se déprendre du maternel

Jean-Pierre Lebrun1, auteur prolixe, continue à creuser son sillon, ouvert en 1997 avec Un monde sans limite- Essai pour une clinique psychanalytique du social aux éditions érés (maintenant en livre de poche). Après de nombreux autres ouvrages dont La perversion ordinaire, vivre ensemble sans autrui et La condition humaine n'est pas sans conditions aux éditions Denoël et de nombreux autres textes sur l’institution et sa clinique, il « s’attaque » maintenant à ce qu’il considère comme le « pré-oedipien ».

Marqué par sa lecture du livre de Michèle Gastambide, Le meurtre de la mère, traversée du tabou matricide, (La méridienne-Desclée De Brouwer) et après le livre d’entretiens avec cet auteur, Oreste, face cachée d'Œdipe,actualité du matricide (éd.érès), JP Lebrun poursuit et renouvelle son analyse des effets de ce qu’il appelle la délégitimation du père, et par là même des figures d’autorité, et de ce qu’il a appelé depuis plusieurs années « la mère-version » en s’en prenant cette fois-ci à la disparition de l’interdit de l’inceste.

On y retrouvera, comme dans ses livres précédents, une analyse des transformations sociales qu’il impute en grande partie à la société néo-libérale et qui l’ont souvent fait accuser de pratiquer une psychanalyse « sociologisante » et d’être un défenseur du patriarcat. Mais on y trouvera surtout une réflexion théorique et clinique sur les effets de ce qu’il appelle la « récusation » de la fonction paternelle.

S’étonnant que Freud se soit « arrêté » à la tragédie d’Oedipe, sa réflexion sur L’Orestie lui permet d’analyser en quoi ce qu’il appelle la « prévalence du père » est fondamentale. L’Orestie est en effet une des plus ancienne tragédies que le monde grec nous ait laissée et si elle l’intéresse ici, c’est en tant qu’elle livre le mythe du passage d’une société matriarcale à une société patriarcale. Qu’est-ce qui en effet est le plus grave : le meurtre d’Agamemnon par sa femme Clytemnestre, en représailles du sacrifice d’Iphigénie, ou le « matricide » de Clytemnestre par son fils Oreste en riposte au meurtre du père ? Le débat est important : alors qu’entre Clytemnestre et Agamemnon il n’y a pas de lien de filiation, le meurtre d’Oreste, « au nom du père », n’est-il pas un matricide puisqu’elle est de son sang ? Autrement dit, Oreste est-il plus l’enfant de son père que de sa mère ? La réponse d’Apollon sur laquelle s’appuie ensuite la démonstration de l’auteur est la suivante : « Ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant, elle n’est que la nourrice du germe en elle semé. » C’est sur ce « nommé » que se fonde pour l’auteur la prévalence du symbolique de la nomination sur le réel de la gestation car c’est la prévalence du nom, des mots, sur les choses qui est là affirmée. (On retrouvera d’ailleurs cette question dans le très beau film de Nurith Aviv récemment sur nos écrans, « Annonces ». C’est la parole (de Dieu certes) qui engrosse Marie et les très nombreuses femmes stériles de l’Ancien Testament). « C’est l’aptitude au langage, spécificité de l’humanité, qui est ainsi mise en place». Pourquoi est-ce si important ? Parce que cela organise une dissymétrie essentielle entre le père et la mère et que « cette prévalence accordée à la nomination n’est autre, pour tout sujet, que le consentement à la perte de l’immédiat, le consentement à l’écart, à la distance, …autrement dit le consentement à l’absence». « Le caractère médiat du symbole vient se substituer à l’immédiat des premières sensations. C’est ce trajet qui constitue précisément celui de l’humanisation …et l’emprunter semble devenu bien problématique aujourd’hui » écrit JP Lebrun. Et de citer Mélanie Klein dans ses notes inachevées sur l’Orestie (dans Envie et gratitude): « Eschyle nous présente un tableau du développement humain, allant des origines à son niveau le plus élevé ».

On voit bien là comment dans notre époque d’égalitarisme cette analyse peut prêter à contestation !

Cependant, des effets de cette « récusation » de la dissymétrie, JP Lebrun nous donne de nombreux exemples cliniques qui ne peuvent que nous interroger. Parmi ceux-ci on retiendra son chapitre sur la clinique de ce qu’il appelle la famille bi-monoparentale.

Bi-monoparentale car il n’y aurait plus que du maternel (« Il n’y a plus de trois mais seulement du deux »). Il souligne ainsi l’évolution vers un certain climat « incestuel » dans la famille. L’enfant, du fait du manque d’opposition que lui ferait la dissymétrie père-mère, ne pourrait se décoller de cette place d’enfant –objet et non plus enfant-phallus qu’il a été pour la mère et il en paie parfois lourdement les conséquences : forclusion de la castration, somatisations, atteinte du langage, disqualification du savoir et donc du transfert, viscosité libidinale, addictions,la liste qu’en dresse JP Lebrun en est longue et parfois tragique comme le montre Michelle Martin, ex-femme de Dutroux, dans ses entretiens avec Nicole Malinconi2 , ou celui de Richard Durn qui , après avoir tué huit personnes au cours d’un Conseil municipal à Nanterre, a mis fin à ses jours en se défenestrant lors de son audition au Quai des orfèvres.

Curieusement on ne trouvera dans ce livre , comme on aurait pu s’y attendre, aucune référence, à part celle à Mélanie Klein citée plus haut, aux travaux des psychanalystes d’enfants. Mais ce sont tous ces exemples tirés aussi bien de la clinique que de la littérature, des films, des faits divers qui font certainement pour les cliniciens, les praticiens, en particulier auprès des enfants et des adolescents, l’intérêt du travail que mène JP Lebrun car ils y reconnaissent les difficultés qu’ils rencontrent quotidiennement dans leurs activités. On peut en discuter, mais ces analyses ont au moins l’intérêt non négligeable de démontrer que la psychanalyse, lacanienne en l’occurrence, peut avoir elle aussi les outils non seulement pour penser le monde actuel mais pour soutenir une pratique.

Françoise Petitot

  • 1.

    Premier Prix Oedipe des libraires en 2008, avec Lina Balestrière, Jacqueline Gofrind, Pierre Malengreau, pour Ce qui est opérant dans la cure (éd. érès)

  • 2.

    N. Malinconi, Vous vous appelez Michelle Martin, Denoël, 2009