Essai sur le sinthome sexuel

Le livre de Geneviève Morel1 s’inscrit dans le prolongement de la recherche freudienne concernant la tendance au conflit, propre à ce que Freud appelait encore à la suite de Fliess, la bisexualité

Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, L'analyse avec fin et l'analyse sans fin (1937), puf, 1985, p. 259.

. Dans un précédent ouvrage2, Geneviève Morel avait préféré le terme d’ambiguïté sexuelle à cette obscure « bisexualité » que W. Fliess avait calqué sur un modèle anatomique et dont Freud lui-même, découvrant la pulsion de mort, n’était plus dupe. Poursuivant la démarche entreprise par Lacan à la suite de Freud, de tout réviser du conflit psychique3 afin de mieux s’orienter dans « le champ de la jouissance », ce livre peut également être lu comme une réponse aux attaques portées contre l’inconscient freudien et qui sont menées sur deux fronts :

L’un, externe à la psychanalyse, par ceux qui n’abordent l’humain qu’en termes de neurones et de programme génétique. Le déni du conflit psychique conduisent ces anti-psychanalyse, lorsqu’ils sont confrontés aux questions de l’identité sexuelle posées par le transsexualisme ou aux questions juridiques posées par les nouvelles formes de filiation (homoparentalité, clonage), à ne répondre qu’en termes de morales philosophiques ou religieuses avec en particulier, concernant les perversions, les réponses sacrificielles que sont l’enfermement à vie, la castration physique ou chimique.

L’autre, interne, sont le fait de psychanalystes qui refusent de voir dans la théorie lacanienne du sinthome, la possibilité d’un savoir-faire dépassant, tout en les utilisant, les mythes freudiens de l’Œdipe et de Totem et Tabou.

Geneviève Morel nous livre, dès les premières pages de son livre, l’énoncé de sa thèse : « Ma thèse est la suivante : encore infans, nous sommes confrontés à la jouissance de notre mère. Pour ne pas nous y perdre nous devons nous séparer de ce qui s’en impose à nous avec la force d’une loi, d’une loi singulière et folle qui fait de nous des « assujets ». De ce premier assujettissement, notre inconscient gardera des traces toute notre vie. Or, se séparer de la « loi de la mère » est coûteux : nous fabriquons des symptômes séparateurs qui sont en fait l’enveloppe de la seule loi universelle que reconnaît la psychanalyse, l’interdit de l’inceste. Si ne pas se séparer de la mère constituerait certes une pathologie gravissime de la loi, le symptôme qui nous en sépare en est une autre, mais nécessaire et inévitable. »4

Il est difficile de résumer en 3 pages le contenu dense de ce livre richement documenté mais on peut tenter de survoler rapidement l’espace topologique délimité par Lacan défrichant et explorant le champ de la jouissance au-delà des limites fixées par Freud.

En passant des mythes freudiens aux nœuds borroméens, Lacan créait une topologie mathématique s’abordant par des cercles souples représentant le réel le symbolique et l’imaginaire. Cette topologie est liée à des rapports de pure signifiance, « c'est-à-dire que c’est en tant que ces trois termes sont trois que nous voyons que de la présence du troisième s’établit entre les deux autres une relation, c’est cela que veut dire le nœud borroméen »5. Geneviève Morel montre comment Lacan avait dans un premier temps, introduit dans sa topologie l’œdipe freudien comme un quatrième terme implicite au nœud, et l’avait identifié au Nom-du-Père. Support de la métaphore paternelle, le Nom du Père permettait de donner son sens phallique au manque et au désir de la mère, sa forclusion signait la psychose en fragilisant la cohérence de l’imaginaire du réel et du symbolique.

Renforcer, dans un but thérapeutique, le nouage par le Nom du Père en restaurant d’une façon ou d’une autre le discours du Maître était donc bien tentant. Cette réduction lacanienne des mythes freudiens était séduisante pour les cliniciens soucieux de rigueur scientifique car, en donnant une explication structurelle aux phénomènes de la psychose et de la névrose, elle offrait au thérapeute la possibilité de réduire ou de chiffrer le fantasme originaire du patient à une phrase telle que « on bat un enfant » ou à une « phrase à trous »6 qu’il suffisait ensuite de traiter en puisant dans les ressources du symbolique. Le problème c’est que cette réduction ne concernait pas tous les symptômes et était également susceptible de maintenir chez l’analysant, une fois traversé le fantasme fondamental reconstruit dans l’analyse, les illusions philosophiques ou religieuses concernant par exemple la question de l’Être.

