Voyage au bout de la féminité
Clotilde Leguil est philosophe et psychologue. Elle a contribué à L'Anti-Livre noir de la psychanalyse, sous la direction de Jacques-Alain Miller (Seuil, 2006), et est Fauteur de La Pensée éthique contemporaine (avec Jacqueline Russ, i Que sais-je ? », PUF, 2008).

Pour être de son temps, l'amoureuse du XXIe siècle doit-
elle s'en tenir à la recherche d'un éros léger, sans
entraves et sans conséquences ? Lorsqu'elle n'y parvient
pas, doit-elle consentir à laisser sa passion aux mains de ceux
qui n'y voient qu'un dysfonctionnement neuro-cognitif? À
l'envers de ces visions réductrices de l'expérience amoureuse,
le cinéma nous en révèle la valeur initiatique.

Avec Virgin Suicides (S. Coppola), La Vie des autres (F. Henckel
von Donnersmarck) et Mulholland Drive (D. Lynch), Clotilde
Leguil nous dévoile le making of des amoureuses. Au cours de
leur voyage, Lux, Christa et Diane, les héroïnes de ces films, se
perdent dans un monde étrange où rien n'était écrit comme
elles s'y attendaient. Si l'une nous apprend que l'expérience de
la «première fois * ratée peut confronter une jeune fille à une
angoisse indicible, l'autre nous révèle en quel sens l'amour
peut devenir un lieu de résistance à la déshumanisation tota-
litaire, et la troisième nous confronte à la signification dernière
de la recherche du secret de la féminité.

L'expérience amoureuse, à travers la destinée de ces trois
héroïnes de notre temps, se donne alors comme un passage
secret vers la connaissance de soi.
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Un peu, beaucoup, passionnément...
Les nouvelles amoureuses
Par Aude Lancelin le Nouvel Observateur

Une philosophe et une romancière auscultent les héroïnes du cinéma contemporain et les Emma Bovary d'aujourd'hui

L'amour est ce jeu bizarre où ceux qui n'ont pas accepté de tout perdre ne gagnent jamais, et où perdent parfois ceux qui ont tout misé. Les contemporains ont parfois pensé le tenir enfin, entre hédonisme léger et chimie du cerveau, mais il contredit toujours les modes d'emploi et les statistiques, tant il est vrai que l'amour, c'est ce qui échappe à «la dictature de la moyenne», selon le mot du psychanalyste Jacques-Alain Miller. Les grands récits, les mythes demeurent encore la seule voie d'accès à sa compréhension. Deux jeunes femmes le prouvent à nouveau. Sur le mode original d'une enquête romanesque, Hélène Risser ausculte les déchirements d'une Emma Bovary d'aujourd'hui, tandis que l'essai de Clotilde Leguil traite, lui, de trois héroïnes du cinéma contemporain comme si elles surgissaient à peine de l'Antique.

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Weber/Sipa
"Virgin Suicides"

A la manière de la Phèdre grecque, toutes trois se suicideront. Lux tout d'abord, la jeune blonde de «Virgin Suicides», premier film de Sofia Coppola, qui meurt avec ses soeurs de ne pas avoir surmonté un premier fiasco amoureux. Christa ensuite, l'actrice de «la Vie des autres», la perle de la RDA qui se jette sous le premier camion venu pour avoir été conduite par la police politique à dénoncer son amant. Diane enfin, la starlette de «Mulholland Drive», chef-d'oeuvre de David Lynch, qui se tire une balle dans la bouche après avoir fait assassiner sa maîtresse. La passion ne sera jamais un contrat «donnant-donnant», là est le propos de l'auteur, qui explore dans le sillage de Lacan les fausses promesses de l'émancipation sexuelle et les représentations aliénantes de l'amour.

