recalcati Van Gogh

Mélancolie et création chez Vincent Van Gogh

MASSIMO RECALCATI

Fiche ouvrage : oedipe.org/livre/melancolie-et-creation-chez-vincent-van-gogh

Massimo Recalcati est l'un des grand noms de la psychanalyse italienne contemporaine. Membre à la fois de l'Association psychanalytique italienne et d'Espace analytique, il s'est d'abord fait connaître pour ses ouvrages consacrés à l'anorexie et à la boulimie ; toutefois, depuis le début des années 2000, il est aussi et surtout devenu l'un des rares penseurs de son époque à persister dans l'introduction d'une pensée lacanienne qui se permet, avec irrévérence, d'aborder des sujets divers et de se pencher sur l'art et sur la création. Avec la publication, aux éditions Ithaque, de son ouvrage Mélancolie et création chez Vincent Van Gogh (publié pour la première fois en 2009 à Turin, aux éditions Bollati Boringhieri) et grâce à la traduction impeccable qu'en offre Giulia Galibert, c'est un ouvrage remarquable qui nous est proposé, autant par l'abord méthodologique de son objet que par les thèses qu'il défend sur le statut de l'œuvre d'art.

 

 

 

Un défi méthodologique…

 

Dans une préface rédigée en 2014, soit cinq ans après la rédaction de l'ouvrage proprement dit, Massimo Recalcati s'attache à expliciter le projet qui a porté ce livre : s'opposant à « la violence arbitraire [des] interprétations » (p.5) et refusant d'imiter les « pathographies » qui font passer la « biographie de l'artiste » pour une « cause efficiente de l'œuvre elle-même » (ibid.), l'auteur a tenté de « renverser » la logique généralement suivie, et de soutenir que c'est l'œuvre qui « réécrit la vie rétrospectivement » (p. 6).

L'œuvre, dès lors, sera considérée comme le lieu irremplaçable où se manifeste « l'inconscient comme césure en acte » (p. 6), ce qui implique qu'elle constitue « un excès par rapport à la vie elle-même ».

Dans le cas qui nous occupe, les peintures de Van Gogh y perdent – et c'est tant mieux ! – le statut de symptômes à interpréter de manière plus ou moins cavalière ; mais elles y gagnent au change, puisqu'ils deviennent ce qui permet toute interprétation sur la vie de Vincent Van Gogh. Ainsi haussés au rang de conditions de possibilité de tout discours sur le peintre, les tableaux s'en voient magnifiés : ils deviennent des actes, des gestes, des manières d'être au monde, et non des productions pathologiques qui permettraient de déceler quelque « fantasme originaire », matrice insaisissable d'une œuvre mouvante.

 

 

…pour une plongée au cœur de l'œuvre

 

            Cette manière de procéder permet à l'auteur, suivi de bon gré par son lecteur, de se plonger sans arrière-pensées dans toute la richesse et la diversité de l'œuvre van-goghienne. Nul n'aura l'impression de lire ici un ouvrage « sur » Van Gogh, considéré comme un cas clinique à analyser, ou même à disséquer. Plutôt que d'éloigner de nous le personnage de Van Gogh, en pathologisant sa trajectoire, ou en recourant à mauvais escient au jargon lacanien pour le crucifier (ce qui serait un comble, puisque ce livre démontre l'importance de la figure christique chez l'artiste), Massimo Recalcati réussit le coup de force de nous le rendre plus proche, plus familier, moins étrangement inquiétant.

            Semblable manière de se rapprocher de l'artiste permet en retour à Recalcati de transmettre à son lecteur le désir de revoir les œuvres de Van Gogh, éclairées sous un jour nouveau : nous voici soudain animés par le souhait de nous plonger (ou de nous re-plonger) dans la correspondance entre Vincent et son frère Théo, dont on apprend, au passage, qu'elle est librement accessible sur internet. Pour résumer ce point, disons que la voie choisie par Recalcati nous transmet le désir de suivre la trajectoire de l'artiste, sans appréhension, mais sans verser non plus dans le pathos, dans l'illusion de l'empathie ou dans la « compréhension » à peu de frais.

 

 

…d'où rapporter quelques enseignements sur la psychose mélancolique

 

 

            C'est que la plongée au cœur de l'œuvre van-goghienne ne constitue pas un voyage de tout repos ; elle est plutôt une prise de risque assumée par Recalcati. Adopter cette démarche intransigeante permet à l’auteur de rapporter dans son escarcelle quelques enseignements fondamentaux sur le statut de la création dans un contexte mélancolique.

            Parce qu’il suit le chemin de Van Gogh sans craindre l'abîme où il mène, Massimo Recalcati nous entraîne à la poursuite la Chose – à la fois objet déchu et portion sublime du réel. L’auteur peut indiquer, à la suite de Heidegger et de Lacan, que les célèbres Vieux Souliers, datés de 1886, constituent aussi bien le déchet de l'artiste que son point de bascule dans l'univers de la couleur. Ils incarnent un centre d'attraction ultime, vers lequel le peintre se sent irrémédiablement aspiré. La peinture, en tant que fenêtre ouverte vers l'inconnu, se manifeste comme « recherche de l'infini » (p. 61) ; toutefois, où les limites cessent d'exister, Van Gogh vient se perdre. Il erre dans une « zone d'incandescence, un tourbillon, une spirale chaotique, une force magnétique qui emporte et dévaste la vie » (ibid.).

