Gilets Jaunes

Face à la foule, aux images, aux réseaux dits sociaux.

 

Ce qui est manifeste dans une foule, c’est qu’elle est à la fois unie et qu’elle ne pense pas. Elle réagit dans un mouvement à la fois effrayant, émouvant et même envoûtant. Pour avoir il y a un demi-siècle participé jeune étudiant à ce que l’on appelle le mouvement de Mai 68, j’ai pu observer ces phénomènes de près, constater qu’une assemblée  pouvait se prononcer le matin dans un sens et le soir dans l’autre, que des petits groupes pouvaient  manipuler une foule. Qu’il était bien difficile de continuer à penser sans répéter bêtement des slogans. Qu’enfin la peur était présente chaque jour et que nous ne savions guère où tout cela pouvait bien nous mener.

 

Je ne vais pas faire le malin. Je n’ai pas vu venir le mouvement auquel nous assistons et je ne sais pas mieux qu’un autre ce que l’avenir nous réserve. Ce que je note c’est le sentiment de partage qui s’opère entre les manifestants en particulier autour de ces constructions routières que l’on appelle les ronds-points et qui sont le plus souvent ornés de « sculptures » dont la laideur laisse parfois pantois ; Autour d’un café, d’un feu de camp, des voisins qui ne se parlaient pas entre eux depuis des lustres se découvrent et se mêlent. Comme si une humanité se recréait alors qu’elle semblait éteinte à jamais ; J’ai traversé ces villes de province où plus aucun commerce ne subsistait écrasé par les supermarchés installés à ses portes dans ce qui se dit centre commercial où défilent le samedi matin les habitants derrière leur caddy. Des villes dont la maternité ferme, dont le café ferme, dont la poste ferme, dont la banque ferme et même le curé qui n’y vient plus qu’une fois par mois.

 

Je n’ai pas de mal à imaginer ce que peut ressentir quelqu’un qui touche un salaire modeste en entendant les sommes reçues par un patron d’industrie comme Carlos Ghosn même si c’est grâce à ce qu’il a mis en place que peut-être l’ouvrier va trouver du travail dans sa ville. Je me doute de ce que peut penser un étudiant qui voit les droits d’inscriptions augmenter au point qu’il se demande si demain il ne sera pas soumis au même dictat. J’entends chaque jour parler de conditions de travail avec des différences tellement sensibles qu’elles en deviennent choquantes. Si l’on fait le total d’une sociabilité en déshérence, d’un travail fragmenté que l’on doit subir, du sentiment des inégalités sociales qui se creusent avec les plus riches de plus en plus riches et les pauvres toujours aussi pauvres, de famille souvent déstructurées alors la goutte qui rassemble ce sera les 80 km heures sur les routes secondaires et ce, bien qu’elles tuent  ces mêmes automobilistes mais qui au détour de la route qu’ils empruntent chaque jour passent devant un radar qui leur apparaît comme l’œil de Caïn un œil persécuteur, l’œil de big brother, l’œil de l’Etat nullement bien veillant, bien au contraire.

 

Dans les paroles recueillies ici et là une seule constatation. Ils sont là mais réclament tout et nimporte quoi dans une cacophonie indescriptible. Ils ne savent pas énoncer pour la plupart ce qui les rassemble. Peut-on leur en faire reproche ?

On me dit que des propos anti-sémites et homophobes ont été entendus sur certains de ces rassemblements, et je sais bien le danger qui nous guette. Je sais aussi que même si cela ne me convient pas toujours, défendre la démocratie reste pour moi un enjeu sur lequel il convient de ne pas transiger.

 

Une collègue brésilienne me racontait hier comment lors de la dernière élection présidentielle, ils avaient organisé la riposte contre les fakes news qui fleurissaient, argumentant, dénonçant les fausses informations, donnant des arguments en réponse à ceux qui se déployaient sur les réseaux sociaux. Ils se sont alors aperçus que ce combat était vain car ils se battaient contre des machines ! Ils sont alors descendus dans la rue et ont installés des lieux de parole. Je ne sais pas si c’est ce que les analystes doivent faire aujourd’hui. Je crois seulement qu’il y a pour nous une urgence et une seule. Penser notre place dans ce qui va advenir dans les jours prochains et tenir bon sur l’essentiel : les principes démocratiques, le respect de l’autre, le refus des violences y compris celles de l’Etat.

Laurent Le Vaguerèse