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Photo 12/AFP
"La Vie des autres"

Qu'est-ce donc que l'on perd quand on se donne sans recevoir d'amour? Le drame à la fois atroce et évanescent de Sofia Coppola revient obstinément à cette question. N'ayant pu être quelqu'un pour son premier amant qui l'a laissée tomber après la première nuit, Lux choisira de n'être personne entre les bras de tout le monde. Une véritable hémorragie d'identité. Le cas de Christa, tout aussi fatal, aura toutefois entre-temps permis à un agent de la Stasi de renaître. L'amour qui lie celle-ci à l'écrivain qu'il est chargé d'épier déchire pour lui tous les voiles. Ce qu'il y a derrière les boniments du socialisme démocratique, le fonctionnaire zélé le comprend enfin: une volonté de «stériliser le milieu culturel où la passion plonge ses racines», ainsi que l'écrivait Denis de Rougemont dans «l'Amour et l'Occident».

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Photo 12/AFP
"Mulholland Drive"

C'est toutefois dans l'analyse du film extraordinairement complexe de Lynch que Clotilde Leguil réalise ici une véritable prouesse. Le philosophe Slavoj Zizek s'y était déjà essayé dans «The Pervert's Guide to Cinema», une rareté à se procurer en DVD. Un simple tour sur internet montre aussi à quel point la beauté envoûtante de «Mulholland Drive» a pu alimenter de théories concurrentes [=> voir www.mulholland-drive.net]. Qu'est-ce qui se joue entre deux êtres quand surgit l'amour? Telle est l'enquête à quoi répondrait finalement la terrifiante trajectoire de Diane Selwyn, petite provinciale de l'Ontario devenue l'amante de la star lui ayant ravi le rôle de sa vie. Paumée dans sa passion masochiste, elle basculera dans le meurtre. Ce qu'elle cherchait dans l'amour, Diane ne l'a pas trouvé. Non parce qu'une autre l'en privait, mais parce que c'est ce qui manque à chacun. Comme le langage, l'amour est ce qui seul peut venir répondre à l'expérience traumatique de la béance séparant les êtres. Il ne peut arriver que par surprise. Il n'est jamais «au programme».

L'affaiblissement des tabous sexuels n'a rien changé à ces enjeux-là, Hélène Risser le montre elle aussi. La narratrice de son «romanquête», mariée depuis dix ans, fantasme une relation adultère avec un jeune collègue de bureau. Pourquoi la fuit-il des mois durant après l'avoir embrassée? Pourquoi retarde-t-il l'acte à la manière du séducteur pervers de Kierkegaard? La trentenaire qui se croyait affranchie se bat contre son obsession amoureuse, entre culpabilité et frustration. Perdue, elle recueille l'avis d'experts, elle lit Barthes, Stendhal et tant d'autres pour connaître le mal qui la ronge. C'est là tout le charme du livre, entre suspense fleur bleue et Cluedo intellectuel prenant.

Comme la duchesse de Langeais, la working girl imaginée par Hélène Risser se plonge «dans les enivrantes voluptés que procurent les désirs sans cesse réprimés». La fille de l'ère «pilule et coups d'un soir» commence à soupçonner qu'on l'a menée en bateau, que la peur de tromper a survécu aux mots d'ordre libertaires, que la peur d'aimer est plus grande que jamais. Alors que l'amour se refuse à elle, pour la première fois elle est confrontée à son mystère.

A.L.

