Des fondations inéluctables mais explosives
Bibliothèque de psychanalyse
Psychanalyste à l'Association psychanalytique de France, Gérard Bonnet est directeur de l'École de propédeutique à la connaissance de l'inconscient, où il enseigne la psychanalyse à un large public. Il a publié de nombreux ouvrages en psychanalyse, dont Le remords. Psychanalyse d'un meurtrier (PW, 2000), Voir. Être vu (PUF, 1981, 2005), et La perversion. Se venger pour survivre (PUF, 2008).

Vérité, liberté, respect de la vie et de la dignité humaine, beauté,-. '
Que pense la psychanalyse de ces idéaux fondamentaux qui sont indispensables à l'existence collective au niveau mondial et dont beaucoup
se réclament aujourd'hui à juste raison ?

Depuis Freud, les psychanalystes ont rarement traité la question de peur
de tomber dans un certain moralisme. Pourtant, qu'en serait-il de leur
propre existence s'ils ne plaçaient pas l'idéal de vérité et une certaine
idée de l'homme à l'horizon de leur pratique ?

S'appuyant sur une approche psychanalytique rigoureuse, axée sur la
clinique, cet ouvrage répond à ces questions en démontrant deux faits
majeurs trop souvent méconnus. C'est à l'adolescence que le sujet humain
se trouve dans les conditions voulues pour reprendre à son compte les
idéaux les plus fondamentaux, et il les affirme souvent alors avec une
détermination bouleversante. Et ce n'est pas seulement en relation au
père comme on le dit souvent. L'adolescent les retrouve d'abord dans un
rapport secret et indicible à une mère idéalisée. D'où la force, et aussi les
ambiguïtés dont ces idéaux sont porteurs.

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Gérard BONNET Les idéaux fondamentaux
Des fondations inéluctables, mais explosives
PUF, Collection « Bibliothèque de Psychanalyse »,
Juin 2010

L’ouvrage que nous propose Gérard Bonnet apporte un éclairage psychanalytique nouveau à la question des idéaux. En effet, si la psychanalyse s’est intéressée aux idéaux collectifs et aux idéaux narcissiques, elle n’a pas étudié de front ce que Gérard Bonnet appelle les idéaux fondamentaux : la vérité, la fidélité, la beauté, la tendresse, le respect de la vie humaine, la justice, la pudeur, la liberté, etc. Freud considérait qu’ils allaient de soi : mais peut-on en dire autant aujourd’hui ? Car certains d’entre eux sont au fondement même de la psychanalyse et celle-ci ne peut se dispenser d’y réfléchir.

Partant de la clinique et de faits actuels, Gérard Bonnet cherche à les définir et à préciser quelle est leur origine, leur signification, comment intervient leur mise en place et leur fonction dans la vie psychique. Il en démasque la double face, les effets porteurs et destructeurs, tant dans la vie psychique que dans la vie collective. La progression théorique est soutenue par l’analyse du film La promesse des frères Dardenne, qui sert de ligne transversale à l’ouvrage. Les mêmes exemples cliniques, utilisés en leitmotiv, viennent régulièrement étayer les développements théoriques. L’analyse d’évènements contemporains apporte une dimension très actuelle à la réflexion, de même que le recours régulier à des personnages illustres ou à des œuvres artistiques picturales, littéraires ou philosophiques. Il en ressort que les idéaux fondamentaux sont à la fois les plus ancrés dans la vie psychique et les plus difficilement accessibles. Ce sont les plus personnels et en même temps les plus universels.

Gérard Bonnet aborde en tout premier lieu le processus d’idéalisation comme mode d’accès au plaisir. Etant le fruit de ce processus primaire inconscient, tout idéal est sexuel. Il existe toutefois une inadéquation indépassable entre le processus et l’objet idéalisé. Toute confusion entre l’idéal et une réalité ou une personne quels qu’ils soient pose problème. L’auteur distingue quatre modalités de l’idéal : les idéaux fondamentaux, les idéaux partiels qui dominent l’enfance, les idéaux sociaux et collectifs qui structurent la vie adulte, et les idéaux narcissiques.

