Contribution à l'histoire de la critique interne
Voix Psychanalytiques
Luiz Eduardo Prado de Oliveira est professeur de psychologie clinique et pathologique à l'université européenne de Bretagne-Brest, équipe «Éthique, professionnalisme, santé", directeur de recherches à l'école doctorale de sciences humaines et sociales de cette université, de même qu'à l'école doctorale «Recherches en psychanalyse et psychopathologie», centre de recherches "Psychanalyse et médecine», de l'université Paris 7- Denis-Diderot. ------------------------------------------------------------- Présentation de Les pires ennemis de la psychanalyse de Prado de Oliveira Éditions Liber, Montréal, Collection « Voies de la psychanalyse » Dirigée par Michel Petersen 227 pages, avec une bibliographie complète et un index Ce livre porte un sous-titre: « Contribution à l’histoire de la critique interne ». En outre, ce livre se divise en deux parties : « Histoires de la formation psychanalytique » et « Deux exercices et une crise : histoire et épistémologie en psychanalyse ». Selon Paracelse, « ce qui a été au début, tu le découvriras à la fin ». Il a été ainsi précurseur de la notion freudienne de Nachträglichkeit, c'est-à-dire de l’après-coup. Plus récemment, questionné à São Paulo au sujet des pires ennemis de la psychanalyse, Pierre Fédida a répondu : « Dans la maison même de la psychanalyse ». Et cet auteur n’a pas craint d’utiliser le souvenir des camps de concentration pour rendre ses propos explicites : « Il n’est pas surprenant alors de retrouver les pires ennemis là où on les attend le moins, là où on s’attend à trouver des amis. Primo Levi nous avertissait déjà, dans sa description de l’univers concentrationnaire, que les pires coups venaient de la part de ceux dont le nouveau venu attendait de la solidarité. Les premiers et les plus douloureux coups venaient des prisonniers qui étaient devenus la nouvelle catégorie des prisonniers-fonctionnaires. Les tortionnaires, attribuant des privilèges insignifiants et absurdes à quelques-uns, en faisaient des prisonniers-fonctionnaires prêts à tuer pour garder leurs privilèges insignifiants et absurdes ». C’est dire la contamination de l’expérience psychanalytique par celle de l’univers concentrationnaire, dont un des traits majeurs est la langue de bois ou « les clowneries du langage », selon l’expression de Flaubert. « De la langue de bois, faisons un feu de joie », telle est la proposition de ce livre, pour que la psychanalyse puisse survivre. Et la traduction de son jargon insupportable en parler quotidien. De quoi s’agît-il dans Les pires ennemis de la psychanalyse ? De l’exposé d’une recherche minutieuse et assez exhaustive des critiques que les psychanalystes eux-mêmes ont établies à l’encontre de la formation analytique dispensée que, pourtant, ils ont instituée. Le document de la création de l’Association psychanalytique internationale, signé par Ferenczi, mais peut-être écrit en collaboration avec Freud, comporte des paragraphes assez explicites sur leurs doutes communs d’alors au sujet du bien-fondé de cette démarche. Dans une de ses lettres à Jones, Freud reprend ses doutes de manière claire et se justifie avec l’espoir de réalisation de son rêve d’enfant d’être l’équivalent d’un Don Quichotte. Immédiatement, des critiques sévères heurtent ce rêve : celles de Bleuler, de Tausk et, peu après de Reik. Bernfeld et Balint ne sont pas moins critiques. La thèse de l’incompatibilité existante entre la formation psychanalytique et les institutions chargées de s’en occuper est fréquente. Des séminaires, des colloques, des congrès sont consacrés à la question. Des distinctions byzantines apparaissent pour l’obscurcir, comme les différences entre psychothérapie et psychanalyse, ou entre analyste clinicien et psychanalyste. Souvent, des présidents de l’Association psychanalytique sont extrêmement féroces dans leurs critiques, comme Kernberg, dont l’article « Trente manières pour détruire les analystes en formation » est assez exemplaire. Parallèlement aux analystes membres de l’Association internationale, d’autres analystes, comme Eisold, à New York, et surtout Kirschner, en Australie, étudient les questions liées à la formation en obéissant à une diversité de paramètres : socio-culturels, dans le premier cas, proprement historiques, et même