«Les Amoureuses. Voyage au bout de la féminité», par Clotilde Leguil, Seuil, 194 p., 17 euros. «Une enquête amoureuse», par Hélène Risser, Lattès, 268 p., 18 euros.
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Les amoureuses. Voyage au bout de la féminité.
Clotilde Leguil.
Ce livre sympathique trace le parcours cinématographique de trois héroïnes de films, suscitant une occasion de s'enfermer dans une salle obscure, pour fuir la chaleur oppressante d'un début d'après-midi d'été, ou une rentrée un peu bousculée et bousculante. Le coeur du texte prend donc pour sujets des personnages imaginaires, des figures féminines tout droit surgies de l'inconscient et de l'écriture de leurs scénaristes et réalisateurs, des femmes fictives mises à la question clinique par l'auteur, avec précision et justesse. C'est bien là toute la qualité du livre et pourtant le principal regret que j'ai eu en le lisant: une étude fouillée de chaque film, de ses personnages, Lux, dans Virgin suicides, de Sofia Coppola, Christa, dans La vie des autres, de F. Henckel, et Diane, dans Mulholland Drive de David Lynch, mais qui reste collée à l'écran, et ne va pas chercher d'écho dans la clinique analytique, et reste par là même un peu figée, suspendue à l'interprétation de l'auteur, sans résonance inconsciente. La progression est juste et agréable à lire, ne se noie pas dans ce que JB. Pontalis a toujours refusé, et appelé le langage spécialisé, ce qui rend le texte accessible, mais donne le sentiment par instants d'être bien plus une analyse appliquée qu'une analyse impliquée, lui permettant de vérifier que les concepts freudiens et lacaniens fonctionnent bien et sont superposables, la réalité des concepts prenant le pas ou dépassant pourtant parfois la fiction du film. Il faut souligner qu'analyser des films, comme des romans, est toujours périlleux et qu'il est bien difficile de rester en équilibre sur le fil. Comment continuer à se laisser surprendre par le texte ou les images au delà de l'analyse première et immédiate?
Au travers du parcours de ces trois héroïnes, elle tente de dessiner une figure de la féminité contemporaine, de ses travers et de ses contradictions. Mais ces personnages sont-ils représentatifs d'une clinique pourtant si plurielle, ou simplement du fantasme de leurs auteurs? Clotilde Leguil ébauche une tentative de réponse quand elle fait un parallèle entre Sofia, la fille, dont c'est le premier film, et Francis Ford, le père. Dans Virgin suicides, "c'est l'impasse d'une fille qui meurt de ne pas avoir été sauvée de la folie maternelle par un père qui choisit de n'imposer aucune loi et laisse ses filles en pâture à sa femme." Alors que la trilogie du Parrain se termine par la scène tragique où Michael Corleone (Al Pacino) voit sa fille - jouée par Sofia Coppola elle-même - tuée sous ses yeux sans qu'il puisse la sauver, l'auteur amorçe l'idée d'un pont qu'elle ferait quant au message des deux films des Coppola, celui qu'aucun père ne peut sauver ses filles, la loi maternelle ou celle de la mafia ne le permettant pas...
Au travers du dernier personnage, l'auteur nous évoque une autre forme d'amour, l'amour narcissique, souvent passionnel, où le sentiment dévastateur surgit rarement sur ce que nous pourrions appeler un sujet achevé, qui garderait la tête sur les épaules et le contrôle de ses sentiments, mais tente au contraire d'y trouver un moyen de combler ses propres failles.
Le chapitre central sur "La vie des autres" est enfin celui qui m'a paru le plus intéressant, moins pour le personnage de l'amoureuse Christa que pour celui de Wiesler, au nom de code HGW XX/7, agent fonctionnaire de la Stasi, qui retranscrit ce qu'il écoute de leur vie de l'immeuble d'en face. Cet homme va devenir autre, effectuer une véritable traversée du miroir, par ce qu'il va écouter puis entendre de la vie de Christa, cette femme qui finit par le fasciner et le détourner du parti, mais surtout en ouvrant une brèche en lui qui ne se refermera pas, celle du désir de se laisser porter par les mots et leur évanescence, par ce qu'il cache au delà de ce qu'on lui a appris à transcrire dans ses écoutes. C'est d'ailleurs la double "écoute" (le casque sur les oreilles mais la tête ailleurs qu'à l'écoute exigée par la parti) de "la sonate de l'homme bon" qui fera couler des larmes sur ses joues, et sucitera chez lui une émotion oubliée, ni féminine, ni masculine, mais autre. C'est sans doute cela l'essence même du voyage cinématographique que tente de nous faire partager l'auteur._>
Isabelle Durand
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Critique de
Clotilde Leguil
Les amoureuses
Voyage au bout de la féminité