Geneviève Morel fait ainsi remarquer que pour certains analystes, le Nom-du-Père était devenu un signifiant pur de la loi, avatar du meurtre du Père de la horde, ils en faisaient un principe transcendant au symbolique, ordonnant ce qu’il convenait de faire ou de ne pas faire en matière de santé mentale. C’était oublier que même s’il dépend toujours du pouvoir de nomination de ses parents, le sujet lui-même détient le dernier mot dans la façon dont il a de se soumettre ou non à cette nomination. Geneviève Morel remettant en question l’identification, rappelle que le Nom du Père, même pluralisé ou réduit à un semblant n’est pas le seul modèle identificatoire pour un sujet confronté à l’indomptable pulsion7 et qu’au contraire, ce modèle identificatoire, nostalgie pour le père, est à l’origine de la cruauté du surmoi qui libère la pulsion de mort. Constatant les dérives produites par son enseignement, Lacan avait lui-même précisé en 1971 que, contrairement à ce que beaucoup ont pensé, le phallus n’était pas le signifiant du manque mais « ce dont ne sort aucune parole »8. Geneviève Morel fait ainsi remarquer qu’en « reniant » progressivement le statut purement symbolique de l’inconscient, Lacan réduisait le symbolique et le signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant, à l’équivoque9.

Cette topologie des nœuds borroméens à trois empruntée au symbolisme trinitaire chrétien n’était pourtant pas sans évoquer la forme platonicienne parfaite10. Pour être représentable il fallait un quatrième terme assurant la cohésion du ternaire RSI11. S’il n’avait pas rencontré, grâce à Jacques Aubert, l’œuvre de James Joyce, Lacan en serait peut-être resté au Nom du Père comme quatrième terme mais, Joyce bouffonnant le pouvoir de nomination par un Dieu unique des espèces vivantes, montrait qu’une alternative au nouage symptomatique par l’œdipe était possible. Dès lors, on pouvait penser le symptôme (sinthome) en terme de solution face à une nomination toujours ambiguë de l’identité sexuelle.

Déjà, Freud avait ouvert cette voie en montrant que le symptôme avait une fonction de compromis entre l’exigence de satisfaction pulsionnelle et la défense du sujet contre sa jouissance. En remplaçant le mot symptôme par le vieux terme rabelaisien de sinthome, Lacan voulait, comme on l’a vu, supplanter l’œdipe freudien pour mieux rendre compte de la varité

Jacques Lacan. L'insu que sait …, Leçon du 19 avril 1977 « Il faudrait tâcher, comme l'énonce Freud, de voir sur quoi est fondé ce quelque chose, qui ne fonctionne qu'à l'usure, dont est supposée la Vérité. Il faudrait voir, s'ouvrir à la dimension de la vérité comme varité variable, c'est-à-dire de ce que, en condensant comme ça les deux mots, j'appellerais la varité, avec un petit é avalé, la varité. »

du symptôme et de sa fonction de support12. Dans un monde qui nous demande de plus en plus de nous identifier pour mieux nous contrôler, penser en terme de sinthome, nous dit Geneviève Morel, c’est penser en terme de rapport13qui fait intervenir pour l’enfant l’altérité du symptôme de ses parents et non pas en terme d’équivalence idéalisée qui reste dans la logique de l’identification et de la répétition du Un.

Le symptôme n’est donc plus l’effet d’un conflit pulsionnel mais une tentative de solution avec création d’un rapport. C’est parce qu’il y a une carence structurale de l’Autre qu’il est de la responsabilité du sujet d’y répondre par un symptôme14 et ce n’est pas parce que le névrosé se sert d’abord du père pour se séparer de la mère que cette solution symptomatique soit la seule. Certes, nous dit Geneviève Morel, le Nom du Père et la signification phallique sont les instruments privilégiés de la sexuation où ils servent à écrire comment se situer comme fille ou garçon, mais ils ne répondent pas à la question plus fondamentale du « pourquoi » du choix du sexe dans lequel sont impliqués les signifiants « équivoques imposées » prélevés dans le discours maternel15. Ce sont ces équivoques qui sont à la base de la théorie du sinthome, véritable alternative à l’œdipe freudien16.

En concluant que le sinthome est sexuel, Geneviève Morel nous dit que l’on peut parler du sexe autrement qu’en se référent au phallus. Alors que dans les formules de la sexuation, la jouissance de l’homme bute sur la limite du père castrateur, celle des femmes est illimitée, pastoute, ce qui empêche de les regrouper dans des classes où elles seraient fixées une fois pour toute sous l’effet d’une nomination univoque par le Nom du Père. La singularité du cas et l’universalité d’une structure peuvent donc être maintenues avec la théorie du sinthome qui s’obtient par la réduction (et non la construction) de la multiplicité des symptômes. Dans la mesure où le pastout concerne non seulement la jouissance féminine mais aussi la langue maternelle, le sinthome de chacun qui permet de se dégager de la loi de la mère en prenant appui sur un élément contingent, est donc lui aussi pastout17. La transmission entre les générations n’a donc elle aussi, plus besoin d’être pensée uniquement en terme d’identification conformiste mais également en terme de prolongement du symptôme dans laquelle la correction, avec sa part d’invention et de création, est possible.

