Christian FIERENS pratique la psychanalyse à Tervuren près de Bruxelles. Il est membre du Questionnement psychanalytique et de l'Association freudienne de Belgique - ALI. Il poursuit un travail de réflexion sur la psychanalyse (lire-en-psychanalyse) et a publié entre autres Lecture de l'Étourdit (2002), Comment penser la folie (2005), La Relance du phallus (2008) et Le Discours psychanalytique (2012

La table du psychologue était couverte de portraits-robots qu'il s'agissait de reconnaître chez ses patients. Patiemment. Malgré les différences, il reconnaîtrait la même trame : le narcissisme par trop visible. Psychose ? Narcissique ! Perversion ? Narcissique ! Et jusqu'à la névrose : encore narcissique. Au fond, le cliché narcissique n'allait pas beaucoup plus loin que l'égoïsme dénoncé par l'Église. Juste une petite touche sexuelle en plus.

Activement. Derrière la tautologie du narcissisme se cache un mouvement de réflexion que le psychanalyste saura mobiliser pourvu qu'il n'oublie pas l'âme du narcissisme, dont découle tout cet ima­ginaire. Car le mouvement de réflexion inhérent à tout narcissisme ne produit pas d'abord des clichés ; bien plus fondamentalement, il est l'âme invisible de toute création, de toute personnalité, de toute réflexion, de tout mouvement d'estimation sans laquelle l'estime (de soi comme des autres) ne vaut pas grand-chose. L'Âme du narcissisme - éternelle adolescence - nous plonge dans ce moment d'expérience dynamique de la psychanalyse. C'est déjà ce que Freud apportait en introduisant le narcissisme.

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Compte rendu

Christian FIERENS, L’âme du narcissisme. Toulouse, Presses Universitaires du Midi (Coll. Psychanalyse&), 2016.

 

Le dernier livre de Christian Fierens, L’âme du narcissisme, brille comme une pépite. Il vient éclairer de manière originale la mise en perspective du retour à Freud voulu par Lacan. Cette profondeur de champ, C. Fierens l’avait ouverte dès sa Logique de l’inconscient (1999) et il n’a cessé de l’approfondir au fil de son enseignement, de ses nombreux ouvrages et articles, depuis que s’est pour de bon déclenché chez lui l’acte d’écriture au mitan d’une longue pratique et d’une intense réflexion psychanalytiques.

Le narcissisme a donc une âme, disons même qu’il est son âme. Il s’agit bien sûr de ce que Freud appelait narcissisme primaire, qui n’est pas un état (d’âme) ni un stade mais un mouvement de réflexion par lequel la pulsion revient sur elle-même sans se boucler. Elle s’en relance, au contraire, charriant en son parcours toutes les formes d’objectivation (le moi, l’objet d’amour, les idéaux…) qu’elle rapporte à leur source qui n’est pas une origine, plutôt un originaire, au sens actif du terme, visible seulement  par ses effets. Il ne s’agit donc pas, quand on parle de l’âme du narcissisme, du narcissisme secondaire qui n’est que la dérivation objectivée du premier (comme une  procession plotinienne de l’Un), au risque pour ce dernier de s’y figer.

La clinique contemporaine semble d’ailleurs s’être prise dans cette glu objectivante avec la promotion de nouvelles formes de « bien-être » et les pathologies assorties. Ces formes dégradées du narcissisme exigent de « revenir au mouvement caché qui les porte au grand jour » (p. 13). Parallèlement à la clinique, la réflexion propre au narcissisme, la réflexivité qui le constitue peuvent et doivent elles aussi partir - c’est ce que révèle le chapitre conclusif - des débris théoriques laissés sur le chemin comme les cailloux du petit poucet (p. 100 et s.) : pulsion kleinienne de destruction, problématique du Self (Kohut), narcissisme de vie et de mort (Green), perversion narcissique (Racamier), narcissisme du miroir (nombre de Lacaniens)… S’il n’y a pas moyen de réfléchir le narcissisme sans faire intervenir l’image, l’amour, l’écho (Porge), la personnalité (paranoïa selon Lacan), la mort voire la mère morte (Green), « aucune de ces balises ne donne la mesure du narcissisme. Chacune doit être remise au travail de la réflexion et, par là, ranimer son sens » (p. 103). Tel est le propos fondamental du livre.