Les idéaux fondamentaux sont premiers dans le processus d’idéalisation et à la base de tous les autres. Ils ont leur source dans les premiers moments de relation avec la mère, dans le cadre du narcissisme primaire. Ils procurent alors une sensation de plénitude qui va être idéalisée par l’enfant et recherchée pour elle-même. Si le sujet éprouve l’impression que les idéaux fondamentaux n’ont pas été respectés, ils s’inscrivent en négatif. L’idéal de vérité deviendra alors amour du mensonge, l’idéal de beauté donnera l’envie du saccage, l’idéal du respect de la vie stimulera l’envie de meurtre et l’idéal de tendresse se transformera en actes de violence.

C’est à l’adolescence que les idéaux fondamentaux font irruption suite à une poussée à l’idéalisation et à la crise des idéaux propres à cet âge. En analysant le film des frères Dardenne, intitulé La promesse, Gérard Bonnet montre le rôle décisif que joue souvent un évènement qui fait miroir à la situation vécue dans la prime enfance et qui est demeurée active dans l’inconscient. Il fait surgir chez l’adolescent un fantasme de ré-engendrement de lui-même, dans et par la mère originaire idéalisée, retrouvée à travers une autre personne présente dans l’évènement déclencheur. L’auteur y voit la matrice de l’idéalisation. Le sexe maternel joue un rôle capital dans ce processus et constitue le noyau de référence des idéaux fondamentaux. L’investissement du fantasme de ré-engendrement incestueux permet à l’adolescent de valoriser son propre sexe dans sa dimension idéale et d’affirmer sa différence, en investissant les idéaux narcissiques. Vient ensuite l’investissement des idéaux collectifs permettant l’accès au social et au politique.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les idéaux fondamentaux dans la clinique et dans la vie collective. Gérard Bonnet montre les ravages provoqués par les idéaux, quand ceux-ci se transforment en objets destructeurs ou persécuteurs. Le sujet en devient la proie et en jouit en négatif. Dans la clinique des névroses, c’est le cas pour Sonia et Marianne victimes d’un idéal fondamental devenu exclusif et transformé en objet persécuteur. C’est le cas aussi pour Didier et Christine, auteurs de meurtres pathologiques, provoqués par un idéal fondamental devenu négatif. Le passage à l’acte en témoigne qui cherche à le restaurer dans une mise en acte qui comporte une double méprise sur la personne et sur l’objet. A l’inverse, les pervers prennent plaisir à bafouer les idéaux, que ce soit l’exhibitionniste face à la pudeur, le violeur face à l’intégrité, ou le nécrophile face au respect des morts. On constate avec Don Juan et Sade, que c’est souvent du fait qu’un idéal fondamental a été défaillant dans leur propre histoire.

Dans la vie collective, les idéaux collectifs peuvent entraver la mise en place des idéaux fondamentaux ou entrer en conflit avec eux. Beaucoup se soumettent aveuglement aux idéaux collectifs faute d’avoir pu assumer certains idéaux fondamentaux et ils font alors le jeu du groupe social. Gérard Bonnet analyse sous cet angle la solution chrétienne et ses risques. En survalorisant les idéaux du groupe, elle accentue le refoulement des conflits personnels. Il existe deux autres solutions extrêmes où les idéaux fondamentaux sont traités de façon opposée : l’attentat suicide et la recherche du Nirvana dans l’expérience bouddhiste. Dans l’attentat suicide, l’idéal du respect de la vie est bafoué au nom de l’idéal du groupe. Le jeune kamikaze met en scène l’explosion de l’idéal fondamental dans sa propre mise à mort et celle de ceux qu’il agresse. Dans la recherche du Nirvana, on assiste aux retrouvailles avec les idéaux fondamentaux tels que vérité, beauté, bonté, mais c’est au risque d’un retrait de la réalité et d’une extinction du désir humain. A l’opposé du kamikaze, le bouddhiste cultive l’idéal fondamental pour lui-même pour en désamorcer la teneur explosive. Par contre, l’artiste en accepte les risques : à travers son œuvre et toute sa vie, il revit le fantasme de ré-engendrement dans un mouvement de retour aux sources qu’il veut rendre libérateur.

