Biographie psychanalytique

Par Jean-François REY, agrégé et docteur en philosophie, professeur à l’Université d’Artois

À quoi doit s’attendre le lecteur en ouvrant cette imposante « biographie psychanalytique » de Freud ? À une somme, bien sûr : 900 pages ! Mais surtout à la première histoire psychanalytique qui déborde les genres convenus : il s’agit bien d’une biographie. Mais, s’agissant de Freud, Gérard Huber, psychanalyste de profession, conçoit sa vie comme un « long rêve récurrent ». Et par suite, chaque épisode du chemin de Freud vers l’éclosion et le mûrissement de son invention, est éclairé d’interprétations empruntées à la psychanalyse et à ses développements les plus contemporains. Le projet explicite de Gérard Huber est d’évoquer la personne totale de Freud : l’homme, l’époux, le père, le penseur, le chercheur, le thérapeute et l’inventeur de la psychanalyse. Ce travail est un défi que l’auteur se jette à lui-même. Mais aussi simultanément à ses lecteurs. Gérard Huber écrit : « Cette biographie se veut révélatrice d’un refoulé commun à son héros, à son auteur et à son lecteur. » C’est à chacun de ces niveaux que ce livre agit. Aussi est ce autant pour nous que pour Freud ou son biographe que ce dernier énonce : « L’autobiographie a été pour lui la continuation ce la vie par d’autres moyens que biologiques. » À l’échelle de Freud il faut fondre ensemble les types classiques connus de biographie dans un nouveau genre : la biographie psychanalytique. Méthodologiquement il y a donc une interprétation de la Selbstdarstellung freudienne elle-même et des acquis de la recherche de la recherche sur l’écriture de soi à l’aide des travaux de Philippe Lejeune. Il a donc fallu tenir compte des rêves et de leur interprétation par Freud, de ce qu’il en a dit comme de ce qu’il n’en dit pas. Mais l’auto-analyse de Freud ne se limite pas aux rêves. Il faut en outre prendre en compte la vie quotidienne et familiale, avec ses joies, son ambivalence, ses drames, mais aussi le travail de recherche, peu académique, et jalonné d’aventures et enfin les réflexions sur l’art, la religion et culture. Freud lui-même use de la métaphore à propos de l’analyse décrite comme « un chef-d'œuvre de tissage. » Enfin, pour être psychanalytique, la biographie doit tenir compte aussi de l’après coup, sans sortir, c’est une difficulté avérée, des limites du genre : si la vie d’un homme est transformée par la mort en destin, selon la formule d’André Malraux, alors grande est la tentation du biographe qui vient après Freud et, en l’occurrence après les développements contemporains de la psychanalyse, de verser dans ce que Gérard Huber désigne comme une « biographie interprétative ». L’un des mérites de cet ouvrage est d’avoir réussi à éviter cet écueil.

On conviendra aisément que la tentation qui guette le biographe à chaque page, c’est celle de partir de l’inanalysé de Freud. Aussi le matériau comme la méthode doivent mettre en lumière les stratégies par lesquelles Freud a différé ou évité l’analyse dans sa propre écriture. À ce sujet il écrit à Arnold Zweig des mots qui devraient décourager par avance toute tentative de biographie : « Celui qui devient biographe s’oblige au mensonge, aux secrets, à l’hypocrisie, à l’idéalisation, et même à la dissimulation de son incompréhension, car il est impossible d’avoir la vérité biographique et même si on l’avait, elle ne serait pas utilisable. » Gérard Huber prête à Freud la crainte que le biographe finisse par en savoir plus sur Freud que ce qu’il en a su lui-même. Mais n’est ce pas plutôt un axiome de la recherche que de prétendre, comme le disait Kant, comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même ? Le biographe doit, en tout cas, s’attacher au Feud « réel » et non à celui qui aurait pu en savoir plus sur lui-même. C’est même, pour Gérard Huber, une question d’éthique : « Respecter Freud tel qu’il fut de son vivant : telle sera donc l’éthique de mon travail biographique. » Mais par quels moyens ?

Interview de l’auteur à France Culture du 20 novembre 2009

- France Culture

Le 28 avril 1885 Freud écrit à sa femme Martha : « J’ai détruit toutes mes notes de ces quatorze dernières années, ainsi que les lettres, les extraits scientifiques et les manuscrits de mes travaux. Quant aux biographes, laissons-les se tourmenter, ne leur rendons pas la tâche trop facile. » Freud aurait il opté délibérément pour la dissimulation ? Gérard Huber le croit, confirmant au passage que ses propres recherches depuis trente ans vont dans ce sens, ce qui suffirait déjà à encourager le projet d’écrire ce livre et aujourd’hui notre plaisir à le lire.

Freud est saisi dans un carrefour d’interprétations et de rencontres qui sont ici restituées non pas comme les précédents biographes (Ernest Jones et Peter Gay, pour ne citer que les plus connus) l’ont fait, c’est-à-dire comme le portrait de la génération des pères de la psychanalyse, mais comme l’ensemble des proches qui ont contribué à la naissance du projet freudien. On lira donc avec intérêt la quasi-dramaturgie où sont convoqués les compagnons de la première heure : Breuer, Fliess, Ferenczi avec leurs faiblesses et leurs audaces. Cette entreprise se lit aussi comme une tentative littéraire où l’on trouvera maintes esquisses de romans, de nouvelles ou de pièces de théâtre, tant les relations tissées par Freud et autour de Freud sont ici présentées comme autant d’« actes » mettant en scène la genèse d’une méthode et d ‘une pensée : le roman familial, les années de formation, les femmes de sa vie (Martha, Minna, Anna) ses collaborateurs, les années d’exil…

Gérard Huber rassemble ici les résultats de recherches antérieures menées sur la genèse des concepts, l’épistémologie de la psychanalyse, sur la passion jamais démentie de Freud pour l’Egypte et les figures d’Akhénaton et de Moïse, sur sa judéité et ses rapports à la vocation universelle de ses découvertes, sur son anthropologie. Ici Gérard Huber développe et approfondit ce que ses précédents travaux exploraient déjà. En particulier il souligne l’importance du don et de la dédicace par le père de la Bible des frères Philippson où le jeune Sigmund découvrit une vraie encyclopédie du judaïsme antique mais aussi une anthropologie de l’Egypte ancienne, si déterminante par la suite que Freud ne cessa d’y revenir. Mais il explore aussi ce que ses prédécesseurs avaient minoré : tout ce que Freud doit à la lecture de Spinoza et de Nietzsche. Huber, parodiant Hegel, nous explique que tout penseur a deux théories de la vie de l’esprit : celle de la philosophie, Spinoza et celle de la psychanalyse, Nietzsche. De ce dernier l’auteur montre pour la première fois de manière détaillée à quel point il importa à Freud au sortir de ses années de lycée. L’empreinte de Nietzsche, comme son dépassement au moyen de Darwin et de Haeckel, a durablement marqué Freud

Toute cette généalogie vivante est replacée dans le contexte historique dramatique de la crise de l’humanité européenne : l’antisémitisme, le nazisme, la guerre, la religion. Cet ouvrage foisonnant se lit comme un roman très documenté, pourvu d’un index et d’une bibliographie complète rapportée pour la première fois à l’édition française des œuvres complètes. Il peut donc se lire aussi comme un guide de lecture où ne sont éludées ni les énigmes ni les zones d’ombre.