Pour ce faire, il aura fallu à l’auteur resituer l’enjeu de Zur Einführung des Narzissmus dans son contexte théorique et historique, une période (1910-19) de foisonnement dans l’œuvre freudienne. C. Fierens choisit de montrer la fécondité du retour réflexif de Freud sur ses premières élaborations en soulignant particulièrement deux destins extrêmes et, pour ainsi dire, polarisés où se joue l’issue du narcissisme, à savoir le travail de la sublimation chez Léonard de Vinci et le délire paranoïaque du président Schreber. Une lecture extrêmement rigoureuse des deux textes en question, qui par-delà leur aspect monographique s’avèrent profondément métapsychologiques, montre que ces pôles sont appelés à se rapprocher et même à se retourner l’un dans l’autre. Tant et si bien qu’apparaît finalement comme une illusion d’optique la controverse Freud/Jung sur la question du monisme ou du dualisme pulsionnel. En réalité, la libido se déchire et se surmonte en elle-même, nécessairement et répétitivement. Le meilleur support pour penser cette déhiscence sans cesse à relever (aufheben) se trouvera finalement dans la topologie lacanienne (p. 110 et s.).  Mais tout l’intérêt du livre est de faire voir comment on y arrive et de laisser entendre qu’il ne s’agit pas d’un point final mais d’un tremplin pour la relance.

Le chapitre 2 (« La beauté d’une création. Freud et Léonard ») et le chapitre 3 (« La construction d’une personnalité. Freud et Schreber ») sont remarquables par la manière à la fois sobre et brillante dont C. Fierens épure le « trait du cas » et fait ressortir sa portée métapsychologique. Ce sont des estampes psychanalytiques. Freud trouve en Léonard le modèle de sa propre entreprise. N’ont-ils pas été plus urgemment que d’autres confrontés à l’énigme de leur origine ? Léonard en devint chercheur (ingénieur) et peintre, Freud chercheur (neurologue) et peintre… des fantasmes inconscients. Or « pour être créateur, pour être le père de ses propres œuvres, il faut se priver de l’appui du père et du patron » (p. 31) et mettre tout bonnement, mais pas n’importe comment, « le narcissisme à la place du père » (p. 30). Où Léonard a-t-il pu trouver la liberté de sublimer, bridée quand même par ses inhibitions ? Quel fut le ressort de sa créativité ? A cette question Freud déclare forfait, donnant sa langue au chat du génie ou de la constitution. Si « Un souvenir d’enfance » fut aux dires de Freud sa «seule belle chose », bien qu’il s’agît d’un « presque rien », c’est à Lacan qu’il reviendra de mettre en évidence ce tout petit rien de l’objet a nécessaire à l’animation du fantasme.  Celle-ci, c’est ce que l’auteur s’emploie  à démontrer, est l’œuvre du narcissisme. Mais elle peut échouer sur la plage de la personnalité paranoïaque, destin « schreber-rien ».

C’est « l’échec à comprendre la sexualité qui animait l’infinie réflexion » de Léonard tandis que « Schreber apparaît comme une personnalité articulée à partir d’une réflexion sur l’amour » (p. 35). Mais « le doute où s’effondrent tout sujet, tout amour et tout objet laisse la place au processus de réflexion autoréférentiel où peuvent se constituer les fictions de sujet, d’amour et d’objet » (p. 41). Malheureusement la paranoïa pétrifie ce processus.