Dans une partie de l’ouvrage plus théorique, l’auteur étudie les idéaux fondamentaux à la lumière de la métapsychologie freudienne. Il passe en revue les principaux idéaux en se référant aux auteurs qui les ont privilégiés : par exemple Meltzer, Sami Ali et Rosolato pour l’idéal de beauté ; Dolto pour la vérité ; Spitz pour la fidélité. Pour chacun, il montre les différences entre leur version fondamentale, narcissique et collective. Suit une réflexion sur la place de l’idéalisation dans la seconde topique. Parmi tous les dédoublements du Moi, Gérard Bonnet fait émerger le Moi de l’idéalisation ou Moi idéaliste, défini comme le Moi de l’enthousiasme ou de l’engagement aveugle. Héritier du moi tout puissant, il sert d’intermédiaire entre le Moi et les objets promus par les instances Idéales. L’auteur fait une analogie intéressante entre l’accès au plaisir idéal et la pulsion partielle : dans l’idéalisation, la poussée est incarnée par le Surmoi, la source par le Moi Idéaliste, l’objet par un objet incarnant l’idéal, et le but par le plaisir affectif spécifique qui en résulte. Le clivage entre le Moi idéaliste et le Moi réalité permet d’utiliser le dynamisme des idéaux fondamentaux et de se protéger de leurs débordements. Son repérage dans la cure est donc capital.

Dans un dernier chapitre, Gérard Bonnet propose une conception de la sexualité élargie, qui ne comprendrait pas seulement la sexualité prégénitale et génitale, mais une sexualité idéale dont Freud a dessiné les contours dans son œuvre sans avoir été jusqu’à la définir. Il reprend ici en le complétant la théorie des cinq sexualités qu’il a exposée dans un ouvrage précédent . Il insiste cette fois sur le rôle et les composantes de la sexualité idéale qui joue chez l’être humain un rôle au moins aussi déterminant que la génitalité et les pulsions partielles. Cette forme de libido tire sa force et son attrait des idéaux fondamentaux.

Cet ouvrage explore une dimension essentielle de la vie psychique que les psychanalystes ont rarement explorée de peur de verser dans un certain moralisme. Qu’en serait-il pourtant de leur propre existence s’ils ne plaçaient pas l’idéal de vérité et une certaine idée de l’homme à l’horizon de leur pratique ?

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Gérard Bonnet, Les idéaux fondamentaux. Des fondations inéluctables mais explosives. Paris PUF, 2010, 296 p.