            Rien ici de charmant, ni de romantique : aucune idéalisation de l'artiste chez Recalcati, dont la proximité avec le peintre n'équivaut guère à un éloge naïf de son supposé génie. C'est ce qui sépare un Massimo Recalcati d'un Gilles Deleuze, jamais cité dans ce livre ; pourtant, nous pourrions dire que Recalcati réalise et parachève le projet deleuzien d'une écriture sans concession de la créativité. Là où Deleuze achoppe sur l'idéalisation du génie, Recalcati oppose sa rigueur.

            Cette méthode permet à l'auteur de donner à voir, et à découvrir, l'importance de la « lumière-couleur » pour Van Gogh : comme le montre Recalcati, le Sud est à la fois un point géographique et la destination d'un tropisme qui pousse le peintre à rejoindre « le centre incandescent de la Chose » (p. 65) jusqu'à s'y brûler les ailes. L'expression de pulsion de mort n'est jamais employée dans cet ouvrage, mais le lecteur perçoit bien que c'est de cela qu'il s'agit : la couleur faite lumière, la lumière faite couleur, sont des manières de traduire « la force de la Nature et, en même temps, son inhumanité, sa violence exorbitante » (p. 107) : chaque tableau est un pas de plus qui précipite l'artiste au cœur d'une destructivité qui le cerne déjà. Il s'y engouffre, en une démarche qui rappelle celle de Rimbaud allant se perdre dans la solitude de l'Afrique (p.119) et disparaître dans « l'intensité » de « l'explosion créatrice » (p. 35).

            Ces considérations permettent à Recalcati d'élaborer une véritable théorie de la peinture : pour aller de la Chose vers la couleur-lumière, il s'agirait, chez Van Gogh, de trouver un équilibre fragile entre « la force » (c'est-à-dire, la poussée pulsionnelle) et la forme. Pour Recalcati, l'œuvre d'art est le lieu où advient « une possibilité inédite de la pulsion » (p.132) : celle de transformer le réel pour « donner une forme nouvelle à la force » (ibid.). L'événement de l'art consisterait non pas en une donation de sens intelligible seulement par la voie philosophique, mais en une donation de forme à la force pulsionnelle, dans le creuset du tableau, soigneusement délimité par un cadre protecteur. Dangereuse tâche, et difficile équilibre !

 

 

… et certains repérage utiles au clinicien

 

            Enfin, ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage, que d'élaborer, sans pourtant avoir l'air d'y toucher, certains repères utiles à tous ceux qui, dans leur pratique professionnelle, ont affaire avec la psychose. Le lecteur pourra regretter le ton parfois didactique que prend Recalcati lorsqu'il enseigne la distinction, aux chapitres 7 et 8, entre une « compensation imaginaire » et une « suppléance symbolique ». Néanmoins, on ne peut dénier à l'auteur un réel talent, quand il s'agit de faire comprendre avec simplicité et pédagogie l'importance de ces notions. Au moment d'écouter – et d'entendre – le discours de ses patients, gageons que plus d'un clinicien confronté avec la psychose se ressaisira avec profit de quelques éclairages offerts par Recalcati.

            Ces points où s'articule la pensée lacanienne de l'auteur permettent aussi bien de cerner la place place prise par la religion chez Van Gogh, que l'importance dans sa vie de la création artistique – mais, répétons-le, il ne s'agit pas de réduire ces données à de simples symptômes, plutôt de montrer comment l'identification religieuse et la pratique de la peinture procurent une trajectoire de vie à l'artiste, dont il se ressaisit afin de produire son propre destin.

            En dernière analyse, ce serait néanmoins, selon Recalcati, du tout début qu'il faudrait repartir pour percevoir l'urgence, chez Van Gogh, du besoin de s'inventer une destinée singulière : comme il l’indique au chapitre 2 de son ouvrage, Vincent est le nom d'un autre, un frère aîné mort avant sa naissance. Cette nomination est d'autant plus funeste que le second Vincent naît le jour anniversaire de la mort du premier. Mort dès avant sa naissance, l'artiste rejoint son point de départ, et ce, en dépit du soutien qu'il trouve auprès de Théo, son frère.

            La question du nom reparaît au chapitre 11, dans une intéressante mise en parallèle de la fonction du « sinthome » chez Joyce (pour qui l'écriture serait une manière de « se vouloir un nom », donc de compenser la carence paternelle [p.79]) et de l'expérience artistique de Van Gogh, qui l'entraîne vers l'« autodissolution » (p. 82), c'est-à-dire vers l'éclipse, l'effacement du nom (p.83). Tandis que, pour Joyce, l'écriture permet un semblant d’inscription, la peinture, pour Van Gogh, constituerait une expérience du déracinement, qui le conduira jusqu'à la « déstabilisation finale » (p. 85).

            C’est donc bien de la mélancolie qu’il est, de bout en bout, question dans cet ouvrage. Reprenant à Freud une expression célèbre, nous pourrions dire que Recalcati éclaire la « pure culture de la pulsion de mort[1] » à l’œuvre chez Van Gogh. Mais surtout, il montre que l’œuvre ne s’y réduit pas, et qu’elle constitue, au contraire, une coupure – un sursaut salvateur sur lequel l’artiste peut compter.

 

 

Benjamin Lévy

Psychologue clinicien, psychanalyste

 

[1] Sigmund Freud,  « Le moi et le ça » [1923b] ; dans Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 298.