Jardins de mémoire

Jardin de mémoires…L’art du partage

 

 

Quelque chose d’important est en train de se passer dans les relations déjà bien anciennes mais toujours passionnées qu’entretient le milieu artistique avec le monde de la psychiatrie. Ce n’est pas facile à saisir mais la mutation est peut-être majeure : après que nombre de productions de malades aient été élevées et reconnues comme des œuvres d’art [1], après que la dimension soignante de la création artistique pour certains malades ait été largement documentée[2] et alors que beaucoup d’artistes et d’art-thérapeutes ont désormais investi le champ de la psychiatrie en inventant des formes originales d’ateliers de création au sein même des institutions de soin, voilà qu’une jeune association, Arts Convergences, parvient à faire véritablement « travailler ensemble » artistes et patients pour concevoir et proposer des expositions d’envergure.  Dans les projets qu’elle défend, l’objectif n’est pas le repérage d’une expressivité propre aux patients atteints de troubles psychiatriques, la dimension thérapeutique de l’expression artistique n’est pas visée, c’est l’exposition des œuvres qui compte, leur inscription, leur visibilité et leur écho dans la cité qui sont recherchés. L’association Arts Convergences n’est certainement pas la seule à porter de telles intitiatives et ses réussites des années précédentes comme son ambition viennent d’être récompensés par le Haut Patronage du Secrétariat d’Etat auprès du Premier Ministre chargé des Personnes Handicapées qui reconnaît sans doute par-là combien le mouvement engagé est profond, novateur et partagé.

Le projet de faire travailler ensemble des artistes et des malades reste néanmoins un défi aussi théorique que pragmatique : c’est un défi théorique parce qu’il rend nécessaire une pensée de la maladie affranchie de l’idée qu’elle procèderait d’un déficit en ce qui concerne le potentiel créateur de la personne atteinte. C’est un défi pragmatique également parce que la prise en considération du temps psychique nécessaire aux patients et aux institutions pour mener à bien de tels projets est une gageure

Mais il y a plus. Laurence Dupin, présidente de l’association, a proposé cette année à des artistes reconnus, à des patients malades psychiques qui s’intéressent à la création artistique et à des soignants en psychiatrie de réaliser ensemble et d’«exposer ensemble » des œuvres monumentales, des installations, des moments artistiques à découvrir et à traverser qui résonneront entre eux et prendront place dans le parc du château de Saint-Germain en Laye. Ce projet est cette fois fondé sur l’idée qu’une œuvre de qualité peut être réalisée non seulement par tel ou tel patient talentueux aidé par un artiste confirmé mais également par un collectif incluant des patients, des soignants et des artistes[3].

Le résultat sera visible cet été du 1 juillet au 30 septembre 2018. Cinq œuvres réalisées par quatre hôpitaux de jour de psychiatrie[4], ceux de Saint-Germain en Laye, Rambouillet, Trappes et Versailles, viendront s’associer et entrer en résonnance avec cinq  œuvres réalisées pour ce projet par Eric Le Maire et Charles-Edouard de Surville.

Que s’est-il passé pour que cela ait été possible ? Le travail aura d’abord consisté à constituer de petits groupes dans chaque hôpital de jour pour y travailler avec un artiste confirmé les beaux mots de la proposition initiale : « jardin », « mémoires », « partage »…Des associations sont nées et se sont progressivement enrichies et pensées, certaines ont été abandonnées ou se sont prolongées, puis des images, des idées, éventuellement des projets plus ou moins réalisables ont été avancés. Chaque groupe s’est orienté progressivement vers une ou plusieurs réalisations collectives, sans heurt, même si chacun a sans doute été légèrement déplacé de son projet personnel et certainement de sa position de départ. L’œuvre envisagée aura toujours été en lien avec les projets et envies des deux artistes plasticiens, permettant au passage que quelque chose de « l’histoire de l’art » soit revisité.

« On fait tout ensemble » est parfois venu, semble-t-il. Et c’est pourquoi les œuvres exposées n’auront parfois qu’une « signature » collective. C’est le signe que la présence de chacun aux autres aura été plus déterminante encore que l’effort individuel de création, reconstituant un environnement sûr où prendre contact avec ses propres potentialités créatives autant qu’avec celle des autres. C’est dire aussi, en creux, combien une profonde solidarité entre les patients, les soignants et les artistes dans le projet d’exposition aura été mobilisée. Ni abri pour artistes un peu fous, ni patronage en plein air, l’exposition de cet été enrichira la pensée et la rêverie du promeneur.