Gérard Bonnet est un clinicien. Et chacun de ses livres le prouve. Un clinicien, c’est quoi ? C’est d’abord quelqu’un qui s’étonne. Il rencontre quelqu’un, patient, passant ou personnage de fiction, l’écoute patiemment, et se dit « Tiens, c’est curieux…. Ce n’est pas comme dans les livres. En tout cas, pas immédiatement. Voyons, comment comprendre ça ? » Alors il y retourne, il secoue la théorie dans tous les sens, s’aide de quelques autres textes, tableaux, récits etc. et, finalement, il vous redessine un tableau de la théorie qui prend en compte ce que cette rencontre a fait bouger.
Voyez Igor, par exemple, cet apprenti mécano, mal parti dans la vie. Enfin, mal parti, c’est nous qui le disons. Lui il se trouve plutôt bien engagé dans le monde, car il seconde un père qu’il admire et dont les trafics lui valent argent, pouvoir, et même une jolie chevalière en or… Évidement tout ça n’est pas très moral vu qu’Igor n’est pas regardant sur la façon dont s’acquièrent ces biens et ces richesses, c'est-à-dire en exploitant des travailleurs immigrés clandestins. Et cependant, quelques plans et quelques événements ultérieurs plus tard on verra se transformer si radicalement ce jeune homme qu’il en viendra non seulement à porter un regard critique sur les activités malhonnêtes et même criminelles de son père, mais qu’il ira jusqu’à se mettre lui-même en danger pour protéger une femme et son enfant, victimes de ses exactions. Comment comprendre ce revirement inattendu ? Cette histoire, racontée par les frère Dardenne dans le beau film La Promesse, voilà qu’elle retient l’attention de Gérard Bonnet. Il y trouve matière à questionner la naissance d’idéaux fondamentaux chez cet adolescent dont on pourrait croire que rien ne le prédisposait à les rencontrer, encore moins à les défendre. De questions en observations, le psychanalyste va remonter à la source de l’histoire pour en retrouver la logique souterraine et rendre intelligible ce qui pourrait autrement ressembler à une conversion aussi mystérieuse qu’improbable.
Un clinicien fermement appuyé à la psychanalyse, c’est ça : un qui se dit « si ça existe c’est que ça s’explique et si ça s’explique c’est que l’inconscient y est pour quelque chose. Et si l’inconscient y est pour quelque chose, il y a forcément une logique à repérer et ce ne sera pas celle de la psychologie du comportement, de la cognition ou de la génétique. » Non, « tel père, tel fils » n’est pas un prédicat inéluctable. Il y a de l’écart, du retournement, de la transformation psychiques possibles. Et cela ne tient pas du miracle, on peut en expliquer le processus. Oui, il est comme ça Gérard Bonnet. Il ne renonce à rien. À partir de l’énigme d’une histoire filmée, il vous reprend son Freud dans le détail et vous construit tranquillement tout un livre sur la question des idéaux, à commencer par ceux qui se refabriquent à l’adolescence et qui font ressurgir des fantasmes de la toute petite enfance, issus du lien si singulier et si puissant du nourrisson à sa mère.
Mais n’allez pas croire, on n’en restera pas à l’analyse du trajet psychique d’un seul héros de cinéma, car pour le psychanalyste, tout est bon pour creuser une question et pour l’examiner au temps présent, au temps passé et au temps futur. C'est ainsi que pour traiter de la question des idéaux il s’inspire de tableaux célèbres (un Narcisse et un Madeleine et Marthe du Caravage par exemple), il relit un souvenir de Freud, adolescent amoureux d’une fille aussi séduisante… que sa mère, requestionne la théorie freudienne dans ses écrits princeps comme dans les écrits de quelques grands continuateurs, dont Jean Laplanche, tisse des liens entre ce livre-là et ceux qu’il a déjà rédigés (sur la perversion, le regard, la conversion…) et ne rate jamais une occasion de revenir à la clinique. Il chemine, avance ses idées, les développe, toujours soucieux d’être suivi par son lecteur. Car je ne l’ai pas encore dit : Gérard Bonnet est un clinicien mais c’est aussi un formidable pédagogue. Alors il vous raconte, il vous explique, il vous démontre, il vous enseigne. Et de cet enseignement, trop souvent et trop injustement décrié, il retrouve le vif et l’allant, on pourrait dire aussi la générosité qui consiste partager avec l’autre ce que l’on vient de comprendre pour soi. D’un écrit de Gérard Bonnet, le lecteur retire toujours quelque chose : une formule, une remarque, une idée, une illustration, une piste de réflexion. Souvent, ça a l’air tout simple et pourtant ça s’inscrit dans un coin de votre tête et ça vous revient un jour, comme allant de soi : « Mais c’est bien sûr, c’est tout à fait ça ! » On reconnaîtra là un effet des écrits ancrés dans le travail clinique, sans doute parce que chez le clinicien, les réponses jamais n’annulent les questions.
Les idéaux fondamentaux fait ainsi alterner des moments d’exposition de concepts et de notions théoriques avec d’autres où l’accent est mis sur la façon dont se présente la question des idéaux dans la clinique psychanalytique ou dans l’espace collectif. Divisé en quatre parties (« La matrice de l’idéalisation », « Les idéaux fondamentaux dans la clinique et la vie collective », « Les idéaux fondamentaux en leur réel inconscient » et « La psychanalyse au risque des idéaux fondamentaux. L’intégration ou la désintégration ») le livre s’emploie à montrer comment s’élaborent entre enfance et adolescence ces idéaux que G. Bonnet nomme « fondamentaux », parmi lesquels il range le respect de la vie humaine, celui de la dignité et celui de la vérité. À l’encontre du discours philosophique ou religieux pour lequel les idéaux seraient immanents et transmis quasi comme des évidences à tout homme , il montre comment les idéaux, quels qu’ils soient, naissent dans la psyché à partir d’un processus certes précoce mais néanmoins contingent, l’idéalisation. Dès lors que ce processus opère, il ne s’agit pas pour l’auteur de faire l’apologie de certains idéaux ou d’en promouvoir certains plus que d’autres, mais plutôt de « les passer au crible de la réflexion et de se demander d’où ils viennent, ce qu’ils signifient, à quoi ils correspondent ». (p.18) D’une certaine façon on pourrait dire que son intention est de montrer comment la cure psychanalytique peut rendre maniables les idéaux. Car, « en donnant la priorité au processus et à l’idéal proprement dit par rapport à l’objet, on dégage déjà l’idéalisation en amont des excès auxquels elle conduit ; en situant ce processus dans une forme de sexualité spécifique, on la dégage en aval des débordements dont elle est facilement l’occasion. » (p.36) Ceci posé, l’auteur interroge ensuite la façon dont un sujet donné se débrouille de ses idéaux fondamentaux , sachant qu’ils auront à s’articuler à trois autres catégories qu’il définit comme idéaux collectifs, partiels et narcissiques.
Entre les pulsions dont ils seraient les contrepoids ou les alliés, et la sublimation dont ils partageraient le pouvoir de transformation de l’objet, les idéaux participent de cette forme de sexualité que G. Bonnet nomme idéale et dont les souffrances et les jouissances seraient aussi grandes que celles de la sexualité génitales ou partielle. Tout objet est susceptible d’être idéalisé et d’acquérir le pouvoir d’un idéal, pouvoir qui serait à la fois intensément sexuel et spécifique. (p.26). G. Bonnet fait cependant un pas de plus en suggérant que non seulement l’idéal est un objet de plaisir mais que la jouissance qu’on en tire est aussi grande à le bafouer qu’à s’en approcher. L’auteur attire ainsi l’attention sur la « dualité constitutive » de l’idéalisation dont la réalité psychique reste mouvante et évanescente : ce qui a été idéalisé peut toujours être dé-idéalisé, d’autant qu’il n’y jamais de commune mesure entre l’objet idéalisé et l’aspiration idéalisante. Ces écarts et l’impossibilité de trouver dans la réalité un objet parfaitement satisfaisant pour l’idéal créent un déséquilibre permanent qui explique le sous-titre retenu pur le livre : « des fondations inéluctables mais explosives ».
On ne prétendra pas résumer ici tout l’ouvrage de G. Bonnet, mais on notera que dans son parcours sur la nature, l’organisation et l’action des idéaux, il insiste encore sur la dimension affective des processus d’idéalisation, sur leur ancrage dans le moi et sur la nécessaire présence d’un tiers qui ait été l’initiateur de plaisirs sexuels précoces pour lesquels l’idéal se fera promesse de retrouvailles. La puissance des premiers émois incestueux est ainsi convoquée comme décisive dans ce qu’il adviendra ensuite de la formation et de la poursuite des idéaux.

