INTERVENTION AU FORUM DE LIBE : Quel accueil pour la folie ?

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INTERVENTION AU FORUM DE LIBE DU 14 JUIN 2008

QUEL ACCUEIL POUR LA FOLIE ?

Patrick Chemla

Il me faut d’abord saluer l’initiative de Libération et d’Eric Favereau d’inviter des psychiatres à tenir table-ronde dans un forum sur la Culture. Car il est loin d’être évident par les temps qui courent de tenir la psychiatrie pour un enjeu culturel. A la rigueur la psychanalyse , ou plutôt certains psychanalystes médiatiques qui viennent nous donner leur expertise de tel fait de société ou nous livrer l’analyse sauvage de tel personnage politique .

Mon propos, à la fois tout à fait personnel et inscrit dans un courant de pensée partagé par les collègues des autres tables-rondes, témoigne d’une toute autre démarche.

Nous ne saurions nous présenter comme les dépositaires de la question, les experts de l’Inconscient, car l’inconscient freudien n’est pas un objet qu’on peut hypostasier, fétichiser, et dont nous serions les gardiens du Temple !

Si nous sommes des tenants du « désir d’analyse » dans la Psychiatrie, ce n’est donc pas en tant que représentants d’une Eglise d’ailleurs quelque peu passée de mode.

Aujourd’hui en effet il suffit d’ouvrir les ouvrages et les revues de psychiatrie pour constater l’appauvrissement de la pensée et une visée de la psychanalyse réduite au rôle de technique d’appoint. D’ailleurs c’est surtout le terme de psychothérapie qui prévaut, mot-valise qui permet d’inclure n’importe quoi y compris les Thérapies comportementales et cognitives qui ne sont que des techniques de rééducation.

Sans doute payons-nous le retour de bâton d’une certaine prétention de la Psychanalyse à répondre de tout, ce que Robert Castel avait vigoureusement critiqué dans un ouvrage qui fut fort justement célèbre en son temps« Le Psychanalysme ». Quand la découverte freudienne se fait idéologie, et qui plus est idéologie de pouvoir, il est assez logique que cela suscite des réactions de rejet.

Pourtant il n’en fut pas toujours ainsi, et la psychanalyse fut d’abord introduite en France par le mouvement surréaliste, ainsi que par un certain nombre d’avant-gardes artistiques en Europe.

N’oublions pas que dans ces années de l’entre-deux guerres, il était question d’une révolution surréaliste qui aurait pour principe le rêve et comme technique (entre autres) l’écriture automatique. Si la rencontre Freud/Breton fut plutôt ratée, car Freud n’appréciait que la culture classique et n’accorda qu’un intérêt poli à son interlocuteur, il n’en reste pas moins que pour toute cette génération d’artistes et d’intellectuels, la Psychanalyse était perçue dans son aspect avant tout subversif alors qu’il s’agissait de créer une surréalité aux vertus révolutionnaires. N’oublions pas non plus que cet appui se doublait d’un espoir dans les mouvements marxistes de l’époque et en particulier dans la mouvance trotskyste.

Le 20° siècle aura porté un coup fatal à toutes ces utopies de révolution totale, avec le dévoilement progressif des goulags et de l’écrasement de toute pensée critique du monde stalinien, puis son effondrement brutal et il faut bien le dire inespéré.

Mais avant cet effondrement traumatique des utopies, traumatique en particulier pour tous ceux qui persistaient dans l’espérance communiste, il se produisit dès les années 20 une première critique de l’évidence de la normalité et des idéaux d’adaptation à la réalité. Il faut relire « la lettre aux médecins-chefs des asiles de fous » publiée dans « la Révolution Surréaliste » et surtout rappeler l’accueil ménagé à Antonin Artaud au théâtre du Vieux Colombier au sortir de l’Asile de Rodez.

Il y avait certes une idéalisation et une esthétisation de la Folie, mais avant tout l’accueil d’une communauté de créateurs qui loin de rejeter l’un des leurs devenu complètement fou, lui permettait au contraire de s’exprimer en lui offrant une scène et un public.

Quand je dis « complètement fou », je ne confonds nullement ce terme avec celui d’ « insensé » et je n’oublie pas que jusqu’au terme de sa vie, Artaud aura continué à écrire et à créer, allant même au-delà des limites de l’intelligible mais faisant résonner les éclats du réel qui le déchirait.

