Freud avec les écrivains : « UN RAPPORT D’EMBOITEMENT RECIPROQUE »

« Peut-on écrire la psychanalyse, et, si oui, comment ? » — telle était la question que posait en 2004 Pierre Bayard à J.-B. Pontalis. Il reprenait ainsi le débat qui se trouvait au centre du numéro « Écrire la psychanalyse » de la NRP (1977). La question qui y était notamment déployée dans un échange de vues avec Michel de M’uzan garde aujourd’hui toute son actualité dans Le laboratoire central.1 On y lit sous la plume de J.-B. Pontalis :

« Aux origines, il y a en effet comme un rapport d’emboîtement réciproque entre psychanalyse et littérature. Souviens-toi : les histoires de cas des Etudes sur l'Hystérie dont Freud s’inquiète qu’elles se lisent comme des romans », le Projet de psychologie scientifique jeté sur le papier comme un poème dans la fièvre créatrice, un peu folle, que l’on sait, l’« analyse » avec Fliess sous forme de lettres échangées, les récits de rêve de la Traumdeutung avec ce qu’ils supposent de mise en écriture, Œdipe tragédie avant d’être complexe, Hamlet, la Gradiva, l’identification à Goethe – Poésie et vérité, à Moïse — les Tables de la loi, la recension serait infinie. » (Le laboratoire central, p. 69)

« La recension serait infinie… » sauf à la limiter de façon méthodique, en suivant un fil conducteur : celui que J.-B. Pontalis et Edmundo Gomez Mango ont choisi pour leur livre à quatre mains Freud avec les écrivains. L’« emboîtement réciproque » est revisité, auteur par auteur, pour décrypter ce que la psychanalyse doit aux écrivains. La notion d’« emboîtement réciproque » est une clé de la traversée de ce livre, qui éclaire la façon dont l’œuvre de Freud s’est écrite. Comme « œuvre de pensée » (termes souvent utilisés par J.-B. Pontalis), elle est tout entière adossée à des écrivains, classiques ou contemporains de Freud. Il était donc judicieux de proposer aux lecteurs intéressés par l’œuvre de psychanalyse de revisiter méthodiquement ces écrivains, célèbres ou moins célèbres, en faisant des choix, forcément en partie arbitraires.

Dans le champ de la question « psychanalyse et littérature », on est souvent confronté à une « application » de la psychanalyse à des textes littéraires, à une pathographie de l’auteur, ou, à l’inverse, à une mise à l’épreuve de la psychanalyse – ou de son fondateur — par la littérature. La méthode est ici différente.

LA JUSTE PLACE : Shakespeare, Goethe/Schiller/Heine… et les autres

Les auteurs s’appliquent à relever les écrivains qui ont formé et marqué Freud, pour les mettre à leur juste place dans leur rapport à l’élaboration de la psychanalyse. S’appuyant sur leur culture freudienne et littéraire, et sur de nombreux travaux antérieurs, les deux auteurs de Freud avec les écrivains offrent une traversée du paysage littéraire freudien, permettant au lecteur une exploration guidée et ordonnée, selon une hiérarchie soigneusement établie, d’une belle partie de la bibliothèque de Freud, et surtout de son œuvre. Il fallait l’oser.

Le livre constitue un hommage à la façon dont « l’œuvre de pensée » freudienne s’est construite et constamment fortifiée grâce aux grands écrivains, dans la dimension créatrice que leur reconnaît le terme allemand de Dichter. Ceux-ci brossent un tableau de l’arrière pays littéraire de Freud. Les deux auteurs soulignent une hiérarchie évidente entre deux catégories d’écrivains, une hiérarchie trop souvent gommée dans l’abondante littérature sur le sujet.

Les auteurs mettent en relief les très grands écrivains que Freud a « incorporés » en lui (Shakespeare, Goethe, Schiller, Heine) ; ceux dont il s’est imprégné très tôt dans sa vie, sans lesquels on peut presque avancer que la psychanalyse n’aurait pas vu le jour sous cette forme. Ils n’en omettent pas pour autant les autres, secondaires sans doute dans leur rapport à Freud, qui ont joué leur rôle à un moment de l’écriture de l’œuvre.

Pour la première catégorie, le livre s’ouvre sur ces poètes (Dichter) qui « savent rendre compte de la complexité de l’âme humaine », avec une intensité — voire une brutalité (Shakespeare) dont la langue ordinaire est incapable. Freud s’est appuyé sur ceux – là, comme alliés et/ou comme rivaux, parce qu’ils accostent aux rives inconscientes par des voies différentes, certes, de celles qu’emprunte la psychanalyse, mais à la poursuite du même objet : l’âme humaine, ses troubles, les pulsions et les affects qui l’agitent de façon souterraine. La seconde catégorie rassemble les autres auteurs. Les rencontres littéraires de Freud (Cervantès et « l’Académie Castillane » ou Hoffmann et l’Unheimlich, par exemple) ont été déterminantes à un moment de sa vie ou de sa recherche.

En une vingtaine de chapitres, les auteurs tentent de présenter, chacun à sa manière, ce que les écrivains ont apporté à Freud, depuis son enfance et son adolescence jusqu’aux derniers frayages de la « jeune science » psychanalytique. On comprend mieux les enjeux des rencontres littéraires de Freud en remontant à la source des œuvres poétiques qui ont irrigué la psychanalyse à ses débuts. Au fil de ce parcours à quatre mains, les deux auteurs se sont partagé la tâche : E. Gomez Mango se consacre principalement au domaine allemand.