Il y a quelque chose du lonesome cowboy chez Gérard Bonnet qui ne se présente pas en polémiste mondain mais en homme de parole et de conviction qui aime donner à penser. À charge pour le lecteur, de s’inspirer de ses écrits qui ne font jamais l’impasse sur la complexité d’une question et d’y trouver matière à nourrir sa propre réflexion et à poursuivre son travail.

José Morel Cinq-Mars
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De Gérard Bonnet à Pierre Bruno

Pierre Bruno nous propose un livre intitulé:
« Lacan passeur de Marx, l'invention du symptôme . »

Gérard Bonnet nous en propose un autre:
« Les Idéaux Fondamentaux. Des fondations inéluctables mais explosives. »

Ces deux livres de belle qualité participent du prix oedipe 2010.

On ne s'attend pas avant de les lire à une quelconque « complicité ».
Le rapprochement s'impose quand il apparait que l'un et l'autre traitent au fond du même sujet et que leurs conclusions ne sont peut-être pas aussi éloignées que nous pourrions l'imaginer.
Leur démarche d'abord, a un goût de « frérocité » qui saute aux yeux comme brillance aveuglante, dont il nous faut faire notre miel sans nous laisser aveugler.
Cette brillance aveuglante s'impose dans un premier temps comme la clé de voûte qui pourrait enfin tenir l'ensemble.