Il faut savoir qu’à la même époque les médecins et aliénistes considéraient encore la psychanalyse comme « une science boche », hormis une toute petite minorité d’ailleurs proche des milieux surréalistes et de Georges Bataille.

C’est ainsi que Lacan publia ses premiers textes dans la revue le Minotaure et que Tosquelles entreprit également de traduire à St Alban un certain nombre de textes freudiens. Ce fut le début d’une autre histoire où s’entrecroisent de multiples trajectoires inscrites dans l’Histoire avec sa grande Hache (pour le dire comme Perec). La guerre d’Espagne, la Résistance au nazisme et l’accueil d’intellectuels et d’artistes à St Alban pendant la 2° guerre mondiale ( Eluard , Canguilhem entre autres ), témoignent de ces entrecroisements où le plus prosaïque de la survie ( le seul HP où personne ne mourut de faim) se tisse à le recherche d’une praxis à la hauteur des enjeux complexes et multidimensionnels de la Folie .

Ainsi inventer une approche psychothérapique des psychoses fondée avant tout sur une pratique institutionnelle de l’hospitalité, et cela bien avant l’invention des neuroleptiques, s’est trouvé conjugué avec une approche poétique et littéraire consubstantielle à un engagement politique pour nombre de ces psychiatres ( cf Bonnaffé , Tosquelles et bien d’autres… ).

Certes il s’agissait d’une circonstance historique particulière, mais elle nous confronte à un moment où la découverte freudienne se noue dans la Psychiatrie avec des enjeux politiques cruciaux –une question de vie ou de mort- et l’enjeu du travail de la Culture. Ce que Freud désigne par Kulturarbeit dans son texte sur le Malaise et qui assigne à la psychanalyse une tâche bien plus vaste qu’une simple technique de guérison des névroses.

S’il s’agit de se sortir de l’horizon borné des techniques, sans pour autant construire une vision du Monde ou une philosophie, il nous incomberait en tant que thérapeutes de ne jamais rien céder sur la clinique sans pour autant délaisser cet énigmatique « travail de la Culture ».

Précisons : ce travail n’est pas l’apanage des psychanalystes même si chaque analyse devrait y contribuer, et Freud remarque d’ailleurs avec une pointe d’envie combien les artistes, mais aussi certains fous géniaux comme le président Schreiber auront toujours une longueur d’avance. Les œuvres d’art et les constructions délirantes se trouvent ainsi participer de ce travail de la Culture et si je les rapproche intentionnellement, c’est pour souligner l’aspect subversif de la pensée freudienne : mesurer sa découverte au travail du délirant constitue un véritable défi pour la raison positive de son époque qui tentait déjà de réduire les folies à des troubles organiques que la science future saurait éradiquer.

Mais avant d’arriver à cette « apogée » actuelle, il nous faut bien évoquer les utopies libertaires des années 60, ce que l’on a appelé les antipsychiatries, celles qui ont amené toute une génération, la mienne, à la psychiatrie. Il nous paraissait alors évident qu’il fallait commencer par détruire les Asiles, et il faut bien dire que la réalité que nous découvrions dans nos premiers stages n’était guère reluisante : l’enfermement, la ségrégation et la violence réelle et symbolique se déchainaient et avaient perverti les quelques tentatives de transformation institutionnelle. Hormis quelques expériences militantes, il fallut attendre 1975 pour que la loi sur le secteur s’applique et que s’ouvrent des lieux de soins ambulatoires qui ne vont se trouver réellement légalisés qu’en 1986. On mesure à cet écart temporel l’ampleur des résistances qu’il nous fallut combattre et traverser et qui n’étaient pas l’apanage des administrations.

Déjà nous nous heurtions à la force des préjugés, et à l’emprise chez nombre de nos collègues psychiatres et infirmiers d’une représentation de la folie dont il fallait se protéger en l’enfermant et en la réduisant au silence. Il n’était pas rare dans ces années là de voir coexister ces pratiques avec un discours analytique qui commençait à diffuser dans le milieu, et qui fonctionnait comme un simple placage sur la réalité asilaire. Bref, il y avait de quoi s’indigner, et de multiples tentatives militantes virent le jour pour refuser l’ordre ancien et construire un autre rapport à la folie : nous ne voulions plus être des « garde-fous » pour reprendre le titre d’une revue de cette époque !

Ce qui s’est passé depuis relève plutôt du témoignage d’un acteur de ce champ que d’une histoire des représentations qui reste à écrire.