La vue d’ensemble est large, c’est son mérite. Les chapitres ne sont pas tous égaux en intérêt, mais c’est à chaque lecteur de juger. J’ai aimé le chapitre « Avec Shakespeare », sensible à l’appui explicite qu’il prend sur mes Revenants de la mémoire (PUF, 2011), à sa rédaction élégante et enlevée. Le chapitre sur Goethe m’a semblé moins heureux, dans sa rédaction savante et traditionnelle. Il ne dit rien du rapport d’identification non dénué d’ambivalence que Freud entretenait avec le maître incontesté de la langue allemande. Freud était loin d’être toujours d’accord avec Goethe, très critique, notamment, de son essai Shakespeare und kein Ende. L’interprétation d’Hamlet dans la Traumdeutung le manifeste explicitement. Les citations de Goethe sont nombreuses dans l’œuvre de Freud. Mais elles restent toujours révérencieuses, placées entre guillemets et centrées sur le Faust, traitement qui les différencie de la plupart des citations de Shakespeare. J’ajouterai que, à la différence de Shakespeare, dont Freud connaissait par cœur Hamlet, par exemple, Goethe ne pénètre jamais au même point la langue de Freud. L’impertinence tonique du livre de Jean-Pierre Lefebvre Goethe mode d'emploi aurait pu apporter la note de légèreté qui manque au chapitre.

Les auteurs « secondaires » cités incluent Hoffmann, Dostoievski, Schnitzler, R. Rolland, S. Zweig, Cervantès .... Dans le choix, je regrette l’impasse faite sur les poètes et romanciers anglo-saxons (Milton, Dickens, Twain) que Freud aimait tant : ils avaient constitué sa lecture de détente, presque exclusive, pendant toutes ses années de formation, et ont soutenu son exceptionnelle intimité avec la langue anglaise – et donc sa compréhension de Shakespeare dans le texte. On s’étonnera aussi de la part infime consacrée à la correspondance. Ce chapitre était-il nécessaire ?

Je ne résiste pas au plaisir de citer quelques lignes tirées du chapitre de J.-B. Pontalis sur l'Academie Castillane, fondée par Freud adolescent (17 ans) avec son ami Silberstein, à partir de leur apprentissage de l’espagnol et d’une lecture de Cervantès (p. 346). Il s’agit du dialogue entre deux chiens magiquement doués de parole.

Cipió à Berganza : — Parle jusqu'à l'aurore, je t'écouterai de fort bon gré, en ne t'arrêtant que si c'est nécessaire.

Berganza à Cipió : — Je viens à penser et à croire que tout ce que nous avons vécu jusqu'ici et que tout ce que nous vivons n'est que songe, et que nous sommes chiens. Nous n'en laisserons pas moins de jouir de ce don du langage.

Et Pontalis de poursuivre, avec un grain de sel : « La séance continue ».

EFFET DE TRANSMISSION

Freud insistait sur le fait que sa vie (sa culture, ses lectures, ses rencontres) et la psychanalyse étaient enchevêtrées, imbriquées, au point que lui-même ne savait plus si sa vie était adossée à la psychanalyse, ou la psychanalyse à sa vie. En soulignant combien la langue de Freud a fait son miel de ce bouquet d’écrivains, ce livre se fait passeur de la chose freudienne.

Freud avec les écrivains ouvre de nouvelles voies dans notre lecture de Freud et une chance, à saisir, de réinterroger les effets majeurs qu’ont constitué pour lui — et pour la transmission future — ses propres traversées de lecture et d’écriture. On comprend mieux comment le « freudien », langue de la psychanalyse, constitue une traduction et un maillage serré des multiples « langues invitées » voyageant dans son œuvre. Familières, savantes ou étrangères, elles sont porteuses d’un poids de Réel : l’étranger dans la langue.

La psychanalyse, comme pratique du soin psychique, ne se transmettra pas sans Freud, et pas sans Lacan, lui qui soutenait que la création artistique est nécessaire au « texte de l’expérience [du psychanalyste] » :

« Que l’histoire de la langue et des institutions et les résonances, attestées ou non dans la mémoire, de la littérature et des significations impliquées dans les œuvres de l’art, soient nécessaires au texte de notre expérience, c’est un fait dont Freud, pour y avoir pris lui-même son inspiration, ses procédés de pensée et ses armes techniques, témoigne si massivement qu’on peut le toucher rien qu’à feuilleter les pages de son œuvre. »

(Lacan, Écrits, Seuil, p. 435, Conférence prononcée à Vienne le 7 nov. 1955. « La chose freudienne » (La formation des psychanalystes à venir).

Freud avec les écrivains nous rappelle, bien à propos, que les poètes savent ce qu’est l’inconscient. Ce savoir des poètes — savoir énigmatique, venu du Réel — peut fortifier les psychanalystes actuels, aux prises avec les difficultés que l’on sait. Sans ce retour aux sources vives de la langue, comment trouver les nouveaux codes pour les déchiffrements nécessaires au psychanalyste ? Ce livre constitue l’un de ces « feuilletages » de l’œuvre de Freud, vivifiants et traducteurs, propres à permettre de réinventer aujourd’hui la psychanalyse, in accents yet unborn, « dans des langues encore à naître », comme disait… Shakespeare.

Henriette Michaud

  • 1.

    J.-B. PONTALIS

    Le laboratoire central

    Editions de l’Olivier, « Penser/rêver », 2012, 239 pages