Le lecteur se refusera à jouer scolaire en anonnant péniblement les signifiants qui s'organisent.
La clé de voûte: celle qui pourrait manquer à la structure, la voilà bien plantée.
Elle s'accompagne d'applaudissements et de soulagements.
Toutes ces pierres brinquebalantes qui finissaient par donner le tournis, trouvent ce qui les stabilise. On peut croire pendant quelques secondes au miracle en s'écriant : « mais voilà ce qui manquait ».
Le naïf, qui nous constitue, dévoile le bienheureux.
Ne croyez surtout pas que l'instance surmoïque se montre menaçante.
Bien au contraire, elle dévoile sa forfaiture en laissant sous-entendre que cette clé de voûte pourrait jouer le rôle du symptôme qui vient nouer le réel, le symbolique et l'imaginaire. Une avancée du côté de la preuve, du côté de ce qui nous fait nous contortionner du côté de la science « plus scientifique que moi tu meures ».
Cette science si chère à nous, si pauvres en poésie.

Pour pouvoir lire sereinement ces deux livres, il nous faut tout simplement avoir toujours à l'esprit que la clé de voûte, la plus solide du monde, n'a jamais empêché la cathédrale de s'effondrer.

DEUX FICTIONS

Gérard Bonnet nous organise une visite côté cinéma en illustrant son propos avec un film des frères Dardennes : « La promesse ».

Pierre Bruno, plus décalé dans le temps, nous promène côté théâtre avec un retour sur Bertolt Brecht et sa pièce terminée en octobre 1931 « Sainte Jeanne des abattoirs ».

Les deux histoires se cotoient, s'opposent et se confondent.

Igor le petit ado du film a comme modèle un père-ordure idéalisé. Il le suit dans toutes les petites saloperies qu'il fomente. Son destin semble scellé.

Jeanne, dans la pièce de Brecht, présente une face de pureté face à un capitaliste corrompu, le nommé Mauler. Elle espère humaniser cet homme qu'elle aime, on ne sait de quel amour.

Jeanne contrairement à Igor va faire « fausse route ».

Igor et Jeanne sont tous les deux confrontés à l'exploitation la plus éhontée de l'homme par l'homme.A l'époque de Brecht, on parlait de classe ouvrière, aujourd'hui on parle plus volontiers de l'immigré, et surtout de l'immigré clandestin.
Classe ouvrière ou immigrés clandestins c'est du pareil au même. Les uns comme les autres subissaient ou subissent « la prédation capitaliste » quelque soit le masque qui la maquille.

Igor est témoin du sort que son père fait subir aux clandestins, Jeanne est témoin du sort que les tyrans argentés font subir aux ouvriers.

Igor va basculer lors d'une scène d'horreur (la mort d'Hamidou) . Cette scène brutale et cruelle précipite l'ado du côté d'Hamidou.
Le père s'effondre à terre comme pourriture arrivée à maturité. Le fils saisit la lacheté du père ce qui entraîne sa désidéalisation.
Igor se sauve en échappant à l'emprise du père. Il reconnaît Hamidou comme un être humain dont la vie est précieuse.

Jeanne va basculer dans le délire face à l'horreur qui se dévoile au moment où elle est confrontée à son aveuglement « Ce qui fait l'aveuglement de Jeanne... c'est de se trouver réduite à incarner le bien, à ne rien savoir du mal ». Jeanne ne peut plus se sauver, elle trouve refuge dans la folie.

Igor par un processus de « réengendrement » dont les fondements sont « inavouables », opère des passages vers les Idéaux Fondamentaux selon Bonnet. Ces idéaux n'impliquent aucune transcendance.

Jeanne trahie et se trahissant elle-même, n'a plus comme issue que la « psychotisation » et la mort.

BONNET ET BRUNO SEMBLENT S'OPPOSER

Igor par un processus de « réengendrement », qui n'a rien d'idéal, semble échapper à la division du sujet. Sa marche en avant n'est pas garantie par un vouloir savoir. Il franchit les étapes de sa sexualité et peut in fine dire la vérité.Une vérité qu'il connait et qui n'a rien à voir avec une abstraction mutilante.
Il semble que Bonnet fasse coincider maturité génitale et Idéaux Fondamentaux.

Jeanne semble paralysée quant au choix. Pour Bruno elle se trahit car elle est prisonnière de sa « vérité subjective ». Sa subtilité s'inscrit dans une démarche purement intellectuelle. Elle ne veut pas savoir et va le payer très cher.
Ce ne pas vouloir savoir la préserve dans un premier temps de sa division de sujet et donc des choix que lui imposerait cette division.
Ce ne pas vouloir savoir nie paradoxalement la division du sujet tout en privilégiant une part qu'elle divinise dans la trahison.

