus scientifique que moi tu meures ».

Cette science si chère à nous, si pauvres en poésie.

Pour pouvoir lire sereinement ces deux livres, il nous faut tout simplement avoir toujours à l'esprit que la clé de voûte, la plus solide du monde, n'a jamais empêché la cathédrale de s'effondrer.

DEUX FICTIONS

Gérard Bonnet nous organise une visite côté cinéma en illustrant son propos avec un film des frères Dardennes : « La promesse ».

Pierre Bruno, plus décalé dans le temps, nous promène côté théâtre avec un retour sur Bertolt Brecht et sa pièce terminée en octobre 1931 « Sainte Jeanne des abattoirs ».

Les deux histoires se côtoient, s'opposent et se confondent.

Igor le petit ado du film a comme modèle un père-ordure idéalisé. Il le suit dans toutes les petites saloperies qu'il fomente. Son destin semble scellé.

Jeanne, dans la pièce de Brecht, présente une face de pureté face à un capitaliste corrompu, le nommé Mauler. Elle espère humaniser cet homme qu'elle aime, on ne sait de quel amour.

Jeanne contrairement à Igor va faire « fausse route ».

Igor et Jeanne sont tous les deux confrontés à l'exploitation la plus éhontée de l'homme par l'homme. A l'époque de Brecht, on parlait de classe ouvrière, aujourd'hui on parle plus volontiers de l'immigré, et surtout de l'immigré clandestin.

Classe ouvrière ou immigrés clandestins c'est du pareil au même. Les uns comme les autres subissaient ou subissent « la prédation capitaliste » quelque soit le masque qui la maquille.

Igor est témoin du sort que son père fait subir aux clandestins, Jeanne est témoin du sort que les tyrans argentés font subir aux ouvriers.

Igor va basculer lors d'une scène d'horreur (la mort d'Hamidou). Cette scène brutale et cruelle précipite l'ado du côté d'Hamidou.

Le père s'effondre à terre comme pourriture arrivée à maturité. Le fils saisit la lâcheté du père ce qui entraîne sa désidéalisation.

Igor se sauve en échappant à l'emprise du père. Il reconnaît Hamidou comme un être humain dont la vie est précieuse.

Jeanne va basculer dans le délire face à l'horreur qui se dévoile au moment où elle est confrontée à son aveuglement « Ce qui fait l'aveuglement de Jeanne… c'est de se trouver réduite à incarner le bien, à ne rien savoir du mal ». Jeanne ne peut plus se sauver, elle trouve refuge dans la folie.

Igor par un processus de « réengendrement » dont les fondements sont « inavouables », opère des passages vers les Idéaux Fondamentaux selon Bonnet. Ces idéaux n'impliquent aucune transcendance.

Jeanne trahie et se trahissant elle-même, n'a plus comme issue que la « psychotisation » et la mort.

BONNET ET BRUNO SEMBLENT S'OPPOSER

Igor par un processus de « réengendrement », qui n'a rien d'idéal, semble échapper à la division du sujet. Sa marche en avant n'est pas garantie par un vouloir savoir. Il franchit les étapes de sa sexualité et peut in fine dire la vérité. Une vérité qu'il connaît et qui n'a rien à voir avec une abstraction mutilante.

Il semble que Bonnet fasse coïncider maturité génitale et Idéaux Fondamentaux.

Jeanne semble paralysée quant au choix. Pour Bruno elle se trahit car elle est prisonnière de sa « vérité subjective ». Sa subtilité s'inscrit dans une démarche purement intellectuelle. Elle ne veut pas savoir et va le payer très cher.

Ce ne pas vouloir savoir la préserve dans un premier temps de sa division de sujet et donc des choix que lui imposerait cette division.

Ce ne pas vouloir savoir nie paradoxalement la division du sujet tout en privilégiant une part qu'elle divinise dans la trahison.

Pour Bonnet ce sont les affects, le sexuel et ses méandres qui originent les idéaux fondamentaux. Le choix ne dépend pas d'une décision purement intellectuelle, mais plutôt d'une indécision quant à l'inceste. La vérité pour lui est un indécidable qui fuse comme réponse à l'impossible d'une jouissance incestueuse, qui n'accomplirait en rien une maturité génitale.