micro-historiques, dans le second. Kirschner expose le résultat de ses recherches et de centaines d’entretiens tenus avec de nombreux analystes nord-américains, tous « appartenant » à l’Association psychanalytique internationale, des cinq plus grands groupes d’analystes des États-Unis : celui de New York, de la Californie, de Boston, du Texas et de Chicago. Les histoires racontées ont fréquemment connu des procès publics, ont impliqué des sommes assez importantes, de violents passages à l’acte et des dysfonctionnements institutionnels majeurs. Cette première partie comporte à la fin un même bilan au sujet des formations psychanalytiques dispensées en France. Celles de Lacan, bien sûr, qui s’inspirent néanmoins souvent, en l’adaptant, de Balint. Tout aussi importantes ont été les critiques absolument originales faites par François Roustang, dans son livre Un destin si funeste, rapidement traduit en anglais et ayant connu une large diffusion internationale. Ses thèses ont été reprises par Derrida. Roustang prend une double direction : parallèlement à sa démonstration que les orientations prises par Lacan ne transforment en rien celles de l’Association psychanalytique internationale, il indique que les problèmes majeurs de la formation psychanalytique ont été créés par Freud lui-même, à partir de sa conception des méthodes scientifiques, très vite perçue comme une confusion entre science, militantisme et religion. La langue de bois et le prosélytisme lacanien ont remplacé, en France et dans l’aire francophone, le prosélytisme et la langue de bois kleiniens dans les domaines de langue anglaise et espagnole. L’Argentine a même été le lieu d’un syncrétisme particulier, le kleino-lacanisme. Bien entendu, dès le début il y a eu une langue de bois freudienne. La deuxième partie du livre porte sur trois analyses distinctes de la vie institutionnelle : deux d’entre elles reconstituent l’histoire des véritables problèmes qui ont assailli le monde psychanalytique britannique entre 1942 et 1945, au cours de la période dite des « Grandes controverses » ou des « Controverses entre Anna Freud et Melanie Klein », en Angleterre entre 1942 et 1945. Il ne s’agit pas seulement de véritables problèmes théoriques, mais d’engagements transférentiels de tous les analystes présents, à partir de leurs propres analyses personnelles. Plus fondamentalement, les conflits qui voient s’affronter Rickman et Bowlby à Glover portent sur la question de la psychanalyse en temps de guerre. J’étudie en détail le parcours de chacun des principaux membres ayant participé à cette crise, qui a marqué l’histoire de la psychanalyse au-delà même de la démission de Lacan de l’Association internationale. Enfin, la troisième analyse de la vie institutionnelle correspond à mon effort de compréhension de mon trajet personnel à l’intérieur et à l’extérieur des institutions, dehors et dedans, et à la démonstration de comment certaines institutions deviennent totalitaires, ou portent un noyau de totalitarisme, avec des conséquences clairement et explicitement racistes, formulées en tant que telles. Il s’agit donc dans ce livre de construire une fresque de la psychopathologie de la vie quotidienne des psychanalystes dans l’exercice de leur profession et dans leur vie institutionnelle, avec les conséquences que cette psychopathologie peut avoir pour ceux qui y cherchent un réconfort ou un travail de discipline ou de découverte personnelles. Prado de Oliveira

La question posée au départ de cette réflexion porte sur la contradiction et l'écart entre
l'effort pour partager une pensée commune à un groupe et celui pour rester sensible aux
singularités de chaque patient; elle porte aussi sur l'écart entre l'homogénéisation que
l'institution et la formation analytiques imposent comme idéal et le développement d'une
pensée ouverte en permanence à l'imprévisible et à la surprise. L'expérience permet
d'apporter une réponse. Tant qu'un analyste est incrusté dans une institution ou dans une
théorie, sa tendance est d'en imposer à ses patients son idéologie propre, de manière à
parfaire sa propre identité en tant qu' analyste. Dans ce sens, l'institution censée protéger et
transmettre l'analyse est aussi sa pire ennemie. Et son pire ennemi, dans la mesure où il a
souhaité l'institutionnalisation de sa pensée, a été Sigmund Freud.