Qui sont-elles ces amoureuses des temps modernes ? Comment s’arrangent-elles de leur féminité ? Tendent-elles à ressembler aux héroïnes des contes de fées ?
A travers les objets de notre culture, Clotilde Leguil nous propose de l’accompagner sur les chemins sinueux de certaines amoureuses. Mais pas n’importe lesquelles… De celles qui mettent en jeu leur féminité jusqu’à s’y perdre. C’est par le biais de trois œuvres cinématographiques (Virgin suicides, La vie des autres et Mulholland drive), que nous sommes entraînés dans ce rapport étroit entre féminité et amour. En suivant les traces de Lux, Christa et Diane, la notion de ce qu’il en serait de la féminité et de ses effets se décline, indissociable de la notion d’amour. Est-ce à dire que la féminité ne peut s’envisager qu’à travers le sentiment amoureux ? Clotilde Leguil nous rappelle, en tout cas, qu’elle ne peut se penser que dans le lien à l’autre, dans ce qui du regard peut faire ravissement ou ravage. Ainsi les héroïnes de ces films, les unes comme les autres, mettent en scène, selon l’hypothèse de l’auteure, l’importance du regard. Lux rejoue sur le toit parental, épiée par ses camarades, la scène de ce qui l’a précipitée dans une féminité impossible. Christa, observée à son insu, sera celle qui permettra à un homme de la Stasi de se subjectiver en tombant amoureux. Diane en assistant au rapt de sa fiancée, ne pouvant détourner les yeux, se perdra elle-même.
Aller à la découverte de ce livre, c’est se laisser surprendre. Par une lecture accessible et agréable d’abord, mais qui très vite, se transforme en une véritable émulsion intellectuelle. L’aisance de la lecture n’empêche pas le questionnement, elle met le lecteur en éveil. Dès lors, nous, spectateurs, lecteurs, suivons les enchaînements, passant de la narration aux concepts freudiens et lacaniens, nous conduisant à nous questionner sur ce qui fait énigme de la féminité. Le livre de Clotilde Leguil est une démonstration de ce qui dessine, pour chacune des héroïnes, un impossible dépassement. Il permet au lecteur d’éprouver à travers un média ce qui de ces amoureuses nous appartient à tous, ce qui de notre existence singulière nous constitue. Comme l’écrit si finement l’auteure : « elles nous racontent que l’amour est un chemin vers la connaissance de soi à partir de quelque chose de nous-mêmes que l’on a perdu ».
Cependant, l’utilisation du support cinématographique atteint également sa limite dans l’articulation théorico-clinique. Il permet, certes, de saisir ce qui engage ces femmes dans une perdition mais l’assemblage théorique, qu’il amène, reste parfois discutable. Ainsi, en envisageant le contenu des films au point de vue de ce qu’il en serait d’une réalité, le lecteur reste au premier plan. Dans l’analyse pour Virgin Suicides, notamment, l’argumentaire sur le traumatisme apparaît comme un assemblage contestable, ne déroulant pas suffisamment clairement les liens possibles. En effet en s’appuyant sur la scène traumatique comme s’étant déroulée dans la réalité et pouvant être un point d’achoppement qui précipite Lux à sa perte, il me semble percevoir là une confusion due à un raccourci trop évident entre point de réel et réalité. Confusion qui ne nous permet pas de nous décaler. Alors que, parallèlement, l’analyse succincte sur le lien pathologique entre mère et filles me paraît offrir d’avantage de clefs pour saisir le point d’impossible de Lux. Cet écueil est, en partie, évité dans Mulholland Drive, du fait même de l’agencement du film : nous envisageons ce qui se passe pour Diane comme ce qu’il en serait d’un discours, d’une réalité interne et non de la réalité au sens commun. Différence non négligeable et permettant alors une autre réflexion sur cette héroïne. Le lecteur reste donc en attente d’articulation. Ce sentiment est accentué lorsque Clotilde Leguil interprète subjectivement certaines séquences de films, tendant alors d’avantage vers une démonstration théorique qu’une analyse clinique de ce qu’il en serait d’un impossible de la féminité.
Voilà un des bémols de cet ouvrage : le lecteur reste parfois sur sa faim, en attente de développement sur une autre scène que celle strictement du traitement de l’image comme de ce qu’il en serait d’une réalité au sens commun. Toutefois cette insatisfaction pousse le lecteur avisé, une fois le livre terminé, à questionner les concepts et à retourner vers ces films. Cet ouvrage met en mouvement donc, il introduit la réflexion et nous laisse libre choix ensuite de tenter d’en approfondir les ravinements.

Marion Bouygues