Il est assez logique que nous nous soyons alors heurtés au Réel de la folie, à la résistance de nos patients à tout le bien que nous leur voulions, mais aussi et en premier lieu à nos propres résistances. L’avenir de l’illusion d’en finir avec l’hôpital psychiatrique, voire pour certains avec la folie, aurait pu ainsi s’élaborer au fil de nos avancées et de nos reculs. En fait plusieurs lignes de partage se sont ainsi opérées entre ceux qui se sont alors lancés dans la traversée d’une analyse personnelle : la plupart ont lâché progressivement le terrain de la psychiatrie, trouvant prétexte dans les résistances pour fuir les institutions et se réfugier dans une pratique solitaire en cabinet. Et il faut bien dire que tout poussait vers cela dans les milieux analytiques courant après l’idéalisation de la « psychanalyse pure » censée se détacher de la psychiatrie rabattue sur ses pratiques les plus aliénantes. Nous payons encore fort cher ce qui s’est présenté comme une quasi « coupure épistémologique » avec un refus des médicaments et des pratiques de psychothérapie institutionnelle , ce qui revenait à abandonner l’enjeu de la psychose , de l’autisme et des troubles les plus graves . Cette coupure et ce souci de pureté, soit dit en passant, se sont retrouvés dans le combat actuel contre les psychothérapeutes, mais il faudrait prendre le temps d’un autre débat …

Je voulais rappeler cette résistance interne à notre profession, avant d’évoquer le grand déferlement de la bêtise actuelle, qui s’est inauguré d’un véritable retournement pervers des utopies de 68. Nous voulions la destruction de l’Asile, et bien nous l’avons eu et elle est en train de se conclure sous nos yeux !

Nous refusions l’enfermement des patients, et bien ils sont nombreux dans la rue, dans des hôtels sordides, ou abandonnés à leurs familles.

Nous refusions l’irresponsabilité du malade mental, l’annulation de ses actes : les fous aujourd’hui peuplent les prisons !

Bon je ne vais pas poursuivre trop longtemps ce tableau quelque peu catastrophiste de la situation que vous pouvez lire dans l’ouvrage de Patrick Coupechoux « Un monde de fous ».

Ce qui m’intéresse, c’est le retournement pervers qui a construit « l’avenir d’une illusion » et la production d’un nouveau discours qui pulvérise le champ de la psychiatrie. Désormais la Folie se trouve réduite à un trouble des conduites qu’il s’agit de rééduquer, et in fine à un trouble biologique que les neurosciences et la génétique finiront bien par éradiquer.

Disons le très nettement : il n’y a aucune raison de refuser aucune des avancées de la « science », ni de refuser un « usage bien tempéré » des psychotropes, mais de constater le grand écart entre cette « bonne promesse » et la réalité que nous rencontrons.

Nos pratiques ne peuvent s’inscrire qu’à contre-courant de ce réductionnisme ambiant qui traverse toute la Culture ( et pas seulement la psychiatrie) , diffusant des idéaux de transparence là où nous rencontrons l’énigmatique opacité du désir inconscient , prêchant inlassablement l’évaluation alors que tout notre travail ne devrait viser que l’inestimable , visant enfin une efficacité rapide sur le symptôme qu’il s’agirait d’éradiquer avec une technologie forcenée-qui ne prend que l’apparence du discours médical en évacuant la clinique- dans une temporalité qui va en se raccourcissant de façon délirante .

Le terme de délire convient bien d’ailleurs à cette nouvelle représentation culturelle qu’on aurait bien tort de rabattre sur de simples soucis d’économie.

Cette dimension n’est évidemment pas absente mais il faut insister sur la nouvelle économie désirante qu’il s’agit de promouvoir.

Désormais comme l’avait fort bien prévu Michel Foucault, l’Etat Moderne a une volonté biopolitique et veut au nom du Bien, voire du Bonheur, réguler, ordonner, prescrire la Santé de ses sujets. Nous voyons même régulièrement apparaitre le vœu délirant de trouver le gêne du crime ou de la pédophilie, et surtout la volonté de promouvoir une prédictivité des facteurs de risque qui n’est qu’une vaste imposture. La pétition « pas de zéro de conduite.. » a témoigné d’un refus heureusement important chez les professionnels  d’une telle folie de surveillance généralisée de la naissance à la mort. Mais il se trouve aussi des psychiatres qui sont déjà prêts à collaborer et à soutenir une telle violence parée des vertus du Bien social. Il ne s’agit pas d’une simple querelle de chapelle, ou d’un « partage du marché de la souffrance mentale » pour parler le langage de l’horreur économique, mais d’un enjeu de société qui concerne chacun au plus intime.