Ce qui circule entre nous et que nous ne connaissons pas, ce que notre inconscient perçoit du monde qui nous entoure[5] et ce qu’il en est de la créativité inconsciente y seront manifestes autant que sollicités. Le cadre superbe du parc du château de Saint-Germain et sa longue histoire humaine et botanique méritait aussi cela.

Th. de Rochegonde, juin 2018

 

[1]  C’est ce que l’on désigne généralement comme le domaine de l’art brut. La librairie du musée de la Halle Saint-Pierre à Paris dans le 18ème est, avec celle du musée de l’Art Brut de Lausanne, la librairie de référence dans le domaine.

[2] D’innombrables ouvrages ont été publiés sur le sujet, traitant de ces très nombreux artistes qui ont eu à faire avec l’internement psychiatrique et l’angoisse psychotique que la réalisation artistique a, si ce n’est sauvé, du moins maintenu vivants psychiquement. Citons ici notre découverte récente de l’œuvre saisissante de Laure Pigeon (Collection de l’art brut de Lausanne, n° 25, Infolio, 2014) ou le livre récent de Joseph Rouzel (La folie douce, Psychose et création, Erès 2018)

[3] Notons ici que l’exposition précédente organisée par Arts Convergences, « attributs et représentations de la folie…Autour de Jérôme Bosch » avait déjà proposé des œuvres collectives réalisées en institution.

[4] On peut rappeler ici que les patients qui fréquentent les hôpitaux de jour sont en général des personnes dont les troubles psychiques rendent très difficile voire impossible une vie sociale satisfaisante, ce qui nécessite souvent des traitements allopathiques ainsi qu’un accompagnement au long cours par des professionnels

[5] Christopher Bollas, un psychanalyste anglo-saxon, parle à ce propos de l’inconscient comme d’un « inconscient récepteur », en flux dirait Bion, et incluant l’inconscient refoulé freudien qui n’en est qu’une partie. Cf. Le moment freudien, Ithaque 2011, PP 50-51

