Ce texte a été publié dans la revue "La cause Freudienne" N° 70

Dans un ancien bloc-notes de l’automne 2005, Bernard Henry Lévy commence ainsi : ce vers de Virgile que Freud place en exergue de La science des rêves : Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo – si je ne peux fléchir les dieux, je saurai émouvoir le fleuve des ombres. C'est tout cela, la psychanalyse. Et ce n'est même que cela. Avis aux amateurs du Livre noir.

Réduire la psychanalyse à tout cela, rien que cela ? Pourquoi pas ? Cela convient et pourrait faire devise, si la devise convenait au prosaïsme de notre champ. Jean Starobinski1 fait de cette imprécation de Junon dans l’Enéïde le condensé, voire l’étendard du génie freudien. Comparer le désir de savoir du psychanalyste à une descente aux enfers montre, selon lui, la nécessité imposée au sujet parlant d’en passer par une structure narrative, par le récit d’une histoire en permanente reconstruction pour mieux se déprendre de l’aliénation d’un moi inféodé aux forces qui le dépassent et le déterminent.

Dans son dernier livre consacré à la clinique de l’autisme, L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage2, Henri Rey-Flaud ne cite pas Virgile. Pourtant, il n’est pas exagéré de parler là aussi d’une descente aux enfers. Une autre raison mérite que l’on reprenne à sa place le vers de l’Enéïde : la première fois que Freud en use n’est pas dans la Traumdeutung, mais, trois ans avant, dans une lettre à Fliess : à propos de mes travaux, je pense déjà te révèler les épigraphes…Au début de la formation du symptôme : Flectere si nequeo superos…3 Le mot est daté du 4 décembre 1896. Deux jours plus tard, au soir du 6 décembre de la même année, Freud envoie sa fameuse lettre 52. (Avec la nouvelle édition, cette lettre 52 est devenue la cent douzième), dans laquelle il livre sa première théorie des différents registres d’inscription constitutifs du psychisme.

Cette lettre 52 (la :112, aujourd’hui) est le véritable « disque dur », la Read Only Memory de la longue, et captivante, et poignante, démonstration d’Henri Rey-Flaud. Longue, parce qu’il ne s’agit pas de composer des récits pour former une clinique qui soit analytique, comme Starobinski suppose, avec bienveillance, qu’elle doit l’être  : celle de l’autisme démentirait ces récits puisque, par nature, elle décourage l’ambition narrative et la prétention d’anamnèse. Il s’agit plutôt de reconstituer la lente et si complexe logique d’un état, dont on sait qu’il se prête assez peu à la jonglerie de ces semblants intellectuels qui tissent la trame des compensations psychopathologiques soucieuses de profiler d’autres recours que celui d’un nouveau millénarisme biologique.

Captivante, parce qu’à la reprise argumentée des élaborations théoriques des post freudiens se trouve constamment évoquée et décrite une clinique, concrète dans le détail, nombreuse dans la diversité des sources et des occasions, convaincante dans des humilités d’observation qui prouvent l’authentique.

Poignante enfin, parce qu’en se faisant l’auteur critique de synthèses spéculatives audacieuses et ardues, Henri Rey-Flaud se fait lui-même le témoin fraternel, et le héraut fervent d’un siècle d’essais et de peines, de maigres récompenses et de déconvenues prolongées, d’un siècle parcouru par la série de ces combats toujours perdus lorsqu’on pense qu’on va les gagner, toujours gagnés quand on croit qu’on les a perdus, de ces expériences sans cesse recommencées par ceux à qui il dédie son ouvrage : aux parents et aux soignants qui assurent au quotidien la tâche éprouvante d'accompagner dans la vie un enfant autiste…(pour) éclairer d'une petite lumière (leur) route tourmentée4

Travail minutieux, fabriqué par la collation des aventures minuscules et totales, des observations patientes et infimes, précises parce qu’ infimes, des raisonnements vécus et conduits par les psychanalystes – anglo-saxons surtout, kleiniens souvent – L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage semble répondre comme en écho à l’avertissement d’une Jacqueline Berger, formulé récemment dans un livre admirable : depuis une dizaine d'années, le terme (autisme) est devenu bruyant, il s'est incrusté dans le langage courant avec l'arrogance d'une catégorie scientifique démontrée, stable, régie par des lois maintes fois vérifiées. Il fait partie de ces termes désignant une réalité qu'on ignore largement, mais que l'on pense connue avec certitude par les experts, les scientifiques5

Figure à part entière de l'humaine condition…subjectivité conservée dans un état sans doute embryonnaire…une des formes d'expression authentique de la liberté de l'homme6, l’autisme, sa clinique, le désir théorique qui en permet l’approche concrète et qui nourrit l’attente légitime des inventions thérapeutiques, s’éclairent, selon Rey-Flaud, de la tentative freudienne de concevoir l’appareil psychique telle une construction faite de quatre registres successifs d’inscriptions : les empreintes imprimées au stade original des sensations, les images enregistrées au stade des perceptions (d'où leur nom primitif de signes de perception), les traces signifiantes, constitutives de l'inconscient et enfin les représentations conscientes d'objet, support de la réalité ordinaire, l'ensemble formant le système de souvenirs des signes du langage

idem, p. 48.