Voulons-nous d’une telle police de la pensée et des affects dont les « centres de rétention » constitueraient la pointe ultime et caricaturale ?

Mais surtout voulons nous ce formatage des subjectivités que M.Foucault et Robert Castel ( dans la « la gestion des risques ») avaient d’ailleurs prévu et qui se manifeste dans le traitement des « populations à risque » , la constitution de « groupes homogènes de malades » avec des protocoles standardisés , segmentés et imposés ?

Je ne suis pas en train de vous décrire un futur apocalyptique mais la réalité actuelle du paysage psychiatrique, qui n’est pas une simple imposition par l’Etat, mais qui se constitue avec la complicité ou l’assentiment du plus grand nombre.

C’est en cela que nous pouvons saisir le caractère biopolitique de l’Etat moderne qui modifie profondément « les constructions imaginaires de la société » ( cf Castoriadis) en provoquant une sorte de « révolution culturelle » permanente !

Car c’est au nom du progrès et de la lutte contre les archaïsmes qu’on supprime des lits dans les hôpitaux, qu’on invente des dispositifs qui fragmentent le soin en le séquençant, et enfin qu’on tente de le mesurer exactement comme dans une entreprise de production marchande. Voilà les humains traités pour leur bien comme des objets manufacturés et tout cela grâce à la réussite du discours capitaliste dans la Culture qui nous laisse croire que les arts, le désir humain, le corps peuvent être traités comme des marchandises.

Cette réussite est-elle à mettre en relation comme le soutient Giorgio Agamben dans Homo Sacer avec la Shoah et le franchissement irréversible d’une limite dans la Civilisation ?

Je ne suis pas loin de le penser mais je laisserai cette question en suspens pour souligner que face à cette déferlante gestionnaire prétendument apolitique, il existe aussi toute une série de lieux de soins qui résistent au quotidien et ne sombrent pas dans le cynisme ou la mélancolie .

Ces lieux sont aujourd’hui minoritaires, mais tentent de se relier pour tenir bon et échanger sur leurs pratiques. Il n’est d’ailleurs pas très étonnant que bien souvent ce soient des ateliers d’expression et de création qui constituent des points d’appui et des « réserves de désir » pour les soignants. Mais au-delà de ces ateliers, ce qui compte c’est l’accent mis sur la créativité dans la vie quotidienne, d’où l’importance des « clubs thérapeutiques » et plus largement de toutes les constructions institutionnelles qu’il s’agit de promouvoir : appartements thérapeutiques et protégés , centres d’accueil et de consultations inscrits dans la cité tissent aujourd’hui un espace thérapeutique ambulatoire articulé avec des lits d’hospitalisation , où malgré des difficultés matérielles multiples nous déployons une énergie de tous les instants pour maintenir une dynamique de Psychothérapie Institutionnelle .

A ce niveau se joue toute une dialectique entre « l’espace de tranquillité » nécessaire pour prendre soin d’un patient très souffrant et la résistance nécessaire à toute fétichisation d’une « institution idéale ».

Sans cette remise en cause permanente qui vise la construction d’un collectif à même d’accueillir la Folie, de lui offrir un support vivant, l’appui sur la psychanalyse ne serait qu’un placage et l’autre versant d’une imposture.

Il ne s’agit pas du tout d’injecter du savoir analytique plutôt que des neuroleptiques, ni de balancer des interprétations prétendant dire le vrai sur le vrai, mais de travailler sans cesse à la possibilité d’émergence du désir inconscient. Ce qui demande de l’énergie et un désir d’analyse chez les soignants qui s’y engagent.

Si le travail psychiatrique ne comportait pas cette dimension de « passion travaillée », qui résiste à toute entreprise de normativation, il risquerait fort de perdre ce qui fait le vif du sujet.

C’est en cela que nous tentons de participer du travail de la Culture et c’est à ce niveau que nous rencontrons les créateurs. Il faut bien dire que leurs œuvres nous sont d’un grand secours pour retrouver du souffle et de l’inspiration, mais surtout parce que ces œuvres témoignent de la vitalité de la Culture confrontée aux catastrophes du lien social, et de sa capacité à accueillir la Folie et les métamorphoses du « vivre ensemble ».

Patrick Chemla

Psychiatre et psychanalyste

Chef de service, responsable du Centre Antonin Artaud à Reims