Pour Bruno c'est le refus de savoir à partir du « tu peux savoir » qui entraîne Jeanne à sa perte hors la pente du désir. Elle n'est plus que le jouet de sa division qu 'elle refuse « les actions de Jeanne seraient déterminées par le songe creux que sa bonté est capable de prouver aux mécréants que le mal n'existe pas ».

Ne pas pouvoir choisir garantit un effondrement irrémédiable.

Elle finira par tout perdre y compris la raison.

L'alternative n'est pas entre le bien et le mal « le bien de Jeanne ne vaut guère mieux que le mal de Mauler ». Le débat est ailleurs pour Bruno, il se joue entre Eros et

Thanatos. Ce dernier finit par l'emporter chez Jeanne.

C'est le rapport du sujet au savoir qui est posé par Bruno avec Jeanne.

C'est le rapport du sujet à la vérité qui est posé par Bonnet pour Igor.

Que dit Bruno « Pour qu'il soit possible de tirer les conséquences d'un savoir, il faut que le savoir ait aboli le mirage de la vérité, soit ce qui convient au sujet pour continuer à se tenir innocent. » ?

Pour Bonnet c'est le contraire, c'est la vérité comme choix ultime pour échapper à l'inceste qui permet au sujet d'en assumer toutes les conséquences.

Pour Bruno, Jeanne refuse de savoir au nom de sa vérité subjective « la neige est le linceul de ce savoir ». Elle va être confrontée aux conséquences de ses actes et mise en présence d'un réel, qui s'impose comme un savoir, qu'elle n'a pas voulu entendre en lui préférant la vérité « ajustée au pli de son fantasme ». La psychotisation est sa seule issue salvatrice. Elle est remise à sa place par le réel, qui faisait déjà signe sous le fantasme de la vérité subjective.

Pour Bonnet au contraire, la vérité permet à Igor d'affronter un réel, qui l'affranchit du réel innommable, qui aurait pu surgir de dessous le voile levé de la vérité.

Jeanne rejoint Igor au seuil de la mort, au moment où lui enfin peut commencer à vivre.

Jeanne meurt en reprochant à Mauler « ce qu'elle se reproche à elle-même ».

Bruno rejette « l'imposture » de la promesse d'une suppression de la division subjective du sujet : « reste cet être unique et divisé ».

Bonnet s 'éprend du moi réengendré comme toute saveur gustative s'éprend d'une bouche. Il n'aborde jamais la question du sujet divisé.

Mais in fine y a-t-il vraiment opposition entre le moi qui se réengendre, qui se réenfante et le sujet divisé ?

C'est la question du choix qui semble s'imposer aux deux psychanalystes :

Un moi qui s'implique, se sauve en se réengendrant par la vérité qu'il promeut.

Un sujet divisé qui assume sa division, qui ne la repousse pas au nom du bien et qui est conscient des conséquences de ses actes.

CONCLUSION

Pourquoi Igor fait-il ce « choix » ? Est-il touché par la grâce ?

Pas du tout, ce « choix » dépendra des circonstances, des événements qui viennent « réveiller » en lui ce qu'il y a de plus archaïque dans le « choix du respect de la vie »- Le maternel selon Bonnet.

Pourquoi Jeanne fait-elle ce « choix » ? Elle refuse la division du sujet. Elle est du côté du bien et reste convaincue que toutes les âmes peuvent être sauvées. L'homme est bon parce qu'elle se pense bonne. En fait elle et Mauler sont les deux faces d'une même médaille.

NUANCES

Il ne sert à rien de se savoir divisé ou de connaître les conséquences du choix, que le sujet s'impose, en fonction de sa division, si ces conséquences le laissent de marbre.

C'est là où Bonnet complète Bruno. Sans le respect de la vie de l'autre à quoi pourrait bien servir un savoir sur la division ?

Au fond savoir et Idéaux font la paire. L'un ne saurait se passer de l'autre ?