Les impasses de Léonard et de Schreber  nécessiteront l’introduction du narcissisme. L’essai que Freud lui consacre affronte les questions non résolues : le montant quantitatif de la pulsion, son unité ou sa dualité, le conflit névrotique ou son apaisement sublimatoire, l’engagement relationnel de la pulsion écartelée entre amour de soi et d’autrui. Autant d’antinomies non résolues dans lesquelles on peut voir, en se laissant guider par la lecture de C. Fierens, le plan de Pour introduire le narcissisme, qui n’est donc pas l’introduction d’une nouvelle pathologie, ni même d’un nouveau concept mais d’un questionnement généralisé sur les aspects quantitatif, qualitatif, relationnel et même modal (qu’est-ce qui est nécessaire à la structure ou lui est contingent ?) du fonctionnement pulsionnel découvert par la psychanalyse. « C’est l’introduction du loup dans la bergerie; les concepts ne peuvent plus moutonner l’un derrière l’autre pour former une masse plus ou moins unifiée de ce que l’on appellerait le corpus, voire la doctrine psychanalytique » (p. 53). On peut voir dans ce carrefour du narcissisme le « point de départ et le fil conducteur du questionnement et de tout le travail de Lacan », du stade du miroir à la topologie des nœuds.

Suivent dès lors trois chapitres (5 à 7) qui sont un modèle de lecture heuristique de l’essai freudien. On ne pourra plus lire ce texte sans emprunter le chemin préconisé par C. Fierens, comme on ne peut plus lire L’étourdit depuis que le même auteur en a ouvert les portes (« Vous êtes le passeur de L’étourdit », lui a dit un jour publiquement Marc Darmon). C. Fierens nous repasse un « Pour introduire le narcissisme » qu’on aurait pu croire dépassé à force de l’avoir lu trop vite. Il nous le déplie avec un soin chirurgical. Devant l’impossibilité de retracer en l’espace d’un compte rendu toute l’enquête, alors que ce texte métapsychologique est écrit comme un roman policier (fausses pistes, chemins rebroussés, hypothèses improbables, avancées soudaines et inattendues etc.), ce que C. Fierens fait admirablement ressortir, je me contenterai de souligner quelques points stratégiques.

1. La notion de libido rénovée par le narcissisme rend obsolète la dualité des pulsions si on devait l’entendre comme l’opposition de deux éléments radicalement séparables (sexualité d’un côté, autoconservation de l’autre). La théorie de l’étayage pulsionnel en devient bancale. « Nous verrons que le moi ne se développe que dans le mouvement du narcissisme et même que le mouvement du narcissisme n’est autre que le développement du moi » (p. 61). Le temps « développemental » n’est pas linéaire mais cyclique.

2. Cherchant des preuves forcément indirectes du narcissisme, Freud interroge l’hypocondrie (modèle réduit de l’érogénéité d’un corps transi par la sexualité) et l’amour, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, pour ainsi dire, du tout moi au tout autre. Maigre récolte en apparence pour ce qu’il en est du passage par l’hypocondrie, juste « une spéculation sur la quantité libidinale et ses deux stases possibles, dans le moi ou dans les objets ». « Voyons, dit C. Fierens avec humour, si l’introduction indirecte du narcissisme par le biais de l’investissement maximal de la libido objectale (l’amour) pourra éclairer nos vessies » (p. 76).

3. Contre Jung, Freud maintiendra que l’intérêt pour un objet quelconque du monde est toujours déterminé par la sexualité. L’opposition entre choix anaclitique et choix narcissique n’est pas congruente, « puisque le premier est la face visible de ce qu’il cache, tandis que le deuxième est la face authentique de ce qu’il frustre » (p. 81), car dans l’amour « il n’y a pas de rapport sexuel ».  Ce passage vers l’amour « implique tout un développement, non seulement le développement du moi en général, mais encore le développement du côté proprement femme resté en suspens chez Freud lui-même » (p.82).  