.

La thèse centrale de L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage, explique moins les phénomènes observés qu’elle ne met en ordre les innombrables tentatives de décrire en la théorisant ce qui se passe dans l’état autistique. Cette thèse est que les deux premiers registres conçus par Freud, ceux des empreintes et des images, soit les deux registres d’inscriptions qui, avant celui des traces, registre de l’inconscient proprement dit, permettent de saisir et de restituer la logique des deux principales formes de l’affection : celle dite de Léo Kanner et celle isolée par Hans Asperger.

Le repérage freudien,, ce petit morceau de spéculation7, revisité par Rey-Flaud certes, d’une manière un peu linéaire8  - c’est la rançon nécessaire, versée à l’exigence de simplicité d’une volonté de transmission -– permet de rassembler en un seul enjeu épistémique et éthique la quantité importante des séquences cliniques colligées par les cliniciens de la psychanalyse post-freudienne.

, Henri Rey-Flaud reprend ces observations, les confronte, les critique, les relance dans une perspective lacanienne, de sorte que le tout premier avantage de sa lecture est de donner le sentiment que dans ce seul volume, on dispose désormais d’un compendium raisonné, d’une parfaite clarté didactique ; celui qui manquait pour fournir le surplomb sans lequel les choses apparaissent éparses, diffuses, contradictoires et sans espoir de « s’y retrouver » afin d’y faire consister une volonté de modifier un peu la gravité d’un état parfois défini de façon meurtrière…comme le degré zéro de l'être humain9.

Séisme continuel de brisures, de morcellement, d'émiettements, de déchiquetage, selon le poète Henri Michaux10, l’autisme dans L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage et le traitement de l’infinité des questions qu’il pose, ne sortent pas ici artificiellement allégés de leur plus pesant tourment. Ce traitement, se poursuivra dans d’autres volumes annoncés par l’auteur ; il montre bien que ce qui se tient à la périphérie de notre champ, trouve en vérité ses enjeux au centre de ce qui nous justifie : le rapport du sujet au langage et la souffrance presque mortelle qui parfois en résulte. Qu’on puisse « faire quelque chose » pour aller là-contre est avéré dans le siècle de Freud. Ce livre le rapporte et le démontre. Par la constance de son aptitude à la synthèse, par le tact dans sa façon d’installer un arrière fond dialectique dans l’argumentation de tous les cliniciens qu’il consulte , Rey-Flaud écrit un livre bien plus qu’utile et qui sera probablement une référence.

Acheronta movebo, la descente aux enfers n’est pas inféconde. Elle s’impose lorsque la croyance généralisée…dans le caractère scientifique de l'hypothèse organogénétique dissimule une perte de foi dans l'enfant et prononce un verdict où la fatalité biologique devient un avatar de la Moira antique11

  • 1.

    STAROBINSKI Jean, Ecrit du temps, éditions de Minuit, 1986, Acheronta movebo, p. 3 à 14.

  • 2.

    REY-FLAUD Henri, op. cit., p. 28. H. R-F cite Michel Sylvestre.

  • 3.

    FREUD Sigmund, Lettres à Wilhelm Fliess, Presses Universitaires de France, Edition complète, 2006, p. 263.

  • 4.

    REY-FLAUD, op. cit. p. 9.

  • 5.

    BERGER Jacqueline, Sortir de l'autisme, Editions Buchet-Chastel, 2007, p. 20.

  • 6.

    REY-FLAUD Henri, op. cit, p. 26 –28 -32

  • 7.

    FREUD Sigmund, op. cit. , p. 263.

  • 8.

    Linéaire, nous empruntons l’épithète à une note de lecture de Patrick Gautran sur l’ouvrage d’H. Rey-Flaud.

  • 9.

    REY-FLAUD Henri, op cit., p. 28. H. R-F cite Michel Silvestre.

  • 10.

    Cité par H. Rey-Flaud ; p. 49.

  • 11.

    Rey-Flaud, op. cit. p. 26.