Dans ce livre, les études de cas cliniques ainsi que l’ étude des Schaudern de Gide et des épiphanies de Joyce ne sont pas là pour illustrer une véracité théorique18, mais pour montrer que le rapport d’un sujet avec son symptôme est toujours ambigu et que, face à l’impossibilité de l’écriture du rapport sexuel19 martelée par Lacan durant pratiquement tous ses séminaires, le symptôme est le seul réel qui a un sens 20. Ainsi, en mettant l’accent sur l'inscription dans le réel de l'interprétation du désir maternel par le sujet

Ibid.. p. 52

, Geneviève Morel fait de la culpabilité une pathologie de la loi qui va façonner la vie du sujet non pas à la manière d’une formation imaginaire telle que le fantasme fondamental reconstruit dans l’analyse (« on bat un enfant ») mais comme la réponse au désir des parents qu’avaient nourri leurs propres symptômes21.

En conclusion on peut dire qu’avec la théorie du sinthome, la tâche du psychanalyste sera non seulement de cerner ce que le sujet a été comme objet a pour ses parents, mais aussi d’aider son analysant dans son travail de correction sinthomatique. Pour cela, nous dit Geneviève Morel, « Souvenons-nous de ce que disait Platon dans le Ménon : la vertu ne se transmet pas, y compris des parents aux enfants. Ne convient-il pas alors de laisser tomber nos idéaux normatifs qui, bien souvent, ne sont que la matière de nos préjugés et des scories de notre éducation ; qui sont engendrés par les idéologies de l’époque et sont les héritiers des normes déjà désuètes d’une société en mutation dont nous sommes nostalgiques alors qu’elle nous a déjà dépassés depuis longtemps ? »22

Jean-Paul Kornobis, mars 2008

Notes

  • 1.

    Geneviève Morel, La loi de la mère – Essai sur le sinthome sexuel. Paris, Anthropos, 2008.

  • 2.

    Geneviève Morel, Ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose, Paris, Anthropos, 200, p. 10

  • 3.

    Sigmund Freud, Cf. supra, p.260.

  • 4.

    Geneviève Morel, La loi de la mère, p. 12.

  • 5.

    Jacques Lacan, Le savoir du psychanalyste, entretien du 3 mars 1972.

  • 6.

    Geneviève Morel, Ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose, cf. supra, p. 118.

  • 7.

    Geneviève Morel, La pulsion indomptable. Tout réviser du conflit psychique. Geneviève Morel, Freud Le moi contre sa sexualité, ouvrage coordonné par Pierre-Henri Castel, puf, débats philosophique, Paris, 2002, p.83-84

  • 8.

    Jacques Lacan, Le Séminaire Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, Leçon du 16 juin 1971, p.170.

  • 9.

    Geneviève Morel, p.101

  • 10.

    Geneviève Morel, in la revue de psychanalyse « Savoirs et clinique » n°6, Transferts littéraires, érès. Table ronde « James Joyce et la psychanalyse » avec Jacques Aubert, p. 214, et aussi, La loi de la mère, déjà cité, p. 138.

  • 11.

    Réel, Symbolique, Imaginaire

  • 12.

    Geneviève Morel, p. 169.

  • 13.

    Ibid., p. 156.

  • 14.

    Ibid., p.211.

  • 15.

    Ibid.,. p.218.

  • 16.

    Ibid.. p. 213.

  • 17.

    Ibid., p. 327.

  • 18.

    C’est en quelque sorte une réponse à la critique de l’utilisation de la vignette clinique faite par Guy Le Gaufey dans son livre Le pastout de Lacan. Consistance logique, conséquences clinique, Paris, Epel, 2006, p.126.

  • 19.

    « L’impossibilité du rapport sexuel signifie d’une part, on le sait, que nulle harmonie naturelle préétablie n’est à attendre entre les sexes, comme le serait un instinct animal, mais aussi, d’autre part, qu’aucune loi humaine conventionnelle ne suffirait à ce que chacun s’y retrouve comme homme ou femme (grâce au mariage, à la filiation ou à quelque autre sorte de contrat privé. » Geneviève Morel, p. 330.

  • 20.

    Ibid., p. 204.

  • 21.

    Ibid.,. p. 169

  • 22.

    Ibid., p.170