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De 1983 à 2010 a fonctionné « L'Atelier du Non-faire » au sein de l'hôpital de Maison Blanche. Le pavillon fut détruit, les œuvres avec. Malgré la mobilisation réunissant malades et cliniciens, malgré les manifestations de soutien, malgré l'espoir de poursuivre ailleurs, le projet de Musée vivant qui devait préserver la richesse créative du lieu, ne vit jamais le jour .
S'immerger dans les abysses de l'Atelier du non-faire, c'était s'immerger dans ce bain existentiel de la condition humaine aux prises avec la douleur d'exister, un bouillon de créativité « brute », un « art brut-al » comme l'énonçait Christian Sabas.
Christian Sabas fut l'initiateur de l'Atelier du Non-faire. Infirmier psychiatrique hors -normes , il refusait les normes et la standardisation. Il était aussi peintre et musicien. Refusant le  quotidien asilaire ,  la blouse blanche et les pratiques routinières, il fit de  chaque acte, chaque tentative, chaque existence, chaque vécu, chaque expérience, une aventure humaine. Il commença à établir des relations avec les personnes hospitalisées, par des moyens ordinaires, comme une partie de ping-pong, une promenade, une simple conversation... ces personnes enfermées, dépouillées de leurs habits et de leurs effets personnels, marginalisés, stigmatisés, privés de leurs droits de citoyen. Il amenait parfois sa guitare, parfois du matériel de dessin…jusqu'à ce que le conflit éclate, le jour où il invite des musiciens à venir jouer avec les patients! Devant le scandale déclenché par cette initiative de vie, le Dr Pariente proposa un arrangement et trouva à aménager un pavillon abandonné et délabré pour garder son infirmier « hors norme ». Avec des matériaux de récupération, papier, cartons, draps…l'aventure commença dans l' immense bâtisse de ce pavillon inoccupé.
Voici ce qu'en disait Christian Sabas : « Ce lieu peut-être considéré comme un essai de destruction des structures asilaires, de destruction des résidus de l’ancien système psychiatrique, car il est une tentative de reconstruction de la / les personnalités désarticulées, au travers d’un « ailleurs » créatif, indépendant du fonctionnement administratif et médical de l’institution. »
A côté d'un fonctionnement institutionnel figé, ce pavillon abandonné fut ouvert à tous les malades de l'hôpital, libres de faire de la musique, de danser, de chanter, libres de faire de la peinture, de la sculpture, d'écrire... ou de ne rien faire. Au sein de l'hôpital mais en marge de son fonctionnement, ce lieu hors-normes, à l'image de son fondateur, devint pour certains malades le poumon de l'hôpital. L 'inétabli permit que l'essentiel soit mis à l'épreuve. Un très beau film de Patrice Rolet « La tête dans les toiles » en témoigne, ainsi que des photos, des textes, seuls vestiges aujourd'hui de cette effervescence créative .
Lorsque j'ai  découvert l’Atelier du Non-Faire, à la veille de sa fermeture, ce fut un choc, une plongée en eau profonde dont on ne revient pas indemne. Des salles, des couloirs, un dédale avec des milliers de toiles accrochées, empilées, jonchant le sol, un parcours abyssal, vertigineux, dans les limbes de l'enfer psychique . Il y avait là un tableau à même le sol sol, où était peint ce texte : «Quand l’espoir n’a plus que la vague forme d’un cendrier plein… ». Et là m'est apparue la coupe pleine de mégots, l’odeur du tabac froid, l’air nauséabond, irrespirable …Quand ce qui était vivant est parti en cendres, quand la coupe est pleine de ces cendres qui étouffent, le Non-Faire pouvait apporter cette bouffée d’air frais, cette respiration, cette inspiration (dans les 2 sens du terme) qui permettait de reprendre son souffle, de prendre un nouveau souffle, pour que le cendrier se vide du trop-plein où l’être se consume.
Les malades de l'hôpital, embourbés dans une marée noire psychique et institutionnelle, pouvaient s'en extraire en rejoignant cet espce de liberté que proposait Christian Sabas . Au sein de l'hôpital, cet aller-retour, ce fort-da leur permit de vivre et d'espérer, dans une dynamique de création, de re-création de leur espace psychique, et non de récréation . Contrairement au remplissage occupationnel, contrairement à l’ergothérapie où la dimension de l’intime et du désir est cadenassée, c’est dans l’inétabli, dans l’imprévu, dans le bancal, dans les marges, que quelque chose d’essentiel put se mettre à l’épreuve et en oeuvre. Sur les pas de Dubuffet « je porte quant à moi, haute estime aux valeurs de la sauvagerie : instinct, passion, caprice, violence, délire », sur les pas de Gérard Garouste « Si le fou dérange, je veux que le peintre dérape », les « activistes » du Non-Faire pouvaient se réapproprier ce dérangement, ce dérapage, un acte de réappropriation symbolique de l'intime. Ils mettaient en œuvre ce versant exclu qui nous possède, qui nous travaille à notre insu, qui nous met au travail .
L'atelier du Non-faire permit d'approcher le réel, d'en faire écriture, conquête sur l’opacité, entaille pour qu’autre chose advienne . Danser, chanter, faire de la musique, peindre, sculpter, écrire, autant de façons qui permirent de gagner sur l’informe qui fait masse, qui met à la masse, pour habiter son corps psychiquement vivant. Duras parle de l’écrit, de toute forme d’écriture : « L’écrit, c’est le déchiffrement de ce qui était déjà là, et qui déjà a été fait par vous dans le sommeil de votre vie, dans son ressassement organique, à votre insu… ». Elle fera de son travail d’écriture une épreuve du corps, une épreuve de force: « J’arrache, je transporte la masse qui était là, je la casse ». Ou encore, Louise Bourgeois : « On empoigne l’événement, et on le manipule activement pour survivre ». L'Atelier du Non-Faire, fut cet espace qui permit à certains d' émerger d’un bloc de pierre, pour donner forme à leur vie.
La folie, lieu de tous les dangers, lieu de mort, mais aussi la folie lieu de vie, antidote à la mort psychique… à une condition qu’il y ait un lieu d’accueil de la folie, un lieu d’expression pour la folie, et non un lieu de répression, qu’à la distorsion de la folie ne réponde pas la rétorsion…la rétorsion de ces émergences incongrues, étouffées de molécules, de procédures, de questionnaires, qui « engrillagent » l’humain et permettent de ranger dans une case, voire dans une cellule, celui qui est dérangé, mais surtout celui qui dérange, qui dérange l’ordre établi. Etre dérangé, soit, mais surtout ne pas déranger …
Expression/répression, torsion/rétorsion, sont ces nouveaux couples mortifères des lois sécuritaires qui envahissent les esprits. L’atelier du Non-Faire fut cet espace de vie où les torsions et ses rejetons -contorsions, distorsions, extorsions, rétorsions- ont pu retrouver souplesse et plasticité, dans leur expression créative. Il n'en reste rien que les vestiges de notre mémoire, un film1 -« La tête dans les toiles », de Patrice Rolet- des photos, des textes, et la nostalgie ...
Danièle Epstein

quelques photos via ce lien
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Danièle Epstein
Psychanalyste