4. C’est l’approfondissement de la question du refoulement qui  vient fortifier l’hypothèse du narcissisme. « Le narcissisme n’existe qu’en rapport avec le conflit et avec le traitement du conflit par le refoulement » (p. 84). Non seulement le refoulement provient du moi mais, plus précisément, ajoute ici Freud, de la Selbstachtung des Ichs. C. Fierens ne se contente pas d’une traduction convenue, l’estime de soi qu’aurait le moi tel un constat. Il prend l’expression au sens actif, comme l’opération par laquelle le moi procède à l’estimation de soi, et cela constamment. C’est donc un processus et non un constat. Dès lors « c’est la situation conflictuelle qui se réfléchit à partir d’elle-même » (p. 87). Le moi s’écartèle, tiré aux quatre coins de ce que la seconde topique - mais elle est déjà plus que préfigurée dans l’Einführung  - nommera moi actuel, moi idéal, idéal du moi et surmoi. Ils sont ici in statu nascendi et sans doute bien plus vigoureux que dans la mécanique de leur usage ultérieur, surtout postfreudien.  

5. On remarquera avec Freud que l’idéalisation ne touche pas seulement le moi mais aussi l’objet. Il faut en outre distinguer la sublimation (changement de but pulsionnel, question qualitative) et l’idéalisation (modification du quantum d’investissement libidinal).

6. C. Fierens attire l’attention du lecteur sur deux références freudiennes nécessaires à une juste compréhension du narcissisme mais souvent sous-estimées parce qu’on privilégie les contenus imaginaires au détriment de la forme structurale. Il s’agit du phénomène fonctionnel de Silberer par où le rêveur se sait rêvant, et l’Enstellung censurante du rêve. Or observation et critique sont au cœur du mouvement narcissique qui travaille la conscience morale.

7. L’idéal du moi s’avère être la pièce centrale et la plaque tournante de tout le processus narcissique. S’il n’est pas développé, la tendance sexuelle pénètre brute comme une perversion polymorphe. S’il est trop développé, l’idéal exerce une contrainte névrotisante qui, dans les cas extrêmes, pourrait être perçue comme xénopathique. Le bonheur est dans la conciliation des deux, autrement dit il est fugace et fragile.

Les signifiants de réflexion, retour, mouvement et apparentés sont insistants dans l’ouvrage de C.  Fierens, ils sont l’âme du livre. Les dernières pages (104 et s.) en rendent parfaitement raison, en même temps qu’elles résument l’appropriation personnelle par l’auteur de ce texte crucial de Freud.  Si le narcissisme ne peut s’exprimer qu’en images, il ne se réduit pas à l’imaginaire spéculaire qui cache la réflexion du pur sujet comme retour questionnant. Réflexion est donc un terme équivoque dont la duplicité n’est pensable que topologiquement par réversion du visible au caché dans un mouvement inarrêtable. « L’invention du narcissisme c’est précisément de traiter les deux en une seule et même opération. C’est le mouvement réflexif qui va de l’extérieur de l’objet visible à l’intime du sujet caché et retour » (p. 105).

Plus profond que le cogito, parce que celui-ci en dérive, il y a un amo. Le premier résultait du doute auquel le second n’échappe point. « Il s’agit de mettre en question la certitude de l’amour rivé à l’objet et, par là, d’ouvrir la certitude d’une expérience d’amour, non pas de l’être aimé, non pas de l’être aimant, mais du processus du narcissisme lui-même » (p. 107), tel qu’il aura pu être explicité par Freud et commenté par C. Fierens dans le droit fil de celui-ci. Le narcissisme n’est pas qu’imaginaire, il est borroméen. « L’âme du narcissisme qui se donne une apparence imaginaire n’est pas sans le souffle du symbolique d’une part et pas non plus sans l’absence radicale, l’obscurité de la mort qui, comme réel, soutient la réflexion » (p. 110). Il ne faudrait pas oublier l’âme du narcissisme sous le fatras de ses figures phénoménales. Même Schreber, hurlant au meurtre d’âme dans sa camisole de force paranoïaque, tente de nous en prévenir.

On saura gré à Christian Fierens d’avoir taillé un beau diamant psychanalytique. « L’amour est un caillou riant dans le soleil ».

 

Regnier PIRARD