Pour Bonnet ce sont les affects, le sexuel et ses méandres qui originent les idéaux fondamentaux. Le choix ne dépend pas d'une décision purement intellectuelle, mais plutôt d'une indécision quant à l'inceste. La vérité pour lui est un indécidable qui fuse comme réponse à l'impossible d'une jouissance incestueuse, qui n'accomplirait en rien une maturité génitale.

Pour Bruno c'est le refus de savoir à partir du « tu peux savoir » qui entraîne Jeanne à sa perte hors la pente du désir. Elle n'est plus que le jouet de sa division qu 'elle refuse « les actions de Jeanne seraient déterminées par le songe creux que sa bonté est capable de prouver aux mécréants que le mal n'existe pas ».
Ne pas pouvoir choisir garantit un effondrement irrémédiable.
Elle finira par tout perdre y compris la raison.

L'alternative n'est pas entre le bien et le mal « le bien de Jeanne ne vaut guère mieux que le mal de Mauler ». Le débat est ailleurs pour Bruno, il se joue entre Eros et

Thanatos. Ce dernier finit par l'emporter chez Jeanne.

C'est le rapport du sujet au savoir qui est posé par Bruno avec Jeanne.
C'est le rapport du sujet à la vérité qui est posé par Bonnet pour Igor.

Que dit Bruno « Pour qu'il soit possible de tirer les conséquences d'un savoir, il faut que le savoir ait aboli le mirage de la vérité, soit ce qui convient au sujet pour continuer à se tenir innocent. » ?

Pour Bonnet c'est le contraire, c'est la vérité comme choix ultime pour échapper à l'inceste qui permet au sujet d'en assumer toutes les conséquences.

Pour Bruno, Jeanne refuse de savoir au nom de sa vérité subjective « la neige est le linceul de ce savoir ». Elle va être confrontée aux conséquences de ses actes et mise en présence d'un réel, qui s'impose comme un savoir, qu'elle n'a pas voulu entendre en lui préférant la vérité « ajustée au pli de son fantasme ». La psychotisation est sa seule issue salvatrice. Elle est remise à sa place par le réel, qui faisait déjà signe sous le fantasme de la vérité subjective.

Pour Bonnet au contraire, la vérité permet à Igor d'affronter un réel, qui l'affranchit du réel innommable, qui aurait pu surgir de dessous le voile levé de la vérité.

Jeanne rejoint Igor au seuil de la mort, au moment où lui enfin peut commencer à vivre.
Jeanne meurt en reprochant à Mauler « ce qu'elle se reproche à elle-même ».

Bruno rejette « l'imposture » de la promesse d'une suppression de la division subjective du sujet: « reste cet être unique et divisé ».

Bonnet s 'éprend du moi réengendré comme toute saveur gustative s'éprend d'une bouche. Il n'aborde jamais la question du sujet divisé.

Mais in fine y a-t-il vraiment opposition entre le moi qui se réengendre, qui se réenfante et le sujet divisé ?

C'est la question du choix qui semble s'imposer aux deux psychanalystes:
Un moi qui s'implique, se sauve en se réengendrant par la vérité qu'il promeut.
Un sujet divisé qui assume sa division, qui ne la repousse pas au nom du bien et qui est conscient des conséquences de ses actes.

CONCLUSION

Pourquoi Igor fait-il ce « choix » ? Est-il touché par la grâce ?
Pas du tout, ce « choix » dépendra des circonstances, des événements qui viennent « réveiller » en lui ce qu'il y a de plus archaïque dans le « choix du respect de la vie »- Le maternel selon Bonnet.

Pourquoi Jeanne fait-elle ce « choix » ? Elle refuse la division du sujet. Elle est du côté du bien et reste convaincue que toutes les âmes peuvent être sauvées. L'homme est bon parce qu'elle se pense bonne. En fait elle et Mauler sont les deux faces d'une même médaille.

NUANCES

Il ne sert à rien de se savoir divisé ou de connaître les conséquences du choix, que le sujet s'impose, en fonction de sa division, si ces conséquences le laissent de marbre.
C'est là où Bonnet complète Bruno. Sans le respect de la vie de l'autre à quoi pourrait bien servir un savoir sur la division ?

Au fond savoir et Idéaux font la paire. L'un ne saurait se passer de l'autre?