L’ouvrage de Henri Sztulman : Psychanalyse et Humanisme (2008 Rue des Gestes – diffusion Verdier) se présente comme un « Manifeste contre les impostures de la pensée dominante », reprise d’une conférence prononcée dans le cadre de la société psychanalytique de Paris. Henri Sztulman s’attache d’abord à faire le tableau du contexte économique et idéologique produisant cette « nouvelle pensée » : globalisation planétaire des échanges, marchandisation généralisée, triomphe de l’idéologie libérale, uniformisation des modes de vie, dangereuses victoires du virtuel, dérive scientiste. Le bilan est désormais bien établi et la « déshumanisation » qui accompagne le « néo-libéralisme » (dont les traits principaux et l’histoire conceptuelle sont plus précisément examinés en annexe) est au centre de nombreux ouvrages (entre autres ceux du préfacier d’Henri Sztulman, Bernard Maris, cf en particulier : Capitalisme et pulsion de mort 2009 Albin Michel). Henri Sztulman s’attache donc surtout à en pointer les effets dans le domaine de la psychanalyse, et d’abord ce qui prend la forme d’un symptôme : un renouveau de la « haine de la psychanalyse », dont la force de subversion conservée menace le discours scientiste et la « neuro-économie », leur « bricolage éthique » et leur « imposture scientifique ».

La « nouvelle pensée dominante » a d’abord un impact sur la construction du sujet et fabrique un « homme sans identité ». Le diagnostic d’Henri Sztulman est celui d’un « effacement du principe de réalité au profit du principe de plaisir », où Narcisse supplante Œdipe (ce point est éclairé en annexe, avec l’appui des travaux de Jean-Pierre Vernant : on passe du mythe d’Œdipe, répétition infinie de l’inceste et du parricide, à celui de Narcisse, l’éternel enfant qui meurt de et par son regard, désunion pulsionnelle fruit d’une attente fantasmatique et de son échec), où le corps est substitué au discours, où le groupe exprime le sujet. Il s’ensuit un tableau de nouvelles « psychopathologies quotidiennes » (qu’Henri Sztulman réunit dans la notion de « trouble de la personnalité limite »), qui échappent au modèle névrotique ou au modèle psychotique standards, et dont Freud avait eu l’intuition dans son Abrégé de Psychanalyse. Dès lors, les « dispositifs de soins » doivent être adaptés et les pratiques psychanalytiques renouvelées, d’autant plus que le temps est aussi celui des progrès de la psychopharmacologie et du développement de thérapies comportementales (et cognitives). En effet, devant ces nouveaux troubles (dont on peut trouver une autre description dans les travaux de Charles Melman), on assiste à la prise de pouvoir dans l’université des sciences cognitives, aux progrès d’une logique à la fois scientiste et managériale, à la culture du nombre (Jean-Claude Milner dirait à la « politique des choses »), au remaniement des classifications psychiatriques et à la « catastrophe épistémologique qu’entraîne une telle nosologie » : il s’agit d’évacuer le social et le psychique pour construire l’homme machine, l’ « homme bionique ».

Henri Sztulman peut alors définir sa position de praticien ( et on touche alors le moment le plus personnel de l’ouvrage). On peut la caractériser comme fondamentalement pragmatique et non dogmatique. Pointant ce qui a pu faire perdre son âme à la psychanalyse et en faire l’instrument du pouvoir, et les risques de reproduction « clonique » ou « clanique » qui la menacent, Henri Sztulman plaide pour l’éclectisme théorique, le renoncement à la cure-type ou au protocole standard, la reconnaissance des acquis des autres techniques, une position de compromis dans la controverse psychanalyse versus psychothérapies (cf Freud : allier l’or pur et le cuivre), le recours à une métapsychologie fondée sur la thèse d’un continuum entre le normal, les troubles névrotiques, limites, psychotiques et les « inclassables troubles pervers ». Bref une démarche fondée sur le doute, l’esquisse : aller « cahin-caha » et mettre toujours la clinique aux commandes, avant la théorie.

Paradoxalement, les réserves que suscite l’exposé d’Henri Sztulman découlent de l’idéal même qui l’anime. Le plaidoyer se fait en effet au nom du «respect de l’humain et du vivant ». De bout en bout le texte reste fidèle à cet « humanisme psychanalytique », à ce « combat pour un homme unique et total ». Il s’agit donc d’un conflit qui porte sur la « nature de l’homme ». Mais hors quelques considérations sur la liberté et la beauté, ou sur le « commun des hommes » ( naissance, amour, maladie, création, mort), et la «question du sens » que posent la religion, les idéologies, la philosophie et la poésie (une annexe montre comment celle-ci se réclame – comme la psychanalyse – du langage, de la mémoire et de la liberté : c’est la seule occurrence du langage comme « référence de l’humain » !), « l’humain » semble postulé plutôt que défini. Si, pour ne soulever qu’un problème, Henri Sztulman met en exergue Freud et la découverte que « le progrès a conclu un pacte avec la barbarie », faut-il en conclure que la barbarie ne relève pas de «l’humain » tout autant que le progrès ? Il semble qu’après Althusser, après Lacan, on en revienne au progressisme et à l’optimisme des Lumières (« Freud n’était pas progressiste » insistait Lacan). Optimisme qui relance Henri Sztulman dans « l’espérance d’un monde meilleur » (cf son Post-Scriptum) après le simulacre des mesures keynésiennes suivant la crise financière de 2008 : il est à craindre que le « dégoût devant cette banqueroute » ne soit pas près de s’éteindre ! Mais il y a là peut-être aussi un problème de position politique, puisqu’aussi bien dire que « le monde s’éloigne de l’humain » se justifie par le constat de « la manipulation de l’idéal démocratique » et « l’effacement progressif de la République ». Cette problématique « social-démocrate » n’enrichit pas vraiment ni le contenu, ni la définition de « l’humanité de l’homme ». On préfèrera rester, avec Henri Sztulman, sur la seule force de « résistance » de la psychanalyse, et sur la clinique, « espace ultime de liberté pour le singulier ».

Jean-Pierre MAUREL

Linguiste

Groupe de lecture Prix Œdipe de Toulouse